Acta fabula
ISSN 2115-8037

Dossier critique
2022
Octobre 2022 (volume 23, numéro 8)
titre article
Beatrice Schuchardt

Le savoir économique de l’art, ou l’humanisation de l’économique

The economic knowledge of art: humanizing economic matters
Urs Urban, Die Ökonomie der Literatur. Zur literarische Genealogie des ökonomischen Menschen, Berlin : Aisthesis Verlag, 2018, 237 p., EAN 9783849813055.

Un regard transdisciplinaire, pluriculturel & diachronique sur la relation entre littérature, cinéma & économie

1Le recueil d’articles d’Urs Urban intitulé Die Ökonomie der Literatur (« L’économie de la littérature1 ») montre la force méthodologique et la fécondité d’une approche qui se nourrit de la tradition de la romanistique germanophone, englobant plusieurs aires culturelles romanes, aussi bien que des études littéraires et culturelles plus récentes sur économie et littérature2, lesquelles ne sont pas nécessairement comparatistes. Cet ensemble, qui couvre un champ de recherche très large d’un point de vue historique, culturel et générique, va de la littérature espagnole des premiers temps modernes au cinéma argentin, belge et allemand de nos jours, en passant par le Bildungsroman du xviiie siècle et le théâtre, ainsi que par la littérature réaliste et naturaliste du xixe siècle. Étant à la fois romaniste et germaniste, l’auteur réussit sans peine cette entreprise exigeante, qui témoigne d’un haut degré de prudence théorique et méthodologique, ainsi que de la sensibilité nécessaire aux aires culturelles étudiées et à leurs artefacts3.

2Le pivot de l’étude d’Urs Urban est la tentative de définir la relation entre le texte littéraire et l’économie en tant que « contexte non littéraire » (« nicht-literarischer Kontext », p. 8). Dans l’entreprise que se propose Urban, il s’agit d’élaborer une « généalogie littéraire de l’homme économique » (« Genealogie des ökonomischen Menschen ») et de découvrir ce que les arts comme la littérature (le roman, le théâtre), mais aussi le cinéma, « savent » de l’économie et de l’homme économique, et quel « savoir économique alternatif » (« alternatives ökonomisches Wissen », p. 8), par ailleurs non accessible par d’autres systèmes de représentation, ces arts transmettent à leurs lecteurs et spectateurs. En se référant à Joseph Vogl4, Urban situe ses analyses dans le cadre d’une « poétologie du savoir économique » (« Poetologie ökonomischen Wissens », p. 14) qui se fixe comme objectif de décrire la production esthétique des discours. La littérature se révèle être une « interface interdiscursive » (« interdiskursive Schnittstelle », p. 14), une médiatrice de l’économique vers un système qui lui est étranger. Cela vaut pour d’autres arts comme le cinéma, par exemple, lorsque le « nouveau cinéma argentin » (« Nuevo cine argentino », p. 189), et non pas l’économie comme discipline universitaire ni la science politique, nous transmet par ses images son savoir spécifique sur la crise financière de 2001 en Argentine et ses conséquences sociales (p. 190-201).

3Le titre de l’étude d’Urban fait référence à la fois à une citation du roman Wenn wir sterben (« Si nous mourons », 2002) d’Ernst-Wilhelm Händler (Händler, p. 470, est cité p. 170) et à une méthode qui marque le parcours de l’étude : la « généalogie » foucaldienne, qui « s’oppose à la recherche de “l’origine” », mais qui cherche au contraire « les différentes scènes » des événements, « où ils ont joué des rôles différents5 ». Le livre d’Urban porte son regard sur un phénomène déjà constaté par Claire Pignol et Çinla Akdere6 ainsi que par Christine Baron7, à savoir que la littérature, dans sa représentation de l’économique, défie le langage expert de l’économie comme discipline universitaire, axé sur la transparence, et promoteur d’une évidence fondée sur les sciences naturelles. La littérature se focalise au contraire, sur les « marges » de l’activité économique et constitue donc une sorte de « contre-pouvoir8 ». Selon Urban, la valeur ajoutée de la médiation littéraire de l’économie réside dans le fait qu’elle « donne à lire autre chose » (« sie gibt etwas anderes zu lesen », p. 19), à savoir « les tâches aveugles du discours qui l’entoure » (« die blinden Flecken des sie umgebenden Diskurses », p. 19).

4Ce recueil d’articles est divisé en deux parties. Une première section, consacrée au roman picaresque du début de l’époque moderne jusqu’à sa fin au xviiie siècle (p. 22-83), ouvre en conclusion vers le genre du Bildungsroman allemand, représenté par Wilhelm Meister. Urban s’y consacre aux premières formes du capitalisme et à la théâtralité (entendons en particulier la performance du personnage) comme stratégie de l’homme économique. Cet être se révèle parfois soumis au système féodal, parfois comme celui qui profite de ce système. Urban retrace la manière dont ce sujet, initié à la sophistication économique par ses expériences personnelles, trouve son chemin dans une société de plus en plus embourgeoisée, dans laquelle l’éducation et la formation de soi, mais aussi le détachement de la contrainte économique, gagnent en importance. En s’appuyant notamment sur les exemples romanesques espagnols du Lazarillo de Tormes (1554), publié anonymement, de l’Historia de la vida del buscón (« L’Histoire de la vie du Buscón9 », 1626) de Francisco de Quevedo, de l’Histoire comique de Francion (1623-1633) de Charles Sorel et du roman Gil Blas de Santillane (1715-1735) d’Alain René Lesage, qui est mis en parallèle avec le premier Wilhelm Meister, Urs Urban examine les stratégies de survie et de maximisation du profit de l’homme économique qui se trouvent mises en scène par la littérature, mais aussi sa prise de distance envers une société de plus en plus “économicisée” vers la fin du xviiie siècle — distance envers l’appétit bourgeois de la richesse que le théâtre de cette époque contribuera à construire.

5Partant de la pièce de théâtre Turcaret (1709) de Lesage, qu’Urs Urban conçoit comme un lien entre les premières manifestations du capitalisme et ses manifestations contemporaines, la deuxième section traite du capitalisme moderne et tardif (p. 87-211). Comme dans la première partie, la notion de théâtralité (de même qu’on évoquait la théâtralité de la ruse du picaro dans la première partie) constitue ici un point de départ, qui se caractérise désormais par une « logique de l’argent » (« eine Logik des Geldes », p. 102). Une telle logique se reflète dans le drame Le Faiseur (1848) de Balzac ainsi que dans le roman La Bolsa (« La Bourse », 1891) de l’auteur argentin Julián Martel, qui s’engage dans une narration réaliste. Ce roman boursier traite de la crise économique qui a débuté en Argentine à la suite de l’effondrement des actions en 1890. De là, U. Urban passe au genre du film boursier (p. 117-123), qu’il aborde de manière succincte à travers des exemples connus et moins connus du genre. Ceux-ci vont des classiques américains comme Wall Street (1987 et 2010) et The Wolf of Wall Street (2014) aux productions françaises comme L’Outsider de Christophe Baratier (2016), en passant par la coproduction franco-allemande Bad Banks (à partir de 2018), série des chaînes de télévision ARTE et ZDF pour laquelle une troisième saison est actuellement en discussion.

6Sur le plan méthodologique, les analyses littéraires et cinématographiques d’Urban associent le New Economic Criticism d’empreinte française10 à un horizon théorique poststructuraliste composé de la généalogie et de l’analyse du discours foucaldiennes déjà mentionnées, complétées par des éléments de la théorie des systèmes de Luhmann, de la théorie des champs de Bourdieu et des réflexions de Derrida sur la fausse monnaie. Ces éléments sont combinés avec des recherches récentes en études culturelles sur l’économie en littérature (et l’économie par la littérature), en particulier avec les études de Joseph Vogl (Berlin / Stanford), qui ont récemment suscité un intérêt croissant dans le champ universitaire français. En même temps, les analyses d’Urban intègrent des études antérieures bien établies sur le rapport entre texte et argent comme celles de Werner Sombart et du germaniste allemand Jochen Hörisch.

Le savoir économique de la littérature

7Dès le premier chapitre intitulé « Ce que la littérature sait de l’économique11 » (« Was die Literatur vom Ökonomischen weiß », p. 23-36), l’argent est identifié avec Sombart12 comme un médium établissant des équivalences, créant l’illusion d’un espace lisse (p. 33), ce qui mobilise une idée que nous retrouvons à plusieurs reprises, notamment dans les trois premiers chapitres consacrés au picaresque espagnol et français. Les figures littéraires du marchand et du picaro apparaissent ici comme deux stratèges différents à l’intérieur du système féodal : alors que le marchand menace de subvertir ce système par sa richesse (v. p. 24), le picaro utilise à son profit les marges de manœuvre à l’intérieur du système et participe à le stabiliser. Urban conçoit le personnage du picaro, récurrent dans la littérature française et espagnole du début de l’ère moderne, moins comme une fiction littéraire que comme un « type social massivement représenté » (« massiv vertretener Sozialtypus », p. 28). Les deux types, le commerçant et le picaro, communiquent par le biais de l’argent, l’acquisition de l’argent ne pouvant se faire en dehors de stratégies de tromperie mobilisant la théâtralité, jouant sur la performativité du langage, supposant un public, etc., comme dans la scène dans laquelle Lázaro rencontre un vendeur d’indulgences (p. 41). Si le papier-monnaie est encore évoqué comme suspect et abject par le roman picaresque français, comme le montre Urban à partir du Francion de Sorel, il devient dans le théâtre du xviie siècle le moyen de l’ascension sociale. Par le seul biais de l’argent, la bourgeoisie finit par intéresser une noblesse empêtrée dans des « échanges libidineux » (« libidinöse Tauschgeschäfte », p. 34), ces deux mondes sociaux étant esquissés sur scène dans leur ridicule, comme par exemple chez Molière (L’Avare, Le bourgeois gentilhomme) ou dans Turcaret ou le Financier (1709) de Lesage. Comme l’explique Urban en s’appuyant sur le Wilhelm Meister de Goethe, ce n’est qu’au xviiie siècle et avec Adam Smith que l’intérêt personnel et le bien commun peuvent être conciliés (p. 35). Urban discerne dans l’imaginaire littéraire du début des premiers temps modernes et dans celui de l’époque actuelle une « logique alchimique » (« eine alchemistische Logik », p. 36) qui domine aussi la réalité économique de leur époque. Celle-ci est mue par le rêve de s’enrichir sans devoir travailler.

8Le deuxième chapitre, « Échange et tromperie » (« Tausch und Täuschung », p. 37-49), approfondit l’importance d’une imbrication de l’action économique et de la théâtralité dans les escroqueries que les protagonistes des romans picaresques espagnols subissent tout autant qu’ils les pratiquent sur d’autres, ce que l’auteur explique à l’aide du roman picaresque espagnol publié anonymement La vida de Lazarillo de Tormes y de sus fortunas y adversidades (1554, « La vie de Lazarillo de Tormes et ses fortunes et ses adversités »), à l’aide du Guzmán de Alfarache (1599/1604) de Mateo de Alemán, de la Pícara Justina (1605) de López de Úbeda ou encore de El Buscón (1626) de Francisco de Quevedo. Alors que la pratique théâtrale et la pratique économique ne font qu’une dans le Lazarillo, et que le Buscón expose encore des pratiques théâtrales de l’économique sur la scène, la pratique économique et la pratique littéraire se séparent de plus en plus par la suite (p. 49).

9Dans le troisième chapitre, « À propos de la théorie (littéraire) de l’homme économique au xviie siècle » (« Zur (literarischen) Theorie des ökonomischen Menschen im 17. Jahrhundert », p. 51-64), Urban approfondit son analyse du Francion de Sorel, déjà entamée dans la première section. Cette partie ne va pas sans répéter ce qui a déjà été dit dans les deux chapitres précédents, par exemple sur la consolidation de l’intérêt personnel et du bien commun dans la littérature du xviiie siècle (p. 51), sur le caractère abject de l’argent (p. 59), sur la fonction de l’argent comme moyen de communication et sur les relations d’équivalence établies par son intermédiaire (p. 60), sur la tromperie identifiée ici comme une « technique culturelle » (« Kulturtechnik », p. 61) et sur le besoin du picaro de satisfaire ses besoins vitaux (p. 63), aspect qui relie le roman picaresque français à ses prédécesseurs espagnols. Urban répond cependant à l’objectif formulé au début de l’ouvrage, à savoir « comment le roman de bas étage en France et “l’économique” peuvent être mis en relation » (« wie der niedere Roman des 17. Jahrhunderts in Frankreich und “das Ökonomische” sich zueinander in Beziehung setzen lassen », p. 55), en soulignant que la « fonction de signe » du personnage (littéraire) consiste dans « sa fonction de masque » (« die Zeichenfunktion der Person – ihre Funktion als Maske », p. 60), et qu’elle permet d’imposer l’intérêt personnel à l’aide des pratiques théâtrales, utilisées de manière ciblée dans la fiction littéraire. Urs Urban en conclut que l’homme économique au xviie siècle, en prenant en main son bien-être économique, commence progressivement à s’émanciper d’une « économie providentielle » (« einer providenziellen Ökonomie », p. 64).

10L’aspect de la tromperie, central dans le Francion, est approfondi dans le quatrième chapitre « Fausse monnaie et pratiques trompeuses : L’Histoire comique de Francion » (« Falschgeld und Täuschungspraktiken : Die Histoire comique du Francion », p. 65-74) par la question de la fausse monnaie, considérée entre autres d’après la théorie derridienne (1993). L’auteur lit l’épisode de la fausse monnaie dans le Francion comme un récit allégorique sur le roman — et sur le littéraire — lui-même (p. 68), ce qui met en évidence ladite capacité alchimique de l’argent à faire quelque chose de rien. Comme le poème en prose de Baudelaire sur la fausse monnaie, la tromperie devient ici aussi le point de départ et le moteur du récit (p. 74).

11Le cinquième chapitre, « De la formation de l’homme économique au dépassement de l’économique par l’homme » (« Von der Bildung des ökonomischen Menschen zur Überwindung des Ökonomischen durch den Menschen », p. 75-86), est consacré à une analyse détaillée des romans Gil Blas de Lesage et Wilhelm Meister de Goethe. Le roman de Lesage est ici considéré comme une variante tardive du roman picaresque qui non seulement nous présente « différents types de l’homme économique » (« verschiedene Typen des ökonomischen Menschen », p. 77), mais qui révèle aussi un « changement ontosémiologique du médium principal » (Hörisch13, cité par Urban : « ontosemiologischer Wechsel des Leitmediums », p. 80), c’est-à-dire le passage de Dieu, où, pour mieux dire, de la religion, à l’argent14. Dans son analyse du Bildungsroman de Goethe, le fragment intitulé « Mission théâtrale de Wilhelm Meister » (« Wilhelm Meisters theatralische Sendung », p. 80) et l’épisode du voyage du protagoniste, mis en relation avec le système de la double comptabilité et sa négation par l’art, occupent une place centrale (p. 80-86). Werner et Wilhelm sont ici identifiés comme les représentants de deux systèmes opposés : l’ordre bourgeois de l’économie représenté par Werner d’un côté, et la logique « anti-économique ou transgressive » (« einer anökonomischen oder transgressiven Logik », p. 86) de l’art de l’autre côté, c’est-à-dire celle « de l’amour et de l’art » (« der Liebe und der Kunst », p. 86), qu’incarne Wilhelm. Urban montre de manière très convaincante comment le roman de Goethe transcende le régime de la double comptabilité au profit de l’ébauche d’un « idéal d’humanité » (p. 86).

La mise en scène littéraire & cinématographique des hommes & des femmes économiques en temps de crise

12La deuxième partie sur le capitalisme moderne et tardif prend s’ouvre sur un sixième chapitre « Sur l’anthropologie littéraire (et cinématographique) de l’homme financier » (« Zur literarischen [und filmischen] Anthropologie des Finanzmenschen », p. 87-123). Partant de l’image de la main invisible de Smith, Urban examine la pièce Turcaret de Lesage, qui montre « ce qui se passe lorsque les valeurs marchandes remplacent les vraies valeurs » (« was passiert, wenn die Warenwerte die wahren Werte ersetzen », p. 92). Au cours de ses analyses, l’auteur conclut que la représentation de l’économique sur scène est incompatible avec les normes du théâtre aristotélicien, où sont présentées les faiblesses de l’homme économique (p. 96 et sq.). Tout comme chez Lesage et dans le drame Le Faiseur de Balzac, l’action économique se révèle être un « calcul avec espérance de gain » (« Kalkül mit der Gewinnerwartung », p. 101). Dans le roman boursier de l’auteur argentin Martel, à la fin du xixe siècle, en revanche, les actions individuelles sont projetées dans une « transformation incorporelle » (« eine körperlöse Transformation », écrivent Vogl/Kluge15, cités par Urban p. 105), et les événements abstraits et inexplicables de la spéculation deviennent ainsi tangibles. Selon Urban, cela s’explique aussi par le fait que l’esthétique naturaliste, en tant que « poétique de la transparence » (« Poetik der Transparenz », p. 107), réduit la complexité. Comme la « logique de l’économie financière en tant qu’acteur » (« Logik der Finanzökonomie als Akteur » p. 111) ne vaut pas grand-chose, Martel invente des acteurs qui suivent une vision du monde « raciste et sexiste » (« einem rassistischen und sexistischen Weltbild », p. 116). Parmi eux, on retrouve des personnages guidés par des stéréotypes antisémites comme le baron Mackser (p. 112). Si le capitaliste tel que nous le peint Martel est laid et corrompu, le capitalisme lui-même n’est toutefois pas remis en question par son roman boursier (p. 116), tandis que chez Balzac, on retrouve l’effet contraire. En passant par l’adaptation filmique de L’Argent de Zola par Marcel L’Herbier (1929), Urban arrive au film de Bourse de la fin du xxe et du début du xxie siècle, depuis les deux parties de Wall Street à The Big Short (2015) en passant par Rogue Trader (1999). Ces exemples ne sont pas analysés dans le détail mais servent plutôt à illustrer des variantes des narrations filmiques sur la crise qui, majoritairement, dépeignent l’homme financier comme un « sujet faustien » (« faustisches Subjekt », p. 120).

13Bien que tous les chapitres de ce recueil ajoutent une valeur analytique spécifique aux objets considérés, le septième chapitre « Sur l’anthropologie littéraire de l’homme qui achète » (« Zur literarischen Anthropologie des kaufenden Menschen », p. 125-157) se révèle particulièrement éclairant. Du roman Au Bonheur des Dames (1883) d’Émile Zola (p. 128-131), qui fait partie du cycle sur les Rougon-Maquart, au film The Bling Ring (2013) de Sophia Coppola, en passant par la nouvelle d’Erich Kästner « Histoire d’un moraliste » (« Geschichte eines Moralisten », p. 131-134) ou par La carte et le territoire (2010) de Michel Houellebecq (p. 146), Urban déploie un éventail littéraire et cinématographique de figures d’acheteurs. Ce faisant, l’analyse passe par trois constats négatifs (p. 140) : celui de la pauvreté, qui « exclut l’homme de l’achat » (p. 37) ; celui de l’inutilité de l’art pour la consommation (p. 38) ou au contraire de l’instrumentalisation du premier par la deuxième ; enfin celui du terrorisme qui soit détruit soit aseptise les temples de la consommation (p. 39). Ces constats négatifs s’opposent à un quatrième, en quelque sorte positif, selon lequel l’art serait respecté dans sa matérialité, dans sa sérialité, dans la reproductibilité qui lui confèrent un statut de marchandise. Il en résulte cinq types de consommateurs : ceux qui ne peuvent rien acheter ; ceux qui refusent d’acheter ; ceux qui agissent en acheteurs souverains ; ceux qui cherchent à détruire la consommation et ses lieux ; enfin ceux qui prennent au sérieux le supermarché comme lieu matériel « d’une pratique culturelle quotidienne », comme ce serait le cas dans le journal Regarde les lumières, mon amour (2012-2014) d’Annie Ernaux.

14De la même manière que le sixième chapitre avait examiné à l’aide d’exemples brefs et concis le cinéma financier contemporain, le huitième chapitre « Sur l’économie du texte » (« Zur Ökonomie des Textes », p. 159-173) traite de la peinture des sujets économiques par la littérature allemande contemporaine (Goetz, Röggla, Händler), afin de montrer « l’imprévisible et l’ambiguïté du contexte économique » (« Unberechenbare und Uneindeutige des Wirtschaftszusammenhangs », p. 159), qui, dans le champ de la littérature, se manifeste à travers différents homines oeconomici. Tandis que le sujet économique dans les essais, les récits et les textes dramatiques de Kathrin Röggla est, certes, un sujet soumis, mais néanmoins capable d’agir (p. 173), ce qui résulte de la prise de distance de l’écrivaine par rapport aux objets, Rainald Goetz reproduirait dans son roman Johann Holtrop (2012) le « mode de représentation “réaliste” du roman naturaliste » (« den “naturalistischen” Repräsentationsmodus des realistischen Romans », p. 172), mode qu’Urban commente déjà dans les chapitres précédents à travers du roman La Bolsa de Martel. Chez Goetz, l’homme économique est « éjecté par la machine économique et tombe ainsi hors du cadre de l’histoire » (« wird schließlich von der ökonomischen Maschine ausgeworfen und fällt damit aus der Geschichte », p. 172). Dans Wenn wir sterben (« Quand nous mourrons », 2022), Händler s’engage en revanche dans une « anthropologie négative de l’homme économique » (« eine negative Anthropologie des ökonomischen Menschen », p. 170), qui est le résultat d’un « calcul d’optimisation » omniprésent (« ein Optimierungskalkül », écrit Händler p. 470, cité dans Urban, p. 170).

15Le neuvième chapitre, « Extension du domaine de la lutte » (« Ausweitung der Kampfzone » p. 175-201), inspiré par le titre du roman de Houellebecq, examine, à partir d’exemples argentins, les récits de crise cinématographiques et littéraires qui tournent autour de la période de la crise économique en Argentine de décembre 2001. La crise y est conçue, avec Foucault, comme le « résultat d’une économicisation de la société » (« Resultat einer Ökonomisierung der Gesellschaft », p. 177), issue de la politique néolibérale de Carlos Menem, et comme une « continuation biopolitique de la guerre par d’autres moyens » (« Fortsetzung des Krieges mit anderen Mitteln », p. 177), compte tenu des violentes émeutes et de la mort de faim de nombreux personnages, notamment des enfants. À l’aide d’exemples de la Nueva narrativa argentina comme Las viudas de los jueves (2005) de Claudia Piñeiro, Las noches de Flores (2004) de César Aira, L31 (2012) ou le recueil de nouvelles de Claudia Abbate El grito (2004), et à l’aide d’exemples du « Nuevo cine argentino » comme les films Esperando al Mesías (2000) de Daniel Burman, Lugares comunes (2002) d’Adolfo Aristarain ou encore Luna de Avellaneda (2004) de Juan José Campanella, Urs Urban illustre le fait que le récit de la crise implique toujours une « crise du récit » (« eine Krise der Erzählung », p. 184). Tandis que le film de Burman représente une « parabole sur le déclin et la rédemption d’un sujet marqué comme “sacré” » (« Parabel über Niedergang und Erlösung eines als‚ heilig’ markierten Subjekts », p. 191), la crise chez Aristarain s’inscrit dans le corps du protagoniste masculin de soixante ans qui, dans sa moyenne, constitue justement ce « lieu commun » et ce représentant typique de la classe moyenne argentine auquel le titre « Lieux communs » (« Lugares comunes ») fait allusion. Campanella, quant à lui, pose dans son film la « question politique » (« die politische Frage », p. 195) de savoir comment la communauté serait possible après la crise. Comme le démontre Urban, le film y répond en plaidant pour la solidarité. L’auteur s’interroge de manière critique sur l’attention que ces différents films portent au visage de l’autre au sens de Levinas. Alors que le « récit documentaire » (« die Dokumentarerzählung », p. 195) — ou s’agit-il plutôt de docufiction16 ? — Memoria del saqueo, de Fernando E. Solanas, lui sert de contre-exemple, Urs Urban démontre, à partir du jeu de Burman avec la matérialité du film, qu’il est tout à fait possible de montrer des personnes en crise tout en leur attestant une dignité (p. 198) et de respecter ainsi ce visage de l’autre dont parle Levinas.

16Après de nombreux exemples d’hommes économiques — qui, comme le confirme cette étude, constituent la majorité des exemples disponibles dans l’histoire de la littérature et du cinéma —, le dixième et dernier chapitre « Impossibilité d’une resocialisation narrative » (« Unmöglichkeit einer erzählerischen Resozialisierung », p. 203-211) se tourne vers deux exemples cinématographiques de représentation de femmes économiques : Rosetta (1999) des frères belges Luc et Jean-Pierre Dardenne et Yella (2007) du cinéaste-auteur allemand Christian Petzold. Selon Urs Urban, Petzold connaissait la représentation de la femina laborans proposée par les cinéastes belges, et leur œuvre aurait peut-être inspiré Yella (p. 204). Les deux personnages féminins sont « dans l’eau jusqu’au cou » (« steht das Wasser bis zum Hals », p. 205). Toutes deux considèrent le travail comme le but indispensable de leur vie. Pourtant, dans les deux films, le travail, la mort et la résurrection se trouvent liés de manières différentes : tandis que le film des frères Dardenne, grâce à un « surplus de picturalité » (« Überschuss an Bildlichkeit », p. 208), met en scène son personnage principal féminin Rosetta de manière quasi-documentaire et tandis qu’il y a ici un « espoir quasi théologique en un avenir digne de l’homme » (« quasi-theologische Hoffnung auf eine menschenwürdige Zukunft », p. 211), Yella se termine par la mort du personnage éponyme et s’avère donc rétrospectivement une histoire de fantômes. Comme Urban l’avait déjà montré par rapport au roman de Goetz, dans le film de Petzold aussi, la logique de l’économique fait « tomber » le sujet hors du système (v. p. 210). Aussi bien dans Yella que dans Rosetta, la narration fait l’objet d’une réflexion critique et est finalement relativisée (p. 211).

Analyse engagée & question du genre

17Que faut-il retenir de ce recueil et que pourrait-on, peut-être, critiquer ? Il s’agit sans aucun doute d’un ensemble d’études qui non seulement mérite d’être lu, mais dont la lecture est ici vivement recommandée à cause de sa grande valeur analytique et méthodologique et parce qu’elle apporte beaucoup d’angles nouveaux aux exemples analysés. Comme le volume se compose d’essais de l’auteur qui, pour la plupart, ont déjà été publiés ailleurs, les redondances ne peuvent pas toujours être évitées. Hormis celles qui ont déjà été mentionnées à propos du roman picaresque, certaines phrases ou passages se retrouvent à plusieurs endroits du livre (v. p. 39, 43, 140, 165, 208). Ces répétitions sont productives dans la mesure où elles montrent les liens entre chaque étude. Pour ne pas apparaître comme des redondances involontaires, les renvois auraient pu être signalés comme des références croisées assumées. En outre, si l’introduction offre déjà une bonne orientation pour le pari ambitieux et réussi que l’auteur se propose, un bilan final aurait aidé à mieux cerner les points communs et les différences entre les genres des diverses époques considérées. On pourrait, de plus, suggérer d’ajouter l’adjectif « cinématographique » dans le sous-titre du volume, où il n’est question que de « généalogie littéraire de l’homme économique », alors même que des films sont maintes fois analysés. Cela n’enlève rien, certes, au gain de connaissances obtenu par les analyses et à l’acuité méthodologique de l’étude, dont la force réside justement dans la combinaison de différentes méthodes issues du domaine des sciences littéraires, culturelles et médiatiques, de la philosophie et de la théorie de la culture, qui sont ici combinées dans une méthodologie permettant de montrer les variantes, les points communs et surtout l’évolution de la typologie littéraire et cinématographique de l’homme économique dans les arts, de telle sorte que la médialité et la matérialité des genres étudiés soient toujours prises en compte.

18Outre l’enrichissement que représente le livre d’Urban en termes de contenu, de méthode et de théorie, ces analyses aux multiples facettes ne se privent heureusement pas de prendre un tour critique, par exemple lorsqu’elles prennent position contre l’antisémitisme du roman boursier argentin du xixe siècle (voir p. 112, note 47) ou lorsqu’elles constatent que le présent allemand « n’est généralement plus pensable qu’en termes de crise » (p. 121). C’est encore le cas lorsqu’Urban désigne le commentaire lapidaire du communard allemand Fritz Teufel17 sur l’incendie d’un grand magasin à Bruxelles du 22 mai 1967, qui a fait 251 morts, comme un moment où « l’ironie des guérilleros blagueurs bascule pour se transformer en une terreur bien réelle, qui commençait à se pratiquer en deçà de ce discours » (p. 140).

19Comme le montre la grande majorité des exemples étudiés par Urban, le concept de l’homo oeconomicus smithien18, auquel la figure de « l’homme économique » fait référence tout au long de cet ouvrage, ne va pas de soi, dans la mesure où il représente certes « l’être humain » qui exerce des choix économiques, mais où il désigne en fait « le mâle » économique, c’est-à-dire le vir oeconomicus19. En ce sens, les analyses enrichissantes d’Urban confirment le diagnostic de la germaniste Franziska Schößler20, selon lequel la femme économique est une rareté dans l’histoire culturelle et littéraire européenne et apparaît relativement tard sur la scène littéraire, ce qui vaut, comme le démontre le présent ouvrage, également pour le cinéma, surtout dans le contexte latinoaméricain. Alors que les femmes autosuffisantes, qui savent tirer profit du système économique, comme les entrepreneuses, sont rares et qu’il faut attendre le xxie siècle pour les voir entrer en scène21, la vendeuse et la consommatrice semblent être des types plus communs. Urban analyse leur apparence dans le roman Au Bonheur des Dames de Zola et par le biais du personnage de Denise (p. 128-129), mais aussi dans ses réflexions sur le roman Königinnen d’Elke Nater (« Reines », 1998) (p. 144). Ici, les personnages féminins sont des consommatrices souveraines qui ne succombent justement pas aux belles apparences du monde de la marchandise. Nonobstant, lorsqu’Urban emploie le terme de femina oeconomica (p. 122), un phénomène fréquent dans les études culturelles et littéraires germanophones se manifeste : comme dans de nombreux ouvrages antérieurs22, il apparaît ici aller de soi que la femina oeconomica est automatiquement conçue comme le pendant du type masculin smithien. La nécessité de la définir et de prendre ainsi au sérieux ce que serait une « économie au féminin » avec toutes ses possibilités et contraintes, ne semble pas se poser. C’est justement en raison des exclusions déjà constatées par Friederike Habermann23 en termes de genre, de culture et de couleur de peau que le « mâle économique » de type smithien a produites qu’il faudrait préciser ce qu’est la « femme économique ». Cela ne peut être fait que dans les conditions concrètes — historiques, économiques, culturelles — dans lesquelles ce type se manifeste24 car, comme le montre Urs Urban de manière très convaincante, l’homme économique est toujours le produit de son époque.