Enjeux théoriques de la monnaie romanesque
1Cet ouvrage collectif s’inscrit dans une approche interdisciplinaire entre littérature et économie, qui se développe depuis une quinzaine d’années en France. Ce recueil confronte les manières dont la littérature et l’économie rendent respectivement compte de certains phénomènes ou comportements habituellement considérés comme des objets de la science économique : l’enrichissement, la poursuite de l’intérêt individuel, le travail, les échanges monétaires, etc.
2L’ouvrage regroupe une quinzaine de contributions regroupées en trois grands thèmes : passions et intérêt, idées et métaphores économiques dans la littérature, et réflexions sur le développement économique et la crise dans les textes historiques et littéraires. Face à la diversité des sujets abordés, nous avons choisi de rendre compte d’un thème qui parcourt l’ouvrage à travers plusieurs articles et qui selon nous met particulièrement en lumière la fécondité d’une approche interdisciplinaire entre économie et littérature.
3La monnaie est l’un des thèmes récurrents du recueil, la complexité de cette notion se révélant par la pluralité des approches, économique, littéraire ou philosophique qu’elle suscite. Alors qu’elle paraît à l’évidence relever du champ de la science économique, elle s’avère aussi objet romanesque. Plusieurs des contributions réunies dans cet ouvrage montrent ainsi que la monnaie n’appartient pas en propre à l’économie. Mais les auteurs indiquent aussi qu’elle peut se trouver paradoxalement exclue des fondements de certaines théories économiques, entendues comme théories du choix. À la lumière de ce volume, elle apparaît finalement plus présente, plus essentielle, dans les relations sociales telles qu’elles sont représentées dans certains romans du XIXe et du XXe siècle, que dans la science économique qui leur est contemporaine. C’est en tant que représentation ambiguë de la valeur que la monnaie se prête particulièrement aux regards croisés de plusieurs disciplines.
La monnaie comme objet de passion et d’illusion
4Dans l’article « Narrative of passions and finance in the 19th century » (p. 19–44), Bruna Ingrao analyse la manière dont Balzac, notamment dans César Birotteau et La Maison Nucingen , oppose entreprise et spéculation. La réussite entrepreneuriale est incarnée par César Birotteau, qui s’enrichit en créant une entreprise de parfumerie. Il doit son ascension au travail, à l’effort, à la persévérance, à l’imagination. Le monde de César est celui du travail, de l’honnêteté, de la construction lente d’une entreprise durable. À ces vertus s’opposent les traits et motivations des spéculateurs, la recherche d’argent gagné rapidement et sans efforts, au moyen de manipulations, secrets, collusion politique. La motivation des personnages qui appartiennent au monde de la finance, univers louche où se côtoient banquiers, usuriers et spéculateurs, n’est pas l’accumulation de richesse pour elle–même : comme le montre Bruna Ingrao, ce sont des passions sociales, l’ambition, la volonté de pouvoir et de domination, la vengeance. La motivation de Nucingen n’est pas de profiter de sa fortune pour le plaisir de la consommation, elle est de concurrencer les Rothschild en termes d’importance et de pouvoir. Ainsi, le monde de la banque et de la finance, mis en scène dans La Maison Nucingen, où la monnaie se crée par le crédit, est un univers trouble à double titre : c’est un monde de fausses apparences, dans lequel l’enrichissement s’obtient par la dissimulation et la tromperie. La spéculation est suspecte car elle permet de gagner facilement de l’argent qui ne provient pas d’un travail ou d’un effort réel, mais de croyances et d’illusions. C’est aussi un monde socialement ambigu, où se côtoient différents milieux sociaux, où les fortunes anciennes de l’aristocratie peuvent être englouties précipitamment dans de mauvaises affaires et qui permet l’émergence de fortunes nouvelles, fabrique des parvenus, bouleverse la hiérarchie sociale. Ce qui est recherché à travers l’enrichissement n’est pas un moyen d’accroître son plaisir par la consommation, mais l’argent comme instrument du pouvoir.
5L’opposition entre spéculation et investissement dans la littérature victorienne (Thackeray, Dickens, Ridell, Gaskell et Trollope) est présentée dans ce même article comme une opposition entre la spéculation financière, l’aventure, le risque, la précarité, la démesure d’un côté, et l’accroissement mesuré et durable de la richesse de l’autre. Il y a une confrontation entre l’authenticité de la richesse fondée sur le travail et l’effort, et la fausseté, le caractère illusoire de la richesse gagnée sans effort par la manipulation, elle–même rendue possible par l’aveuglement de la passion.
6À la même époque, le discours de la science économique peut véhiculer aussi une vision négative de la finance. Bruna Ingrao rappelle ainsi comment Alfred Marshall considère la finance comme un facteur de fragilité de l’économie : le crédit bancaire, en accroissant la quantité de monnaie en circulation de manière excessive provoque des crises en augmentant le degré d’insolvabilité de l’économie.
7La finance peut être considérée par les romanciers et certains économistes comme un univers d’illusions potentiellement destructeur, en ce qu’il rendrait possible par son opacité, et les passions qu’il suscite, toutes les manipulations. Les spéculateurs sont les « méchants de la pièce » (villains of the piece) (p. 33). Dans l’opposition entre le réel et l’illusoire, la monnaie est du côté de l’illusion : elle peut être désirée pour autre chose que la richesse réelle qu’elle représente et c’est ce qui rend ce désir passionné, démesuré et en fait un facteur de désordre.
La monnaie, objet commun de l’économie et de la littérature
8Jean–Joseph Goux s’interroge largement, dans l’article « concordance and dissidences between economy and literature » (p 111–120), sur les relations entre économie et littérature, pour revenir sur une thèse, défendue dans Les monnayeurs du langage1, selon laquelle la monnaie constitue l’élément commun essentiel entre le discours de l’économie et la littérature. Il analyse la manière dont la littérature romanesque, à partir du début du XIXe siècle, rend compte de la transformation de la société d’ancien régime en société bourgeoise, qui se caractérise par la place centrale de la monnaie et de la banque, au détriment de la noblesse : « la valeur de la noblesse s'effondre face à un nouveau féodalisme, celui de l'argent, de la banque, du commerçant bourgeois » (« the values of the nobility are collapsing in the face of a new feudalism, that of money, of the bank, of the bourgeois merchant » p 111). En France, Balzac et Stendhal, rendent compte de ces évolutions sociales. Stendhal est un grand lecteur des économistes de son temps. La littérature place les intérêts pécuniaires au cœur des intrigues et emprunte à l’économie un nouveau décor, « un théâtre où se jouent les intérêts pécuniaires, les bénéfices, les loyers, les prêts, les dettes, etc. » (« a theatre where pecuniary interest, profit, rent, lending, debt, etc play out » p. 115). Mais au–delà de cela, l’individualisme montant, qui se traduit notamment par l’élaboration théorique de l’agent économique, aurait son pendant romanesque dans la représentation de l’individu comme entrepreneur de sa propre vie, point de vue illustré par des personnages comme Lucien Leuwen ou Frédéric Moreau. Dans ce contexte d’émergence concomitante en économie et en littérature des thèmes de l’enrichissement et de la montée en puissance de l’individu, Jean–Joseph Goux situe la limite de ce parallèle dans les comportements individuels tels qu’ils sont décrits dans la littérature, qui remettent en cause l’universalité des hypothèses qui caractérisent l’homo economicus.
9Malgré ces divergences, Jean–Joseph Goux défend la thèse d’une homologie entre la monnaie et le langage, reliant fondamentalement l’économie et la littérature. Les relations monétaires sont des métaphores des relations sociales, la monnaie opérant comme un langage. Le parallèle entre monnaie et langage conduit à deux thématiques : la monnaie, comme le langage, est constitutive, du lien social, et en tant que signe ou représentation dissociée du réel, elle conduit à une interrogation sur la notion de vérité. Les différents régimes monétaires interrogent le lien entre la monnaie et ce qu’elle représente :
« Étalon–or ou monnaie fiduciaire, monnaie inconvertible, monnaie électronique dématérialisée, chacun de ces régimes monétaires nous entraîne dans des certitudes et des soupçons, des attentes ou des interrogations sur les enjeux de la notion de réel, de représentation, de vérité... »
(« Gold standard or fiat money, inconvertible money, dematerialized electronic money, each of these monetary regimes lead us into certitudes and suspicious, expectation or interrogations of where the notion of real, of representation, of truth are at stake ». p. 119).
10L’interrogation sur le lien entre réel et représentation est une question esthétique autant qu’économique. L’abstraction, pas seulement dans la littérature, mais également dans les arts plastiques, serait le pendant du détachement du signe monétaire par rapport à la réalité de la valeur. C’est l’une et l’autre de ces dimensions, économique et esthétique, qu’explorent les articles de Çinla Akdere et Christine Baron d’une part, Laura E.B. Key d’autre part.
Monnaie et langage : vérité et représentation
11L’article que proposent Çinla Akdere et Christine Baron sur Les Faux–monnayeurs d’André Gide (« Economics and monetary imagination in Gide », p. 120–131) étudie la question de la monnaie comme métaphore du langage, ainsi que les problématiques associées, notamment la question du rapport à la vérité et à l’authenticité, mais aussi la dimension institutionnelle de la monnaie comme du langage. Le rôle de la monnaie dans le récit est de lier les personnages entre eux, indépendamment de toute activité économique de création de richesse : « si l'argent est le symbole de la valeur matérielle, il est échangé au nom de valeurs émotionnelles, qui engendrent des relations familiales, amicales, amoureuses » (« If money is the symbol of material value, it is traded in the name of emotional values, which engender relations of family, friendship and love », p. 124). L’article souligne que la monnaie apparait dans le roman principalement comme objet de circulation. Il n’est jamais question d’économie réelle ni de production de biens matériels, mais simplement d’échanges. A aucun moment les processus économiques de création de richesse ne sont dévoilés :
« Le roman ne mentionne pas le processus par lequel la richesse est produite par les acteurs économiques qui offrent leur travail, leurs capitaux ou leurs biens. Les intérêts économiques ne sont pas dévoilés. »
(« The novel contains no mention of the process whereby wealth is produced by economic actors offering their works, their capital or their property for use. Economic interests are not unveiled. » (p. 124).
12La monnaie apparaît, comme le disait Goux2, comme un système de symboles, au même titre que le langage. Chaque transaction monétaire représente un lien social, chaque échange monétaire cache un échange relationnel. Ce parallèle conduit à la question de la vérité : la monnaie a la même ambiguïté que le langage, au sens où la valeur des mots est toujours douteuse, où la sincérité des propos échangés n’est jamais assurée, l’authenticité des sentiments jamais garantie. Dans le roman, la monnaie n’a qu’un rôle d’intermédiaire des échanges, elle n’a pas de valeur intrinsèque, et les interactions sociales n’ont pas de valeur humaine réelle : « Dans l'esthétique de Gide, la monnaie, intrinsèquement dépourvue de valeur, est responsable du manque de valeur intrinsèque des relations humaines » (« In the aesthetic chosen by Gide, money, intrinsically lacking in value, is responsible for the intrinsic lack of value in human relations », p. 127). En s’appuyant sur Steel3, les auteures rappellent que c’est comme métaphore de la dualité du vrai et du faux, du réel et du symbolique, que la monnaie joue un rôle central dans Les Faux–monnayeurs, comme dans Les Caves du Vatican. Car la monnaie peut être fausse, comme la vérité falsifiée. La monnaie, comme le langage, peut être utilisée pour mentir, dissimuler, manipuler. L’usage du signe, langage ou monnaie, dissocie de fait une valeur véritable, une richesse, un sentiment sincère et une apparence trompeuse, faite de mots creux, comme les fausses pièces sont transparentes lorsqu’on en gratte la surface. La fausse monnaie est une représentation directe de la fausseté des relations sociales. La monnaie est un objet douteux à double titre : la monnaie est–elle vraie ou fausse ? Si elle est vraie, que représente–t–elle au juste ? Le sujet du roman, selon le personnage d’Edouard, écrivain, « est justement cette lutte entre ce que la réalité lui offre et ce qu'il désire en faire » (« is just that very struggle between what reality offers him and what he himself desires to make of it », p. 123).
13La question de l’authenticité de la valeur telle qu’elle est posée par la monnaie en tant que signe traverse aussi la relation entre Bernard et son père, lorsque Bernard découvre que celui–ci n’est pas son père biologique. Que signifie la paternité, entre lien biologique, filiation légale et vérité institutionnelle dépourvue de dimension physique, concrète ? L’analyse qui en est faite, en lien avec le contexte historique de l’entre–deux guerres et du passage d’un système d’étalon–or à un système de monnaie fiduciaire, soulève cette même question du lien entre un objet matériel, l’or, et une valeur attestée par une entité institutionnelle, l’État. Bernard, un temps révolté par sa découverte, en vient à reconsidérer la valeur d’un lien choisi par son père adoptif, choix qui en fait précisément la valeur. La problématique de la filiation, biologique ou légale, fait écho à la question de la monnaie en tant qu’institution, abstraction. Dans un premier temps, Bernard admet difficilement l’authenticité de l’amour que lui voue son père adoptif, au motif que leur lien n’a aucun fondement organique et repose sur un mensonge. Mais ce mensonge, cette fiction qu’est la filiation légale, porte une autre réalité que celle du lien biologique, celle du choix et de la confiance, sur lesquels repose, de la même manière, l’institution de la monnaie fiduciaire. Le trouble causé par un changement de système monétaire4 peut se comprendre comme un moment de perte de repères, lorsque la monnaie n’est plus connectée à l’or, qui symbolise l’authenticité de la valeur. Cette déconnection ne diminue en rien la capacité de la monnaie à être un équivalent général, à circuler et à donner accès à la richesse réelle, malgré son caractère abstrait et conventionnel, de même que l’absence de filiation biologique n'altère pas la réalité du lien paternel.
14Le roman oppose ainsi la monnaie comme représentation à la richesse réelle, opposition similaire à celle qui existe dans le champ esthétique entre réalisme et abstraction. Historiquement, l’entre–deux guerres a été traversé, dans des univers différents, par les problématiques de la convertibilité de la monnaie en or et de l’abstraction dans les arts plastiques. Dans Les Faux–Monnayeurs, cette confrontation est aussi mise en scène dans une conversation entre Bernard, Sophroniska, Laura et Édouard sur les émotions et les idées. Bernard défend le point de vue selon lequel les émotions n’existent qu’autant qu’elles sont éprouvées par des personnes réelles, ce qui leur confère une vérité, un poids, une authenticité que les idées abstraites n’ont pas. De manière analogue, c’est en tant qu’abstraction que la monnaie est douteuse, au sens où rien ne garantit la réalité de la richesse qu’elle représente.
15Ainsi, à la lecture de cet article, c’est à travers l’analyse de la monnaie que l’on peut concevoir la poétique du roman moderne, « entre figuration démodée et symbolisme impossible » (« between outmoded figuration and impossible symbolism », p. 125), entre réalisme et abstraction, émotions et idées. Dans le même temps, en mettant la monnaie au cœur de l’intrigue romanesque, le roman soulève les questions que certains courants de la science économique évacuent : le rôle central de la monnaie dans l’économie en tant qu’institution qui, exactement comme le langage, rend les échanges possibles, mais qui en tant que signe peut être déconnectée de la valeur qu’elle est censée représenter et rend ainsi possibles mensonges et manipulations.
La monnaie comme représentation ambiguë de la valeur
16La problématique de la représentation est aussi celle que soulève l’article de Laura E.B. Key sur le recueil de trois nouvelles de Gertrude Stein Three lifes (« I always wanted to have earned my first dollar but I never had »). L’analyse que propose Key s’appuie sur le contexte socio–économique dans lequel Stein a écrit ses trois nouvelles, notamment la panique boursière et bancaire de 1907 aux États–Unis, survenue seulement quelques années après le rétablissement de l’étalon–or. La question de la convertibilité était alors très prégnante. Lorsqu’elle n’est plus convertible, la monnaie n’est plus qu’un signe dont la faculté à être convertie en métal précieux n’est plus garantie, il n’y a plus de lien avec une réalité physique, or ou argent.
17La lecture des nouvelles « La brave Anna » et « La douce Lena » souligne selon Laura E.B. Key le caractère malléable de la monnaie comme représentation de la valeur. Cette incertitude symbolise celle du langage : « l'instabilité de la monnaie est mise en parallèle avec la malléabilité du langage, que Trois Vies expose à travers un dispositif formel » (« The instability of money is paralleled by the malleability of language, which Three Lives exposes through formal play », p. 135).
18Le personnage d’Anna prête son argent à ses amis, qui ne la remboursent jamais malgré leurs promesses : « Les " promesses " que les amis d'Anna donnent en guise de paiement font écho aux billets de banque, qui n'ont de valeur, au–delà de leur valeur matérielle, que dans la mesure où la banque promet de verser une certaine quantité d'or au porteur en échange du billet » (« The « promises » that Anna’s friends give in place of payement echo paper banknotes, which have worth beyond their material value only as far as bank promises tu pay certain sum of gold to the bearer upon receipt of the note » p. 135). Lena quant à elle ne dépense pas son salaire, qu’elle dépose à la banque et épargne systématiquement. Une fois déposée à la banque, la monnaie devient invisible (« once it is an ephemeral concept, divorced from the physicallity of the wages that Lena receives », p. 136). La monnaie qu’elle reçoit en échange de son travail n’est jamais convertie en biens, en marchandises, comme les mots ne deviennent jamais les choses qu’ils désignent :
« Le papier–monnaie et la littérature ne peuvent jamais devenir les choses qu'ils représentent, mais les deux maintiennent l'illusion d'un miroir entre la fiction et la réalité. De cette façon, Stein invite le lecteur à s'interroger sur la fonction de la narration littéraire. »
19(« both paper money and literature can never become the things they represents, yet both act to maintain the illusion of a mirror between fiction and reality. In this way, Stein invites the reader to question the function of literary narration ». p. 137).
20En ne dépensant pas la monnaie qu’elle gagne, Lena refuse de se confronter au vide entre la représentation et la réalité, comme lorsque Anna dépose son argent et ne reçoit rien en échange, niant la valeur de la monnaie.
21Key interprète l’absence de monnaie dans la nouvelle « Melanctha » comme une volonté d’échapper à la représentation. L’écriture devient par elle–même un obstacle à la découverte du sens : l’absence de narration focalise l’attention sur les « linguistic devices », les signes, les mots, les décalages sémantiques qui apparaissent au fil des phrases répétitives, plutôt que sur le sens. Comme la monnaie lorsqu’elle ne permet pas d’accéder à une richesse réelle, les mots ne représentent et n’ont d’intérêt que pour eux–mêmes et non pour le sens qu’ils dévoileraient. Si l’on recherchait un parallèle dans les arts plastiques, on pourrait citer l’artiste italien Piero Manzoni, pour qui « le tableau ne pourra pas valoir pour ce qu’il rappelle, explique ou exprime : il vaudra seulement pour ce qu’il est : être »5, remettant en question l’idée même de représentation. Le signe ne vaut plus en tant qu’équivalent, ou intermédiaire, il ne vaut que pour lui–même.
22Comme le langage dans la dernière des trois nouvelles de Stein, la monnaie n’est pas un voile transparent au sens des économistes, derrière lequel apparaitrait la réalité de la valeur, ou du sens s’agissant du langage : elle est un signe opaque, qui peut être dissocié de toute richesse réelle, de toute signification univoque.
Ce que la littérature et l’économie politique font de la monnaie
23Le problème du rapport entre la richesse réelle et la monnaie est commun à l’économie et à la littérature. Mais le rôle central que la monnaie occupe dans certaines fictions littéraires peut paraître paradoxal du point de vue de l’économie, certains courants théoriques importants accordant à la monnaie un statut secondaire, voire la considérant comme superflue ou encombrante. Dans l’article de Claire Pignol sur Robinson Crusoé (« Which economic agent does Robinson Crusoe represent ? », p. 79–108), l’exclusion de la monnaie en tant qu’institution sociale est présentée comme étant au cœur même de la démarche des économistes classiques et néoclassiques. La notion de robinsonnade a été évoquée de manière ironique par Marx pour désigner les fictions forgées par les économistes de son temps afin de décrire les comportements des individus en tant que producteurs. C’est un individu isolé, aux prises avec la nature, qui est censé représenter l’agent économique « à l’état pur », saisi en dehors de tout lien social préexistant. Il faut, écrit Marx dans la troisième section du premier chapitre du Capital, qui traite précisément des « formes de la valeur », se transporter de « l’île lumineuse de Robinson au sombre moyen–âge européen » pour introduire l’exploitation dans l’analyse économique, autrement dit pour sortir l’analyse économique de sa vision anhistorique et irréelle du travail et de la richesse.
24Les économistes ont utilisé le personnage de Robinson pour illustrer les comportements individuels typiques de l’agent économique de la théorie moderne d’arbitrage intertemporel, ou d’arbitrage entre travail et loisir. Plus généralement, le statut insulaire de Robinson a pu être considéré comme l’archétype de l’isolement social de l’individu moderne. La popularité du personnage de Robinson Crusoé chez les économistes est un symptôme de la volonté de naturalisation des comportements des agents économiques dans le discours de la science économique ; elle est liée notamment à l’absence apparente de toute institution sociale dans le rapport de Robinson aux ressources naturelles, à la rareté, au travail, à l’effort. Or c’est en tant qu’institution sociale que la monnaie est exclue des théories classiques et néo classiques de la valeur.
25La question de la définition de la richesse réelle est au cœur de la théorie économique classique, telle qu’elle se développe à partir d’Adam Smith. Son ouvrage majeur, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations), traite des moyens d’accroître la richesse de la nation, entendue comme une quantité de biens produits par le travail. La question centrale de la science économique à partir de Smith est celle de la détermination de la valeur des biens. La théorie de la valeur se construit sans la monnaie. Les prix sont exprimés en unités monétaires, et la monnaie sert à réaliser les échanges, mais elle n’a aucune fonction dans la détermination de la valeur. La monnaie n’est pas considérée comme une richesse, mais comme une unité de compte, qui n’est qu’un langage permettant d’exprimer la valeur (les prix), et un moyen d’échanger des marchandises, c’est–à–dire de prendre possession de ce qui procurera de la satisfaction à chaque individu. À l’époque victorienne, la notion d’utilité a été développée par la philosophie utilitariste, et a été reprise par les économistes, comme l’indicateur de satisfaction qu’un agent économique retire de l’usage des biens. Cette notion d’utilité est centrale dans la théorie de la valeur néoclassique, dans laquelle la monnaie ne joue aucun rôle.
26La science économique s’est ainsi dès son origine confrontée à la distinction entre richesse réelle et monnaie. L’économie classique, puis néo–classique, a fait de la monnaie un « voile », une apparence derrière laquelle se déterminent les valeurs réelles. La monnaie est un signe et un moyen d’échange, elle n’est pas supposée être désirable pour elle–même, mais en tant qu’équivalent général, permettant l’accès à la richesse réelle. Il n’est pas rationnel, pour un économiste classique ou néo–classique, de désirer conserver de la monnaie pour elle–même. Or le désir d’argent, qui est une anomalie pour un économiste, est un thème littéraire presque banal. La littérature abonde en avares, qui cherchent à accumuler les signes de la richesse plutôt que de profiter des choses de la vie. La monnaie est donc un objet ambivalent : signe de la richesse, il peut être confondu avec elle. Ainsi, cet article remet en cause le fait que la monnaie serait de manière évidente un objet commun à la littérature et à l’économie. Centré sur le rapport de Robinson au travail d’une part et à la monnaie d’autre part, il ne s’en tient pas à cette remise à plat de la vision naturalisante du monde social par les économistes et conclut finalement à l’annonce d’un anti homo economicus, « caractérisé par le dépassement des limites d'une économie vouée uniquement à la subsistance » (« characterized by going beyond the limits of an economy given over solely to subsistence », p. 79).
La littérature restitue la dimension institutionnelle de la monnaie
27Parmi ses apports, cet ouvrage collectif met en évidence le paradoxe de l’omniprésence de la monnaie dans la société moderne, puisque le roman fait d’elle un objet central, actif, et son absence dans une partie importante de la discipline qui prétend en rendre compte : la science économique. Il faut noter que Keynes constitue une exception notable à cet égard. En lecteur de Freud, Keynes n’a jamais considéré le rapport à l’argent comme pouvant se résumer à l’usage rationnel d’un moyen de paiement, ni la monnaie comme un « voile » transparent et neutre :
L’amour de l’argent, comme objet de possession, qu’il faut distinguer de l’amour de l’argent pour se procurer les plaisirs et réalités de la vie, sera reconnu pour ce qu’il est : un état morbide plutôt répugnant, une de ces inclinaisons à demi criminelles et à demi pathologiques dont on confie le soin en frissonnant aux spécialistes des maladies mentales.6
28Dans différents textes littéraires des XIXe et XXe siècles analysés dans cet ouvrage, le travail, l’effort, le rapport à la nature sont présentés comme des gages d’authenticité, de vérité et de stabilité, à l’inverse de la monnaie, qui relève de l’illusion, toujours suspecte et source de désordre. Si la littérature et l’économie politique partagent cette suspicion à l’égard de la monnaie, la littérature l’incorpore au cœur même du récit, comme un objet qui, loin d’être neutre, possède un puissant pouvoir destructeur, alors que l’économie, en grande partie, l’exclut et ne la réintègre que pour démontrer sa neutralité, c’est–à–dire à la fois sa superfluité et son innocuité. C’est l’entreprise de naturalisation des relations d’échange mise en œuvre par les économistes qui est ainsi questionnée par la littérature, lorsqu’elle accorde un rôle essentiel à la monnaie. La littérature romanesque interroge alors la relation entre réalité et représentation, entre valeur et signe, et rend ainsi sa dimension symbolique et institutionnelle à la monnaie en tant qu’intermédiaire des échanges et numéraire. L’hypothèse institutionnelle consiste alors à considérer que la monnaie ne fait pas l’objet d’un choix, mais qu’elle constitue le cadre qui contraint ces choix7, et remet en cause les théories de la valeur classique et néo–classique.