L’accueil en questions
1C’est durant l’année universitaire 1995-1996 que Derrida choisit, lors d’un séminaire donné à l’École Pratique des Hautes Études en Sciences Sociales, de se livrer à une archéologie, mais également à une typologie de l’hospitalité. Poursuivant la série de séminaires débutés en 1991 sous le titre « La question de la responsabilité », il y aborde et croise des textes classiques, de la Bible à Heidegger, de Sophocle à Camus et Klossowski ainsi que des thèmes d’actualité du séminaire étrangement toujours pertinents presque 30 ans plus tard. À partir d’une retranscription aussi précise que documentée de Pascale-Anne Brault et Peggy Kamuf, Derrida examine l’hospitalité par ce qui la délimite, dans ses extrémités et dans ses écarts. Car l’autre peut être considéré aussi bien comme un étranger que l’on accueille et que comme un hôte.
2Derrida nous ramène à la multiplicité des acceptions d’un concept en lien avec l’altérité. La réflexion de Kant encadre le séminaire avec un article1 distinguant les formes de l’hospitalité conventionnelle, car conditionnelle, et l’hospitalité ne posant aucune restriction, spatiale, temporelle ou identitaire, à l’accueil de l’autre. En neuf séances et deux annexes, le séminaire de Derrida envisage le sujet de l’hospitalité en le pensant à partir de la pluralité des problématiques du droit, du langage et de la philosophie.
3Les trois premières séances s’attachent à situer la notion d’hospitalité à partir de notions appartenant à son champ sémantique l’accueil, l’autre, l’étranger et articulées à la pensée de Kant et de Benveniste. Les suivantes se situent dans le champ du politique en reprenant Platon et la pensée de l’étranger, notamment la politique de l’étranger en France et plus généralement le rejet de certaines communautés comme les Ethiopiens dont il dénonce la polémique de refus de don du sang sous prétexte qu’il avait été contaminé par le sida (p. 199). Les septième, huitième et neuvième séances mentionnent entre autres les Lois Pasqua de 1986 et 1993 relatives aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers en France, les accords de Schengen de 1985 qui suppriment les contrôles aux frontières communes de certains pays d’Europe, la situation d’enclavement qu’a connu la ville de Mostar en Bosnie en articulant ses éléments à l’inquiétante étrangeté (Das Umheiliche) de Freud.
4Les deux annexes finales pourraient être considérées comme des applications à des cas pratiques avec la plaidoirie pour les villes-refuges dans le cadre du Parlement International des écrivains ainsi que l’évacuation par la police de l’église Saint-Ambroise réalisée à la demande de son curé le 22 mars 1996. Derrida expose ce dernier acte comme une rupture avec le positionnement séculaire des lieux de culte comme territoires d’asile et d’accueil.
Des oxymores de l’hospitalité
5Revoyons les premières séances : qui est l’autre et comment l’accueille-t-on ? Et que dit cet accueil de l’étranger mais également de l’hôte ? Pour y répondre, Derrida s’appuie sur les analyses de Benveniste, Kant et Levinas dans un dialogue où le concept d’hospitalité est appréhendé à partir de la subjectivité, du droit et de l’altérité.
6Derrida décrit l’hospitalité selon la polysémie et la mouvance des notions d’accueil, de protection, de pouvoir et d’hostilité. À partir d’une ouverture et d’une reconnaissance des possibilités sémantiques fonctionnant sur les contradictions de l’accueil et de la guerre, de l’ouvert et du fermé — hostis hôte et hostile est articulé à potis, le pouvoir —, le concept englobe des paradoxes dans l’expérimentation de la déconstruction :
[…] Il y va de l’hôte (hospes) comme de quelqu’un qui à la fois affirme et confirme son pouvoir, sa domination, et soit à cause de cette domination, soit en dérivant de cette domination, se pose comme lui-même, comme ipse, soi-même, le même que soi. (p. 73)
7L’hospitalité fait de l’autre un visage (pour reprendre Levinas), par la reconnaissance de son humanité, comme de son altérité, mais aussi un otage. Aussi, Derrida se situe-t-il dans l'examen de l'hospitalité, pour en (re)dessiner les contours et laisser apparaître les paradoxes :
L’hospitalité est un concept et une expérience contradictoire en soi, qui ne peut que s’autodétruire ou se protéger elle-même d’elle-même, s’auto-immuniser en quelque sorte, c’est-à-dire se déconstruire d’elle-même — justement — en s’exerçant, justement. (p. 24)
8Il s’agit de « chercher » (p. 211) dans une démarche qui redonne sa force au sujet, car la quête du sens dissimulé devient elle-même une forme de signification et de rencontre. En même temps, Derrida inscrit le champ conceptuel de l’hospitalité dans des cadres spécifiques. Les différents aspects, parfois apories, du concept d’hospitalité qu’il soulève ont une proximité importante avec le droit qui borde sa réflexion :
Que serait donc un tel concept inédit du droit et du devoir d’hospitalité ? Comment pourrions-nous le plier, ce nouveau concept, aux terrifiantes urgences qui nous assaillent où nous appellent ? Comment lui permettre de répondre à des situations ou à des contraintes, à des tragédies et à des injonctions sans précédent ? (p. 328).
9Tout au long des séances qu’il inscrit sous le signe de l’articulation du seuil et de l’altérité, Derrida travaille dans la tension permanente des différentes acceptions du concept tout en prenant position sur l’actualité qui lui est contemporaine. La déconstruction des oppositions qui la composent servent de prétexte à la déconstruction de la notion d’hospitalité notamment à partir des événements de l’époque du séminaire. Les oppositions du concept d’hospitalité sont mises en abyme avec la pensée de l’accueil des migrants, des guerres, du rapport aux langues de départ et d’arrivée.
Vers une politique de l’hospitalité
10Aborder l’hospitalité engage et refonde l’expérience de la relation à l’autre articulée au politique. En convoquant la contemporanéité de la tension induite par l’accueil de l’autre, le séminaire de Derrida, notamment sa seconde partie, s’inscrit dans la temporalité des évènements dans lesquels il prend place : « Il s’agit donc d’une réflexion politico-philosophique qui n’est pas dissociée d’un militantisme devant la régression de ce que Kant désigne comme un droit humain universel à l’hospitalité » (p. 12). En effet, Derrida, à travers l’exemple du réalisateur Jean-Luc Galban qui a hébergé dans le cadre de du tournage de son film une personne soupçonnée de militer à l’ETA, prête une attention constante à la question des « rapports entre l’hospitalité privée ou familiale ou l’hospitalité publique et l’ordre public » (p. 269) rapports qui s’imbriquent dans la mesure où le privé devient public. Il porte d’ailleurs à la connaissance de son public d’écoutants le tract du comité de soutien. La situation décrite ici se trouve ramenée à la problématique de Kant dans une perspective où le clivage entre les formes d’hospitalité s’estompe pour laisser place au fait politique et à ses conséquences sociales et psychologiques.
11Par ailleurs, comme il l’indique, il est nécessaire de « penser généalogiquement la notion d’hospitalité » (p. 192) en l’articulant avec la contemporanéité de la société et des événements s’y rattachant afin de penser l’hospitalité absolue pour un accueil de l’autre sans limite. L’hospitalité est traitée à partir d’injonctions paradoxales où il s’agit d’inclure l’étranger tout en l’excluant au nom de la loi. Si le fait de poser un cadre politique peut sembler rassurant, ce cadre limite en même temps la relation à l’autre. Aussi Derrida analyse-t-il le « délit d’hospitalité » (p. 276) en commentant l’actualité du sort des étrangers dans la politique française, ce qu’il appelle la « politique de l’étranger en France ». Il évoque cette politique dans ses prémisses avec le décret-loi du 02 mai 19382 jusqu’au projet de la loi Toubon de 19943 par rapport auquel il indique implicitement sa défiance par la mention de textes de protestation. Il se positionne explicitement pour le Groupe d’Information et de Soutien aux Travailleurs Immigrés (GISTI) avec qui il a collaboré avec sa revue Plein droit, en y faisant paraître ses remarques publiques sur le délit d’hospitalité en avril 1997.
12L’analyse du concept d’hospitalité rejoint ainsi ce que Derrida désigne comme « le lieu de l’intervention, de la délibération politique. » (p. 224-225), lieu qui est également celui de l’hospitalité et en constitue la khôra. Il prend également position sur certaines thématiques comme celle du droit d’asile en France et s’appuie sur le travail de Luc Legoux, La crise de l’asile politique en France4, qui effectue une distinction « entre deux figures de l’exil, la fuite et la migration » :
[…] ne donner asile qu’à ceux qui ne peuvent attendre le moindre bénéfice économique de leur migration. […] cette distinction entre l’économique et le politique n’est donc pas seulement abstraite et inconsistante, elle est hypocrite et perverse, elle permet à la limite de ne jamais presque jamais accorder d’asile politique, de ne jamais, si on le veut, appliquer la loi, qui dépendra totalement, dans sa mise en œuvre, de considérations opportunistes, finalement elle aussi de l’ordre de la police ou de l’économie du marché. Plus aucun rapport, ici avec l’asile ou l’hospitalité, qui deviennent de purs alibis rhétoriques. (p. 302- 303).
13Il dénonce également ouvertement certaines stratégies géopolitiques de l’accueil qui, en n’acceptant pas les demandes d’asile politique sous des prétextes économiques, permet implicitement à la police d’agir en en lieu et place du droit. Toutefois, conscient de l’impossibilité d’appliquer politiquement un accueil inconditionnel, même en situation d’urgence, son verdict est clair :
Si on dit qu’il faut rappeler, qu’il faut régler l’hospitalité sur le droit public général et considérer qu’une église, c’est comme n’importe quel lieu de la ville, à ce moment-là, il faut reconnaître qu’il n’y a pas de tradition exceptionnelle du droit d’asile, c’est tout. Il faut vouloir reconnaître ça. L’honnêteté minimale consiste à dire : « Nous ne sommes plus fidèles à la grande tradition du droit d’asile dont nous prétendions nous réclamer jusqu’ici. » (p. 349)
14Il n’existe plus de lieu de repos ni d’apaisement universel où la matrice originelle, que Derrida avait analysée quelques années auparavant avec la khôra peut façonner une nouvelle approche du sujet. C’est ainsi que Derrida prônera une « ville-refuge » pour les intellectuels exilés. Car il montre ainsi que l’accueil peut-être aussi bien périlleux qu’en péril.
Les territorialités d’autrui & l’économie de la limite
15Durant l’ensemble des séances du séminaire, l’idéal éthique de l’hospitalité s’inscrit-dans un territoire codifié par ses acceptions et par son environnement. Kant parle d’un droit à l’hospitalité, selon lequel « l’hôte, même quand on le reçoit bien est d’abord un étranger, doit rester un étranger. L’hospitalité est due à l’étranger. » (p. 139) Aussi, reprenant Kant, la primauté de la loi s’impose-t-elle pour aborder la notion d’étranger :
Autrement dit, il y a antinomie, antinomie insoluble, antinomie non dialectisable entre La loi de l’hospitalité, comme loi inconditionnelle de l’hospitalité inconditionnelle (donner à l’arrivant tout son chez-soi et son soi, lui donner son propre, notre propre, sans lui demander ni son nom, ni contrepartie, ni de remplir la moindre condition), antinomie, donc entre La Loi inconditionnelle de l’hospitalité inconditionnelle et les lois de l’hospitalité, les droits et les devoirs toujours conditionnés et conditionnels de l’hospitalité, tels que les définit la tradition gréco-latine, voire judéo-chrétienne, tout le droit et toute la philosophie du droit jusqu’à Kant et Hegel en particulier, à travers la famille, la société civile et l’État. (p. 146)
16Ces deux types d’hospitalité confrontent le lien affectif à l’autre qui s’inscrit dans une dimension spécifique avec le lien formel du droit de présence dans un territoire défini. Au-delà de son positionnement politique, Derrida s’inscrit dans une dialectique qui articule les spécificités des positionnements notamment à partir du travail de Freud sur l’« inquiétante étrangeté », l’« Unheimliche », terme lui-même paradoxal qui définit, à partir de l’articulation du familier (heimlich) et de sa négation (un), l’intranquillité d’un connu qui reste inconnu. L’étranger pose et porte en lui l’étrange. Le danger surgissant de l’inconnu, comme de ce qui est caché, amène une réaction de crainte et d’attaque dans l’idée d’une inquiétante proximité du « chez soi-chez-l’autre » (p. 214). La dimension d’hostilité de l’hospitalité soulignée par Derrida montre que celle-ci s’appréhende dans la haine de l’autre qui peut survenir lorsque le territoire n’est pas délimité. Derrida évoque Hannah Arendt sur ce point :
Il y a haine quand justement le politique se détruit, c’est-à-dire, quand tout d’un coup, il n’y a plus de frontière claire, de citoyenneté assignée, de référence à une patrie, à une religion et donc à une identification possible, et à ce moment-là, évidemment la haine remplace l’hostilité, la haine se déchaine absolument sans limites. Et c’est ça qui s’est passé selon Hannah Arendt, après la Première Guerre Mondiale, quand la structure politique classique qui suppose la souveraineté de l’État-nation a été détruite. (p. 190)
17Lorsque l’identité et le rapport à l’autre se dérèglent, l’autre devient exposé à une haine rendue possible par l’absence de limites. En reprenant à nouveau Arendt qui considère que l’oubli de la langue maternelle permet l’appropriation de son nouvel environnement, la langue devient l’élément réconciliateur provoquant l’accueil de l’autre et s’inscrit dans une territorialité de l’hospitalité avec l’accueil qu’elle peut induire.
18L’hospitalité fonctionne en même temps comme une enclave, une « zone étrange » (p. 250 et 251), une inclusion d’humanité, d’accès à l’autre (p. 244). En même temps, la proximité fonctionne comme une impureté contagieuse (p. 246) : « Ici l’impropre redouté est cette fois proche, trop proche » (p. 246). Lors de la sixième séance de son séminaire, Derrida réitère son entreprise d’investigation du dissimulé qu’il articule à la problématique de l’ancrage en s’interrogeant sur la valeur du « chez » car « La question de ce que veut dire “chez” est donc la question de l’éthique comme question de l’hospitalité par excellence » (p. 240). Si ouvrir son lieu, c’est offrir sa sécurité et son intériorité, l’hospitalité représente le principe de l’accompagnement. Dans cette attitude, l’absence de délimitation de l’hospitalité délimite en même temps les frontières du sujet à partir de l’expérience du « chez soi » et de l’accueil appréhendés comme des seuils non définis.
19Au-delà de l’attente d’un inattendu, qui ferait référence à l’absence créée par le manque du divin, Derrida convoque le Zarathoustra de Nietzsche pour évoquer la spectralité de l’accueil de l’homme à venir : « La vraie hospitalité doit être surhumaine et, en attendant l’hospitalité ultime et par excellence, l’hospitalité surhumaine, eh bien, l’hospitalité des hommes supérieurs n’est qu’une marche ou un seuil de l’hospitalité. » (p. 282). En représentant l’hospitalité comme une relation à l’autre toujours en sursis, Derrida souligne comment l’appréhension de son absence amène une respiration imprévue dans l’existence humaine.
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20Jacques Derrida ne fait pas de synthèse de la déconstruction qu’il opère du stimulant concept d’hospitalité. Il ne propose pas non plus de solution, mais il met les éléments en miroir avec des concepts en marche pour considérer les disruptions de l’hospitalité, reflet de l’altérité comme offrande et prise d’otage. La convivialité de l’accueil se transforme en prise de pouvoir et la visite de l’invité, en annexion. L’une des forces de ce séminaire demeure, à ce jour, l’analyse des significations multiples d’une notion dont les apories restent à considérer comme autant de pistes de réflexion en prise avec une actualité qui reste contemporaine.
21Interpréter l’hospitalité participe finalement de la différance derridienne dans la mesure où l’hospitalité se construit à travers la recherche de ce qui est caché dans la dissemblance de son altérité. En rencontrant l’autre dans sa subjectivité, celui-ci se construit mais est également envisagé en tant que personne humaine dans la pensée d’une relation. Il est prévu que ce séminaire ait une suite. Celle-ci sera, nous le souhaitons, accueillie ; peut-être, entre autres, pour permettre, avec le défrichage sans fin du secret de l’hospitalité, le franchissement d’un autre seuil, celui de l’altérité.