Redonner du sens à la notion de fiction
1Pour son ouvrage Fiction : mode d’emploi, Étienne Boillet choisit un titre qui fait référence évidemment au roman de Georges Perec, La vie mode d’emploi, témoignant de cet amour pour les belles-lettres qui affleure au fil des six chapitres du livre et qui permet une variété et une richesse des exemples cités. Mais ce titre atteste aussi d’une tendance de son auteur à l’expérimentation pratique qui va innerver l’ouvrage dans la méthode adoptée et dans son propos, développé au cours de chapitres extrêmement denses et rigoureusement nuancés. Le titre, Fiction : mode d’emploi, met ainsi en balance les deux ambitions de l’essai d’É. Boillet : proposer une théorie de la fiction qui se nourrit et dialogue avec l’ensemble du corpus théorique et notionnel existant, tout en la mettant en pratique à travers des exemples empruntés majoritairement à la littérature et au cinéma, mais aussi à la bande dessinée, au jeu vidéo, et même au fait divers, au journalisme et à la rhétorique judiciaire. É. Boillet passe ainsi de la théorie de la fiction à son usage et à sa dimension pragmatique.
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2L’essai d’É. Boillet, Fiction : mode d’emploi, s’ouvre sur un constat sans appel : les théoriciens de la fiction, parmi lesquels notamment Aumont, Schaeffer, Ryan, Searle, Barthes, Caïra, Gabriel, Cohn, Ginzburg, Pavel, Eco, mais aussi Riffaterre, Rasson, ou encore Heinich, Bryon-Portet, Genette et Lavocat (dont il reprend une partie de l’imposante bibliographie pour la placer en fin d’ouvrage1) s’enlisent bien souvent dans un lexique pluriel, ambigu, voire polysémique qui nuit à la clarté de la théorie proposée. Il évoque ainsi, dans un premier chapitre destiné à établir une mise au point lexicale et à livrer un état de la recherche centré notamment sur les critiques anglo-saxonne et française, les cas de « fictif » et « fictionnel », mais aussi de « réalité » et de « vérité », en regard des notions d’« imaginaire » ou d’« irréel ». Il revient en outre sur la dichotomie vérité/fiction autour de laquelle tournent, comme la terre autour du soleil (sans jamais entrer en collision avec lui, alors fort heureusement !), de nombreux critiques s’étant essayés à l’exercice périlleux de définir la fiction, et il conclut par son infécondité. La vérité n’est pas le propre de la non-fiction, du factuel : il y a de la vérité aussi dans la fiction.
La fiction comme relation, la fiction comme compétence
3Selon É. Boillet, il n’y a donc pas de différence fondamentale entre la fiction et la non-fiction : toutes deux reposent sur les mêmes signes, tous susceptibles de former du sens2. Ce qui distingue les deux modes de représentation repose sur le statut du référent représenté et sur la manière dont celui-ci est envisagé par le récepteur du message. Il y a donc, dans la théorie de la fiction échafaudée par le spécialiste de littérature italienne contemporaine, une importance accordée à la fois à la sémiotique et à la pragmatique, rappelant qu’il s’agit, pour définir la fiction et la non-fiction, de renvoyer à une situation de communication mettant en jeu un émetteur (l’écrivain, dans le cas d’un texte) et un récepteur (alors son lecteur). La relation entre les deux instances repose sur un pacte qu’il appelle, sur le modèle de Philippe Lejeune dans ses travaux sur l’autobiographie, le « pacte fictionnel ». Celui-ci passe par des conventions explicites (par exemple la précision générique d’une œuvre, bien qu’elle puisse être elle-même un leurre si on pense notamment à l’exemple convoqué à plusieurs reprises du roman de Truman Capote, De sang-froid, publié en 1966) ou implicites, mais aussi par des compétences précises, dites « encyclopédiques » (Eco) ou sémiotiques, grâce auxquelles le lecteur est capable de différencier les signes et les choses représentées. Une compétence référentielle fondamentale est également requise pour distinguer les référents réels et ceux imaginaires par un processus cognitif envisageant les deux d’abord sur le mode de la simultanéité. Le lecteur doit faire par ailleurs preuve d’un certain esprit critique (qui se heurte aux cas-limites du canular et du trompe-l’œil où le lecteur se laisse, plus ou moins durablement, berné).
4É. Boillet distingue les énoncés ou récits fictionnels et ceux qui sont factuels (il les nomme des non-fictions) à partir de la notion de sens, rappelant le rôle central du récepteur qui va reconnaître un statut réel ou imaginaire à ce que la représentation expose dans son esprit. Il rejoint ainsi la thèse de Gérard Genette pour qui la fiction se définit par un référent imaginaire que le récepteur prend pour réel : la fameuse « feintise ludique partagée » (Schaeffer). Pourtant, É. Boillet reconnaît, à la différence de Genette dans ses développements sur le roman notamment, qu’il puisse y avoir une portée factuelle à la fiction3 : les informations vraies livrées sur le réel restent avérées, même lorsqu’elles sont transposées dans une fiction. Elles demeurent des « informations exactes sur des simulacres d’entités réelles » (p. 317). De la sorte, le contenu de la fiction vient enrichir les compétences encyclopédiques requises auprès du récepteur pour saisir le caractère factuel/fictionnel du message qui lui est livré.
Les trois modes de représentation de la fiction
5É. Boillet associe fiction et représentation, affirmant que dans toute fiction il y a représentation, sans pour autant que toute représentation soit une fiction. Il détermine de façon judicieuse ce qu’il nomme les trois registres ou modes de représentation de la fiction, qui permettent de poser les bases d’une distinction entre fiction et non-fiction. Il distingue ainsi la fiction à proprement parler, c’est-à-dire la « feintise ludique partagée » (Schaeffer) qu’il appelle « fiction-invention » de la « fiction-reconstitution » où le récepteur fait comme si les signes utilisés étaient les référents réels, et de la « pseudo-reconstitution ». La « fiction-reconstitution » désigne bien souvent le mode de représentation du théâtre et du cinéma où il s’agit de rendre présente une réalité passée, de faire comme si le passé représenté était le présent. Elle repose sur un principe de « présentification », c’est-à-dire sur un ensemble de dispositifs permettant de créer un effet de présence qu’il faut distinguer du « réalisme » dont l’usage prête à confusion. En effet, É. Boillet insiste sur le recours erroné à cette notion de réalisme pour signaler ce qui est selon toute apparence un effet de réel. Ce dernier, à la différence du réalisme, ne repose pas sur la réalité effective des faits exposés ; il renvoie plutôt à la condition du récepteur qui suspend son incrédulité devant un phénomène de ressemblance sensorielle entre la chose représentée et la chose réelle. Cette condition est rendue possible par l’auteur de la représentation qui cherche à tout prix à faire oublier à son lecteur le médium de l’écriture : il peut alors avoir recours à des procédés rhétoriques bien connus comme le présent de narration, le détail concret (sur lequel est revenu Barthes), ou encore l’hypotypose. Lorsque ce mode de représentation par « pseudo-reconstitution » concerne la littérature en particulier, tous les sens du lecteur sont mis en éveil de sorte à stimuler son imagination sous toutes ses formes. Ce second mode de représentation, cette « fiction-reconstitution » se distingue alors de la « pseudo-reconstitution » qu’É. Boillet définit comme une non-fiction peu rigoureuse, dans laquelle l’émetteur prétend savoir ce qu’il a en fait inventé. L’ambition est alors de faire comme si le signe était effectivement réel, c’est-à-dire de mélanger le fictionnel et le factuel.
En finir avec le procès contre la fiction
6Après être revenu dans le quatrième chapitre sur les termes de « projection », d’« identification » et d’« immersion », mais aussi de « distanciation » (de Brecht à Barthes) comme autant d’attitudes du lecteur-récepteur face à une représentation, É. Boillet en vient à établir une mise au point essentielle contre une attitude nihiliste qui insisterait sur le caractère inventé du réel même, qui demeure relatif dans la mesure où celui-ci serait le fruit d’une construction. Si une telle attitude lui semble outrancière, le théoricien ne préfère pas celle qui consisterait à se poser systématiquement la question de savoir si les énoncés fictionnels sont vrais ou faux. En effet, rappelle-t-il, ces derniers ne sont fondamentalement ni l’un ni l’autre puisqu’ils portent sur un monde fictif. Pour lui, il faut ainsi distinguer le sens et l’existence effective de la réalité qui désignent deux étapes distinctes. Comme dans les œuvres autotéliques (Les Faux-Monnayeurs, Hollywood ending), abordées4 dans le dernier chapitre de son essai, après avoir évoqué avec une touchante sincérité une carrière avortée d’écrivain autobiographe, la recherche du lecteur peut également être celle d’une exploration autotélique, sans recherche de référence au monde réel ou à certains de ses aspects. É. Boillet propose donc à l’occasion de ce dernier chapitre intitulé « Anecdotes et mises au point », un commentaire plus long du livre d’Olivier Caïra, Définir la fiction (2011). Il revient notamment sur le refus de ce dernier à employer la notion de « représentation » dans sa théorie de la fiction : une telle attitude, selon É. Boillet, conduit à supprimer la référence à des objets réels ou imaginaires. Par ailleurs, il lui reproche une tendance panfictionnaliste où tout, jusqu’au jeu d’échecs, peut être considéré comme une fiction. É. Boillet revendique ainsi son inscription dans une tradition critique plus classique, proche notamment de Jean-Marie Schaeffer pour qui la fiction consiste à faire comme si c’était vrai. À cet égard, continuer à opposer fiction et non-fiction n’aurait aucun sens, explique É. Boillet : une fiction peut très bien être documentaire ; tout comme un pseudo-documentaire semble livrer des informations vraies sur la réalité — c’est le propre des fake news.
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7Étienne Boillet invite ainsi, à travers son approche pragmatique de la fiction où sont pris en compte le point de vue de l’auteur et celui de son récepteur, à mettre au cœur des apprentissages et des compétences à acquérir, celles enseignées dans l’éducation aux médias. Ces dernières permettent en effet d’analyser les différentes représentations et les divers modes de la fiction, autant que la construction de nos croyances. Dans un tel contexte, la vocation de l’éducation aux médias devient profondément politique dans la mesure où elle permet de se prémunir contre la tendance constructiviste remettant en cause les perceptions du réel, contre le relativisme et contre les mensonges sciemment dits ou les erreurs d’appréciation alors pourtant évitables. L’ouvrage d’É. Boillet assume ainsi pleinement les deux ambitions portées par son titre : fournir une théorie solide de la fiction et l’inscrire dans un usage pratique et pragmatique, essentiel à l’heure de tous les complotismes et des fake news.