L’écrivain et la tentation publicitaire
« La grande puissance était surtout la publicité. Mouret en arrivait à dépenser par an trois cent mille francs de catalogues, d’annonces et d’affiches. Pour sa mise en vente des nouveautés d’été, il avait lancé deux cent mille catalogues, dont cinquante mille à l’étranger, traduits dans toutes les langues. Maintenant, il les faisait illustrer de gravures, il les accompagnait même d’échantillons collés sur les feuilles. C’était un débordement d’étalages, le Bonheur des Dames sautait aux yeux du monde entier, envahissait les murailles, les journaux, jusqu’aux rideaux des théâtres. »
Zola, Au bonheur des dames
1Myriam Boucharenc, professeur des Universités à Nanterre, est une vingtiémiste spécialiste des relations entre presse et littérature. Porteur du projet ANR LITTéPUB – « Littérature publicitaire et publicité littéraire de 1830 à nos jours » –, elle vient de publier L’Écrivain et la publicité. Histoire d’une tentation. Dans cet essai richement illustré d’affiches en couleurs, elle entreprend, non seulement de mieux cerner les rapports entre publicité et littérature aux XIXe et XXe siècles de façon abstraite, mais aussi de donner à voir aux lecteurs des ephemera, terme de bibliophilie désignant des écrits et des imprimés qui, en raison de leur utilisation courte, sont rarement conservés :
Toute une bibliothèque naufragée de littérature appliquée aux objets de consommation attend ainsi depuis plus d’un siècle qu’on la renfloue. Auteurs de tous bords, d’époques et de sensibilités diverses s’y côtoient, qu’il ne serait sans doute jamais venu à l’esprit de rassembler si le seul fait d’avoir écrit pour la publicité ne leur conférait un air de famille – fût‑ce parfois au prix d’une ‘parenté vexante’. C’est à la restitution de ce rayonnage confisqué de notre histoire culturelle que se consacrent ces pages : à l’histoire des pratiques mutualisées de la littérature et de la publicité, à ses acteurs et à ses auteurs, ainsi qu’aux textes qu’ils ont produits à l’enseigne variable de la ‘littérature publicitaire’ ou de la ‘publicité littéraire’, comme il se disait dans l’entre‑deux‑guerres, de manière hautement confusionnelle. (p. 9)
2Myriam Boucharenc s’attache aussi à déployer les enjeux des agents du monde littéraire face à la publicité. En surface, nombreux sont ceux qui opposent, de façon rituelle, le sacerdoce littéraire au négoce publicitaire. Mais les recherches de l’auteur prouvent davantage que rares sont les écrivains qui, comme le titre l’indique, n’ont pas succombé à cette tentation. Ipso facto, pour rendre compte de cet ouvrage, nous proposons de montrer comment le chercheur construit son objet d’étude avant de suivre les deux pistes qui nous paraissent les plus fécondes, à savoir, d’une part, l’institution de la publicité et, de l’autre, sa quête de légitimité, deux objectifs dans lesquels la littérature – au sens de la culture littéraire et de l’ensemble formé par les écrivains – est partie prenante.
Construction de l’objet d’étude : les mots pour le dire, « réclame » puis « publicité »
3L’objet de l’essai de M. Boucharenc est la publicité. Afin d’asseoir ses recherches, elle se fonde sur une enquête lexicologique qui l’invite à étudier d’abord le synonyme, le concurrent et l’ancêtre de la publicité : la réclame. Cette dernière est le déverbal du latin declamare dont les premières acceptions sont : « crier contre », « se récrier » ou encore « protester ». Ce sont moins ces sens que celui en emploi transitif qui nous intéresse : « appeler plusieurs fois à haute voix ». L’auteur précise les deux sèmes qui s’appliqueront ensuite à la publicité : « rappel » et « leurre » (p. 31). Au XVIe siècle, le mot « réclame » est d’abord masculin et s’applique à la fauconnerie pour désigner le cri de rappel de l’oiseau. De façon plus générale, en vénerie, il s’agit de toute utilisation d’appeau, c’est‑à‑dire du sifflet qui permet d’attirer un animal en le leurrant. Le mot « réclame » se fait ensuite plus littéraire, mais surtout, de façon technique, lorsqu’il désigne, en typographie, le mot en‑dessous de la dernière ligne d’une page et qui sera le premier de la suivante afin d’aider le relieur. Au théâtre, la réclame peut être une ligne soufflée à un acteur. Mais le faisceau de sens qui nous intéresse prioritairement commence à apparaître vers 1830, moment où le terme « réclame » est récupéré par la sphère commerciale et finira par devenir synonyme de promotion et de solde. Le sens principal du mot « réclame » reste celui d’« éloge payé » (p. 31). Le terme « publicité » est quant à lui plus récent. Il apparaît au XVIIe siècle pour signifier « ce qui concerne le peuple et appartient à l’État », « ce qu’il convient de porter à la connaissance du public ». Mais il est lui aussi progressivement récupéré par l’économie et le commerce. La publicité devient alors l’ensemble des moyens déployés – et ils sont légion ! – pour lancer et promouvoir un produit. C’est aussi le mot qui sera choisi pour intituler les rubriques des journaux. Myriam Boucharence développe également les paradigmes morphologiques des deux termes, en particulier lorsqu’il s’agit de chercher à nommer celui qui fait de la réclame ou de la publicité : « réclamier », « réclamiste », « publiciste » et enfin « publicitaire ».
L’institution de la publicité
4La littérature bénéficie d’une image positive tandis que celle de la publicité est négative. Cette formule à l’emporte‑pièce, qu’il convient de raffiner, peut néanmoins servir de point de départ et donner à comprendre quelque chose des rapports entre les deux institutions. En effet, dans cette perspective, la publicité a besoin de la littérature pour obtenir ses lettres de noblesse, mais en aidant la première, la seconde risque d’être clouée au pilori. Plus finement, M. Boucharenc montre que la publicité, qui relève de l’ordre de l’écrit, fonctionne comme un nouveau genre de littérature qui aspire peut‑être à devenir un genre littéraire. Parmi les ouvrages qui lui sont consacrés, l’auteur relève notamment La Publicité en France (1880) d’Émile Mermet, Histoire de la publicité depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours (1894) de Pierre Datz et enfin Précis intégral de publicité (1935) d’Octave‑Jacques Gérin, Un signe important de l’institution de la publicité est l’ouverture à Paris, en 1894, de la Librairie Art et Publicité par Claude Courtelet. Ce faisant, il remédie quelque peu à l’absence de dépôt légal des réclames qui contribue à la volatilité du corpus. Cette institution est également rendue possible par des revues comme La Publicité avec Louis Angé pour rédacteur en chef et Vendre d’Étienne Damour. On peut également signaler le grand prix Beaumarchais de littérature publicitaire, en collaboration avec la Revue de la femme et l’agence de matériel publicitaire inséré dans les livres L’Encartage. Une dizaine d’entreprises permettent une dotation de 35 000 francs. Enfin, les éditions Gallimard connurent, de façon éphémère, une collection intitulée « Les rois du monde ». Elle est dirigée par un nom important dans le domaine publicitaire, mais aujourd’hui oublié du monde des lettres en dépit de ses romans : André Beucler. Ce dernier propose à Gallimard une collection audacieuse par sa modernité ; il la présente ainsi : « Les rois du jour du XXe siècle, ce sont les lanceurs de modes, les industriels, les marchands illustres, et la reine, qui est unique comme celle des abeilles, se nomme Publicité » (p. 83). Son fonctionnement est le suivant : une entreprise appointe un écrivain pour écrire un livre sur elle. Le Printemps inaugure la collection en choisissant Pierre Mac Orlan. Avec Flèche d’orient, Paul Morand déçoit la CIDNA – Compagnie Internationale de Navigation Aérienne ‑, ce qui indique le difficile dialogue entre les « grandes » entreprises et les « grands » écrivains. Joseph Kessel ne fera pas preuve de moins de désinvolture avec la compagnie éponyme lorsqu’il publie Wagon‑lit. La collection, aussi originale que problématique, disparaît après son troisième ouvrage. La preuve ultime, et suprême de l’institution de la publicité est l’album Mariani, lié à une marque de vin trempé d’une feuille de coca. Adoptant la forme d’un catalogue qui confine à la brochure artistique, l’album Mariani contribue autant à l’institution de la littérature qu’à celle de la publicité. L’essai de M. Boucharenc permet aussi de ressusciter un autre nom oublié du monde des lettres, Paul Reboux, qui fut, en son temps, comme elle le démontre en parlant de « la prose venderesse de sa plume tout‑terrain », le champion de littérature publicitaire.
Légitimité et légitimation littéraires de la publicité
5Le discours littéraire dominant sur la publicité est davantage celui qui la met à bas et que l’on peut appeler le clan des « anti ». Pour la période concernée, les frères Goncourt font figure de chefs de file, comme l’indique la citation suivante : « mépris pour cette salope de publicité, que depuis si longtemps, nous nous éreintons à vouloir violer et qui se prodigue tout à coup avec des bassesses de fille » (p. 61). Ils sont rejoints dans leur concert d’injures par Maurras qui y voit un « obscène racolage » (p. 63), Duhamel une « masturbation visuelle » (p. 64) et enfin Bernanos un « cancer de la civilisation » (p. 63). On peut indiquer que ces auteurs forment un clan conservateur plutôt à droite. Derrière ces pétitions de principe, il convient de chercher quels sont les arguments ainsi que d’évaluer les rapports au négoce et à la modernité. Mais il existe aussi un clan des partisans qui crie « Vive la publicité ! », et voit en elle une invention à célébrer, notamment par un surréaliste comme Desnos, comme une fête de la vie quotidienne. Avant lui, le poète romantique Lamartine répondait à ceux qui voyaient dans la publicité l’œuvre du serpent biblique : « Le bon Dieu lui‑même a besoin qu’on l’annonce : il a ses cloches » (p. 70) Mais le plus intéressant de l’essai est l’inventaire à la Prévert qui montre les « grands noms » de la littérature associés à des produits qui leur ressemblent ou non : Françoise Sagan et les voitures Jaguar, le médecin Céline et les produits pharmaceutiques, Colette, les parfums et les bas – mais aussi le vin ou encore les cigarettes –, le philosophe existentialiste Sartre et les montres Universal, Marguerite Duras et la bière Pelforth, le poète Paul Valéry et l’eau de Perrier. Seuls échappent à cette tentation, en l’état actuel des recherches de l’auteur : Barbusse, Breton, Péret et Bernanos. Enfin, derrière les oppositions, il existe aussi un imaginaire visuel conscient ou inconscient qui fait que l’écrivain se souvient – Cocteau et « la belle en jaune du Cachou‑Lajaunie » (p. 48) ‑ ou non des affiches qu’il a vues enfant dans la rue et qui constituent un contexte souvent disparu.
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6En conclusion, nous avons commencé par indiquer les fondations de l’objet de recherche en partant des mots pour atteindre la chose. Plus que d’une lecture interne des publicités, le présent essai se concentre sur une lecture externe des positions des écrivains face à la chose publicitaire. Marc Angenot dans L’œuvre poétique du savon du Congo (1992) est l’un des premiers à avoir distingué ce corpus haut en couleur aujourd’hui appelé, avec désinvolture et en manière d’apocope, « pub ». Il s’est ici agi, pour Myriam Boucharenc, de chercher ce qui se cache derrière le préjugé selon lequel l’écrivain qui fait de la publicité vend son âme au diable marchand. En effet, au lieu de s’alarmer du fait que les muses s’agenouillent aux pieds de Mercure, on peut se réjouir de la façon dont l’écrivain (publicitaire) divertit sa plume et enrichit son œuvre face à ce qui est aussi une discipline. Sourde aux cris d’orfraie des détracteurs de la publicité, cris qu’elle recueille néanmoins, Myriam Boucharenc déploie l’éventail nuancé de ceux qui pratiquent la publicité, voire de ceux qui sont entrés en publicité avant d’entrer en littérature, et peut‑être un peu dans la seconde grâce à la première. Entre les dénonciations du puff1 et celles du marketing littéraire2 est ici tracée une voie médiane qui permet de réviser un certain nombre de jugements en s’appuyant sur des faits littéraires discrets.