La vie vouée selon Judith Schlanger
1L’essai dont il est ici question fait partie de ces livres qui connaissent une nouvelle jeunesse à chaque réédition. Initialement paru au Seuil en 1997, puis republié chez Hermann en 2010, il figure aujourd’hui en bonne place dans la collection « Agora » (Pocket), parmi les « classiques » des sciences humaines. C’est que le grand mérite de La Vocation est d’avoir offert, voici vingt-cinq ans, des perspectives décisives sur un thème ancien (augustinien), en en faisant, avant que la sociologie de l’art ne s’en empare1, un levier pour penser notre rapport moderne au travail. Sa première édition s’inscrit d’ailleurs au cœur d’un moment – la seconde moitié des années 1990 – où la valeur du travail est devenue une préoccupation centrale des sciences sociales2. Judith Schlanger y déploie une réflexion passionnante sur les formes d’investissement de soi dans la vie active, en s’intéressant particulièrement à leurs variantes scientifiques et lettrées – un sujet dont on trouve des échos dans l’ensemble de son œuvre, des Métaphores de l’organisme (Vrin, 1971) jusqu’au récent Ma vie et moi (Hermann, 2019). Dans une actualité académique marquée par de nouvelles recherches sur les carrières, les sociabilités et les pratiques savantes3, il est nécessaire de relire cet essai essentiel pour mesurer l’importance de la vocation dans les pensées du travail et les représentations de la vie intellectuelle.
Une notion paradoxale
2La première ligne de l’avant-propos présente d’emblée les enjeux de la réflexion : « Comment vivre et que faire de ma vie ? ». J. Schlanger aborde le problème de la vocation en ouvrant son interrogation sur l’engagement de l’individu dans son existence. Partant du constat que, depuis le xviiie siècle, « la réalisation de soi se confond avec l’activité professionnelle » (p. 13), elle commence par explorer les ramifications du sens moderne de la vocation. Un des principaux pas de côté de son essai consiste à envisager l’évolution de l’éthique vocationnelle sous un angle très différent de l’approche sociologique, pourtant dominante sur la question depuis les travaux classiques de Max Weber. Dans l’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, ce dernier analysait l’émergence de la notion luthérienne de Beruf (signifiant à la fois vocation et profession) comme le point d’articulation entre une conception ascétique du travail humain et une mentalité capitaliste caractéristique des conduites économiques fondées sur l’accumulation du gain et du profit. Bien qu’elle consacre plusieurs pages éclairantes à cette analyse, l’autrice s’en démarque rapidement pour se concentrer sur les changements de sens de l’idée de vocation qui adviennent à la fin du xviiie siècle, c’est-à-dire à un moment où la vocation n’est plus seulement considérée comme une « tâche acceptée », mais comme « l’objet d’un désir » (p. 29) constitutif de l’individualisme démocratique :
Contrairement au Beruf luthérien et calviniste, l’affinité entre ce qu’on est et ce qu’on fait est au cœur de notre idée de la vocation. Par vocation, nous entendons choix et désir, adhésion volontaire, voire identification enthousiaste, adéquation intime entre un désir et une nature, épanouissement et réalisation active d’un moi (p. 28).
3Ce postulat initial n’est pas sans conséquence. Il conduit à examiner l’histoire moderne de la vocation non pas comme la perpétuation capitaliste d’un concept puritain, mais comme le fruit d’un imaginaire complexe de la réalisation de soi dans la vie active, dont les métamorphoses à travers le temps ne sauraient se réduire au modèle wébérien de l’éthique protestante. Pour le montrer, J. Schlanger n’établit pas une philosophie de la vocation, mais propose plutôt un parcours critique des différents paradoxes que charrie la notion depuis le xviiie siècle.
4Le premier paradoxe concerne sa valeur sociale et politique. Dans la conception des Lumières, la vocation permet d’envisager le « bonheur démocratique vu comme l’épanouissement actif de chacun et de tous », alors qu’elle est en même temps une « notion tout à fait élitiste » (p. 35). Parce qu’elle désigne à la fois un principe universel (le droit de se réaliser) et un statut d’exception (le don, le génie, etc.), elle véhicule un ordre hiérarchique sous le couvert d’un idéal d’égalité : « Chacun a droit au bonheur d’une vie qui se possède activement. Mais tout le monde n’a pas de vocation au sens noble et culturel du terme » (p. 36). Cet ordre hiérarchique se manifeste en particulier par le « jeu de différences » qu’il implique dans le monde social : l’élevé et le banal, le génial et le médiocre, l’extraordinaire et le décevant, etc. En s’appuyant sur Rousseau et Adam Smith, J. Schlanger montre ainsi que le problème de la vocation a constitué un défi majeur pour les penseurs de la liberté, car il suppose un équilibre nécessairement précaire entre les « conditions sociales » et « l’éventail des goûts » (p. 45).
5À ce premier paradoxe s’ajoute un deuxième, qui touche à la sécularisation de l’idée de vocation. Si le sens laïc de la notion semble avoir depuis longtemps supplanté son sens religieux, il n’en demeure pas moins que la vocation est encore une « croyance sociale commune » (p. 89) dans le monde du travail, dont le vocabulaire relève parfois autant de l’implication spirituelle que de l’activité lucrative. Il suffit de considérer les termes auxquels nous recourons volontiers pour justifier le choix d’une carrière : « Une fois que la vocation, devenue lucide et explicite, sait dire son nom, elle parle le langage de l’appel, de la profession de foi et de l’aveu » (p. 88). J. Schlanger s’applique ainsi à souligner la sacralité sous-jacente de l’idée de vocation lorsqu’elle est mobilisée dans certains récits exemplaires qui exaltent l’engagement personnel dans une activité professionnelle et qui font de l’identification à un métier un impératif de la vie active.
6Cette ambivalence entre sens laïc et sens spirituel s’accompagne d’un troisième paradoxe relatif, cette fois, au moteur de l’investissement de soi. Selon la philosophe, la vie vouée est une vie qui repose à la fois sur le choix et la nécessité, la « décision volontaire » et la « tendance irrésistible » (p. 93), deux facettes qui caractérisent le double langage qu’un individu peut tenir au sujet de sa carrière. Car le discours vocationnel, dans sa version sécularisée, est profondément dialectique : « Pour l’homme voué, la volonté est plus qu’une condition indispensable, c’est aussi une valeur et un mérite. Mais en même temps – et c’est son autre langage – la vocation s’impose. On ne décide pas d’en avoir une et on ne décide pas laquelle » (p. 94-95). Si bien que le choix et la nécessité, comme la volonté et le tempérament, se confondent fréquemment lorsqu’il est question de métiers à vocation.
7Enfin, la conception moderne de la vocation se caractérise, d’après J. Schlanger, par une tension entre l’idéal de totalisation et la division du travail. Celle-ci émerge au tournant du xixe siècle, à une époque où « suivre sa vocation » devient une injonction romantique et un lieu de tiraillement entre l’aspiration à la polyvalence et l’exigence de spécialisation4. C’est là le quatrième paradoxe soulevé dans l’essai : « chacun est supposé prendre conscience de sa donne naturelle, reconnaître son point fort » (p. 169), mais en même temps « chacun a vocation à réaliser son humanité tout entière et à incarner le maximum d’humanité » (p. 172). Si bien que l’éthique vocationnelle englobe à la fois la « destination générale de l’homme » (p. 172) et le perfectionnement des « aptitudes particulières » (p. 173).
8En explorant tour à tour ces quatre paradoxes, J. Schlanger parvient à donner une épaisseur conceptuelle à la vocation et à rendre compte de ses usages variés au fil des siècles. Son essai fait dialoguer des auteurs aussi différents que Voltaire, Goethe, Charles Fourier, Balzac, George Eliot, Renan ou Valéry, dans une réflexion foisonnante sur les espoirs et les points aveugles qui sont au cœur des conceptions du travail à l’ère démocratique. Il montre finalement que la notion est apparue progressivement comme un enjeu fondamental pour nombre de penseurs, mais aussi comme un sujet romanesque pour des écrivains qui y ont vu un puissant moteur narratif pour mettre en scène des héros en quête d’identité.
L’ethos intellectuel & ses représentations
9La plupart des commentaires développés dans La Vocation portent sur des auteurs du xixe siècle. Le choix de cette période n’est évidemment pas anodin : le siècle qui a connu le triomphe du romantisme et du positivisme est aussi celui où « l’opinion moderne a favorisé une vue hiérarchique et active de la vocation » (p. 100). La notion devient alors une valeur cardinale dans certains champs spécifiques, tout particulièrement dans les professions que recouvre le travail intellectuel. La « vie de cabinet » apparaît comme l’espace privilégié des penseurs et des créateurs passionnés, et finalement comme le « paradigme de la vie supérieure et le type par excellence de la vie vouée » (p. 131). Cette transformation marque, selon J. Schlanger, l’essor de la « valeur travail » dans les mondes savants et lettrés, impliquant un nouveau régime de productivité inspiré du modèle industriel au point de rendre « illégitimes des conduites comme le dilettantisme » (p. 136). Le mouvement de professionnalisation qui affecte les sciences naturelles et les sciences humaines dès les années 1860 caractérise le regard moralisateur que l’on porte sur les vocations savantes : il ne suffit plus de penser ou d’inventer pour être savant, il faut produire des connaissances tangibles en quantité, bref : publier toujours davantage5. Ce phénomène ne se limite d’ailleurs pas aux savoirs, mais s’observe également dans le travail créateur : « La vocation artistique est justement le cas privilégié où destination spirituelle et industrie se rejoignent, où nécessité profonde du moi et productivisme se confondent » (p. 137).
10En fait, une telle promotion de la vie intellectuelle et artistique a des racines profondes. Elle se développe avec « l’éthique romantique de la vocation » (p. 173) et l’émergence de la « figure idéale du savant » (p. 196) au tournant du xixe siècle, notamment dans les écrits de Johann Gottlieb Fichte. Fidèle au modèle allemand de la Bildung, ce dernier élabore une conception idéaliste de la vocation qui contribue grandement à l’émergence de l’ethos intellectuel moderne. Le savant, selon Fichte, se définit moins par la nature de son travail ou de sa profession que par son rapport « volontariste » et « spirituel » au savoir. Son existence entière doit être pensée comme une mission, voire comme un acte de foi.
11Peu à peu, les sciences, les lettres et les arts deviennent les domaines privilégiés de la vocation, en parallèle du champ religieux. On ne compte pas les savants, les écrivains ou les peintres qui, au xixe siècle, sont perçus (et se perçoivent) comme de véritables légendes nationales : « Désormais un savant ou un artiste devient un grand homme qui a mis son génie au service de sa patrie et de l’humanité » (p. 125). Ce « culte des héros » (p. 124) justifie même, pour quelqu’un comme Renan, la sanctification des nouveaux « phares » de la civilisation et du progrès. Or, il ne faut pas l’oublier, ce sont presque exclusivement les hommes qui bénéficient du privilège de la vocation. Toute une « énergétique de la personne » (p. 126) confère à l’univers très masculin du savoir, de la littérature et de la peinture un statut d’exception, maintenant bien souvent les femmes à l’écart de l’aventure glorieuse des idées et de la création. On pourrait à cet égard reprocher à J. Schlanger de trop peu s’attarder sur les problèmes d’inégalité que pose la valorisation sociale de la vocation, même si son essai contient certaines remarques percutantes sur la « distribution sexuée des figures éthiques » (p. 68) et ses lourdes conséquences dans l’histoire des carrières féminines.
12Mais le propos de La Vocation est ailleurs. Il vise avant tout à mettre en lumière le discours de la « vocation de savoir » en s’arrêtant sur des cas représentatifs et, pour la plupart, illustres. C’est pourquoi l’autrice, dans sa panoplie des figures de savants, s’intéresse en particulier à des érudits comme Thierry, Taine ou Renan, qui incarnent l’« héroïsation culturelle » des savoirs lettrés tout en participant eux-mêmes au « grand mouvement de popularisation de la science » (p. 234-235). Au-delà de ces noms célèbres, elle évoque aussi des personnages comme Faust, Frankenstein, Aylmer, Louis Lambert, Dr Jekyll ou Dr Moreau, qui emblématisent pour leur part la face d’ombre de la vocation. Ces exemples montrent finalement que la fiction littéraire décline, elle aussi, une vaste mythologie de la vie intellectuelle, où les exploits scientifiques sont souvent les signes de failles existentielles ou, pire, de dérives pathologiques. De fait, l’héroïsme ambigu de tels personnages n’est pas sans rapport avec le « légendaire scolaire des génies incompris » (p. 147) que dépeint, par exemple, Louis Figuier dans ses Vies des savants illustres depuis l’Antiquité jusqu’au xixe siècle (1866). Qu’il s’agisse de vies inventées ou de vies réelles, les récits de vocation suggèrent parfois la souffrance de la vie savante en donnant lieu à une « hagiographie doloriste des grands hommes inscrits dans le panthéon des grands noms » (p. 148).
Vingt-cinq ans après
13On aurait envie de prolonger les riches hypothèses développées dans La Vocation, tant elles mettent en perspective des questions qui nourrissent encore les recherches sur le travail intellectuel et ses représentations en littérature. Au lieu d’envisager ce livre comme l’histoire conceptuelle d’un mot apparemment naïf et galvaudé, il convient donc de le lire, vingt-cinq ans après sa parution, comme une traversée inspirante des multiples significations que revêt l’idée de vocation sur le temps long. Ce qui est au cœur de la réflexion de J. Schlanger, c’est moins l’évolution linéaire d’une notion que l’imaginaire culturel qui en porte les contradictions jusqu’à nos jours.
14Un imaginaire libéral, en somme, dont la philosophe révèle à plusieurs reprises le caractère profondément chimérique tout en suggérant que nous en sommes encore, dans un certain sens, les héritiers. C’est ce que vient rappeler l’épilogue intitulé justement « La vocation aujourd’hui » : loin de faire de l’éthique vocationnelle une ressource pour réenchanter un monde du travail en crise, Judith Schlanger affirme en fin de compte que « l’éthique de la vocation donne de l’investissement dans le travail une représentation beaucoup trop lisse » (p. 267). Une telle remarque aurait mérité un appendice, ou du moins une note, à l’occasion de cette réédition, car elle invite à souligner, voire à actualiser, la force critique du livre. Si la vocation est, aujourd’hui encore, une valeur répandue (pensons à la catégorie creuse de « métier-passion »), elle tend aussi à voiler les contraintes et les rapports de force qui font le quotidien de la plupart des travailleuses et des travailleurs. Parce qu’elle promeut un modèle volontariste de la réalisation de soi dans la vie active, elle semble le plus souvent en décalage avec les réalités professionnelles auxquelles se confrontent celles et ceux, exceptionnel·le·s ou non, qui cherchent à gagner leur vie avant de réussir leur carrière.