André Suarès, poète postimpressionniste des bords de mer
1Pour cette anthologie articulée autour du thème des « ports et rivages », Antoine de Rosny a réuni des poèmes, presque exclusivement tous en prose, du prolifique poète français André Suarès (1868‑1948). Pour celui qui se disait « homme de la mer avant tout », les voyages loin de Paris sont nombreux, en particulier en Bretagne, en Provence et en Italie, et donnent lieu à de nombreux recueils qu’une présentation et des annexes permettent efficacement de situer dans la chronologie de leur auteur. Des pistes d’analyse sur ces morceaux choisis sont suggérées, comme l’opposition entre la Bretagne et la Méditerranée, culture grecque contre culture latine, mais il ne s’agit pas tant de disséquer l’écriture d’André Suarès que de la livrer, telle quelle, au gré des trois destinations majeures qui furent les siennes. L’esthétique poétique de Suarès se déploie alors comme un tableau vivant, coloré et mouvant, et invite, en cette fin d’été, à penser et repenser nos propres lieux d’otium et de rêverie en se laissant bercer par les vagues volumineuses de la Bretagne qui nous conduisent, en passant par les ports provençaux, jusqu’en Italie. C’est bien la mer et ses paysages qui sont au cœur de cet ouvrage dont l’écriture de Suarès dessine les contours multiples, mais aussi que l’apparat critique discret d’Antoine de Rosny n’étouffe pas mais nourrit suffisamment. La poétique se fait esthétique et même picturalité tout au long de l’ouvrage, nourrie par une plume visiblement trempée dans la culture postimpressionniste du début du xxe siècle.
La Bretagne, « vaisseau de granit sur la mer verte »
2On peut lire dans Landes et marines que « La Bretagne est un vaisseau de granit sur la mer verte » (« Pont des fées », 1902, p. 93) et, effectivement, à travers cinq recueils composés entre 1901 et 1906, le poète n’a jamais fait le tour des paysages de roches de Cornouailles. La mer y est, à l’image de cette lande sombre et parfois austère, violente :
Je vais sur les pierres cruelles, le long des rocs. La mer, plus grise encore, se soulève avec colère. La vague brise, en criant au milieu de l’écume ; et je reçois sur le visage des paquets d’eau glacée. La pluie froide ne cesse pas de sillonner l’air, victoire d’archers incomparables, déluge de fines flèches lancées d’un seul côté. ( « À Ker‑Mor », Lord Spleen en Cornouailles, 1901, p. 49)
3Le champ lexical employé est souvent celui du combat, celui de l’homme contre des éléments déchaînés où les étendues innombrables laissent place à des descriptions intarissables, puisque, comme le déclare le poète, « je n’ai, de toutes parts, autour de moi, que l’Océan et les landes mouvantes à l’égal des vagues, et plus noires qu’elles ». ( « À Ker‑Mor », Lord Spleen en Cornouailles, 1901, p. 47). La prose descriptive se fait ekphrasis d’une mer et d’une terre jamais semblables. La mer est ainsi tantôt verte, dorée, noire, violette, en fonction de la lumière. Elle est vivante, plus que tout, et s’agite, quand les hommes, eux, sont presque des morts‑vivants qui font du sur place — « Ce sont les hommes immobiles qui paraissent les ombres » (« L’infini », En Cornouailles, 1901, p. 53) — et que les ruelles des villages ne sont presque indistinctement que des roches abîmées par les flots, parmi tant d’autres. Sur les ports, les rivages, ou en pleine mer, le poète n’a de cesse de décrire la mer toujours changeante et la peindre, à la manière de Monet peignant les eaux de Giverny ou la mer normande. Il observe aussi et investit les îles, comme l’île Tudy, et les navires qui sont autant de microcosmes perdus dans la mer. Les humains qui se frayent parfois un chemin dans les poèmes sont comme les oies dans les îles : ils fonctionnent en cohorte — de marins, d’enfants, de religieuses, de veuves, les filles qui vont à l’usine — comme une espèce endémique de la Bretagne, un élément parmi les éléments naturels que le poète détaille sans psychologie, froidement.
4Avant tout, ce qui fascine André Suarès, c’est l’insondable, l’indicible de la prose. « La mer est un mystère. Son énigme est celle de la volupté même : la mort, le danger se cachent dans ce délicieux sourire. Et si la sirène avait moins de cruauté, elle ne serait pas si belle. » (« Au bord de l’eau », En Cornouailles, 1901, p. 62). C’est la mer de la tempête qui fait trembler les maisons, les navires et les vieilles femmes qui se signent sur les quais, le phare immobile et sombre qui regarde les étoiles, les petites filles conduites par les religieuses qui jouent sur la plage, « un chien, qui a couru là, a laissé sa trace légère et mesurée, sous forme d’étoiles rondes » (« Estampe dans le goût du Japon », Le Livre de l’Émeraude, 1901, p. 81) qui viennent dessiner les contours de l’élément maritime qui ne se laisse pourtant jamais saisir, jamais enfermer et déborde en vagues violentes sur la Terre. Mu par un naturalisme presque minimaliste, inspiré par l’épuration japonaise, le poète ne fait pourtant pas qu’observer pour peindre, il se mélange aussi, parfois, à ce paysage de Cornouailles :
Nu, couché de tout mon long sur le ventre, je presse la plage de mes cuisses ; je cuis au bord du flot ; j’aspire la lumière, comme l’éponge avale l’eau. Je transparais à moi‑même, d’or brûlant, sur le sable aux blancheurs diamantées. (« La lumière », Landes et marines, 1902, p. 102‑103)
5Il se transforme alors, dans cette Bretagne de pierre et d’eau, en la lumière indispensable à son retentissement poétique et annonce qu’il peut se faire corps et vivre en tant que corps dans le paysage maritime.
« Et soudain, entre les pins, c’est la mer comme un œil1 »
6Il n’est plus besoin de lutter contre la mer et les éléments en Provence, puisque tout y semble accueillant, doux, rond. Le poète y possède une « maison blanche » (p. 123‑128), dont il se plaît à décrire l’intérieur chaleureux, les fleurs, les aloès et les figuiers de Barbarie, car « il y a un printemps : c’est en Provence » (« En rade. Moments », Sur la vie, 1908, p. 129). Les descriptions florales et arboricoles sont innombrables, en particulier le pin : « Le pin est le plus beau des arbres, celui qui partout cherche la beauté, pur en tous ses gestes, élégant en toute saison, plein de force et de mesure » (Ibid., p. 131).
7La Provence, c’est aussi la rencontre avec les dieux antiques et surtout Jupiter : « J’aime Jupiter entre les dieux. Je le prie, avec la mer et toute la terre qui l’attend. » (Ibid., p. 131). Le bleu inonde tout — ciel , mer, matin, nuit — et révèle, plus qu’en Bretagne, des scènes de genre citadines et rurales où l’humain grouille, dans les ports et les rues, de Marseille à Toulon, à Sanary, telles les « tableaux parisiens » baudelairiens, tandis que le poète projette un imaginaire antique sur ces paysages lumineux qui deviennent parfois, comme un poème ainsi nommé, un vaste « paysage antique » (Croquis de Provence, 1913, pp. 158‑160) : la poétesse Sappho ou Nausicaa y prennent alors place, car le poète rêve plus que tout, dans ces terres qui furent autrefois des colonies grecques et romaines, de la Grèce – « Ah, laissez‑moi croire qu’en Provence, je suis déjà entre Sunion [sic] et l’Olympe. Je ne garde que trop le regret de fermer les yeux sans les avoir ouverts, un jour, sur l’Acropole. » (« Mont des oiseaux », Provence, 1925‑1930, p. 174‑175). C’est définitivement Marseille, d’où il est originaire, qui accroche le cœur du poète et retient toute son attention, car la ville réunit tout ce que le poète aime :
Est‑ce l’énorme Marseille dans son opposition si peu connue de ville provençale, qui se prolonge dans la campagne, et d’entrepôt universel, commerce, hommes et denrées ? Visage le plus antique de la France et porte de l’Orient, par où toute l’Asie passe ? (« Préface », Marseille, 1935, p. 215).
8Le méditerranéen qui aime l’antique ne peut pas ne pas aller en Italie. André Suarès y jette naturellement son dévolu poétique. Dans Venise, « La Reine des Sirènes » (« Entrée à Venise », Voyage du Condottière, 1910, p. 226), le poète éprouve une passion érotique pour cette ville qu’il aime comme une femme et veut, littéralement, découvrir : « On ne juge point Venise : on la caresse, on la baise, on s’y laisse vaincre et tenter ; car toujours elle tente. » (« Beautés de la Reine », Voyage du Condottière, 1910, p. 232). C’est encore l’œil postimpressionniste et presque déjà fauviste qui observe les couleurs et les reflets de la ville :
Une ruelle s’ouvre comme une fente liquide entre les hautes maisons noires. Sur les toits, le ciel adorable est un oiseau posé, une longue plume bleue. Un pinceau de lumière promène la liqueur du soleil sur un côté du canal ; et toutes les façades d’un bord baignent dans l’or ; et de l’autre, elles trempent dans un voile de laque. […] Les jupons, les chemises, rouges, verts, blancs, jaunes, les hardes d’enfants dansent à la brise […]. (« Heures sur l’eau, Voyage du Condottière, 1910, p. 242‑243)
9Mais aussi Ravenne, Gênes, Ostie, Paestum ou Agrigente sont explorées, décrites et les poèmes qui constituent les différentes parties de ce Voyage du Condottière ou du recueil Temples grecs, maisons des dieux sont un véritable guide touristique poétique à l’attention des amateurs d’anecdotes.
10C’est dans la correspondance du poète que l’on peut lire son intérêt pour la peinture qui lui est contemporaine, et qui fait indubitablement échos à son écriture. Quand il parle du peintre Albert Marquet et de ses tableaux de la Provence, n’est‑ce‑pas finalement un peu de lui qu’il parle ?
Il saisit l’essentiel de l’heure et du paysage ; et il rend avec une justesse surprenante. La certitude de sa main égale celle de sa vision. Il a la mesure de la sobriété d’un maître. On compte les coups de pinceau, et ils sont tous nécessaires : indispensables, ils suffisent pourtant. Il est tout en valeurs. Il a le sens de la lumière à un point rare ; il va bien au‑delà de ce qu’on appelle la couleur. Ses tableaux de Marseille et de l’Estaque me semblent de la meilleure veine. (Lettre à Jacques Doucet du 11 février 1919, p. 311‑312)