Les femmes écrivent-elles : bien/mal/comme des hommes ? Entourez la bonne réponse
1Tou·tes les chercheur·ses se demandent comment diffuser le plus efficacement les résultats de leurs recherches. Les articles dans des revues ou les monographies scientifiques ne suffisent pas toujours, notamment lorsque le jargon scientifique limite la diffusion à un nombre restreint de lecteur·rices. Corina Koolen est confrontée à ce problème alors qu’elle soutient sa thèse de doctorat en 2018. Celle-ci a mené ses recherches au sein du projet The Riddle of Literary Quality (Universiteit van Amsterdam et Huyghens Instituut), qui a pour objectif d’appréhender la qualité littéraire d’une œuvre par les méthodes des humanités numériques. Le projet était dirigé par Karina van Dalen-Oskam, qui a, par ailleurs, récemment publié la synthèse des résultats à l’Amsterdam University Press1.
2Au moment de la soutenance de C. Koolen, plusieurs tribunes dans différents journaux néerlandais ont réagi à son travail, en lui reprochant de voir des enjeux de gender2 là où cela n’a aucun intérêt. Cette critique vis-à-vis des études de genre n’est pas rare aux Pays-Bas, même dans le milieu universitaire3. Afin de répondre à l’attention médiatique qu’a reçue sa thèse et de démontrer que se focaliser sur le gender a un sens, C. Koolen rédige une version accessible au « grand public », qui récapitule les résultats de ses recherches. L’ouvrage est publié en 2020 sous le titre Dit is geen vrouwenboek. De waarheid achter man-vrouw-verschillen in de literatuur [Ceci n’est pas un livre pour femmes. La vérité sur les différences entre les hommes et les femmes dans la littérature]. Celui-ci présente clairement les nouveaux enjeux des études littéraires et des études de genre.
3L’approche de C. Koolen a été motivée par les résultats du premier volet du projet The Riddle of Literary Quality, que l’équipe a choisi de nommer la Nationale lezersonderzoek [la Recherche nationale des lecteur·rices]. Les internautes étaient invités à commenter et à noter quelques titres parmi un échantillon de 401 livres avec pour seules données leur titre et le nom de l’auteur·rice4. Parmi les titres retenus, il n’y avait que des œuvres en prose contemporaines. Cependant, différents sous-genres étaient représentés : en plus de la « bonne littérature », des romans policiers et sentimentaux figuraient dans la liste. Dans Dit is geen vrouwenboek, C. Koolen remarque que malgré la répartition égale d’auteurs et d’autrices, les titres écrits par des femmes étaient systématiquement recensés plus négativement que ceux signés par des hommes. Confrontée à de tels résultats, elle a cherché à comprendre pourquoi l’inégalité entre hommes et femmes persiste dans l’appréciation de la qualité littéraire. Dans Dit is geen vrouwenboek, elle partage ses conclusions.
Le monde d’aujourd’hui
4Les données de la Nationale lezersonderzoek permettent de schématiser la position des femmes dans la littérature aujourd’hui. C. Koolen rappelle que plusieurs genres littéraires sont représentés dans l’échantillon, dont les romans étiquetés « littéraires » par l’éditeur, ainsi que des thrillers et des romans sentimentaux. La répartition des genres littéraires est néanmoins genrée. Par exemple, les autrices se dédient plus au roman sentimental que les auteurs. La chercheuse découvre, en analysant les données de l’enquête, que ces titres « à l’eau de rose » sont perçus de façon plus négative par les participant·es, ce qui a des répercussions importantes dans l’appréciation de tout type de production écrit par des femmes. Quand il leur est demandé de commenter un ouvrage, les internautes décrivent ceux écrits par des hommes avec des termes qui relèvent de la technique littéraire, tels que « style » et « construction ». En revanche, les ouvrages d’autrices sont réduits aux genres « peu littéraires », tels que les chick lits et les romans à l’eau de rose, sans considération formelle, même s’ils sont écrits dans un autre style ou registre. De plus, si on ne prend en compte que la « bonne littérature », les titres des auteurs ont reçu une meilleure note que ceux des autrices. En moyenne, sur une grille de notation allant d’un à sept, un demi-point de moins est attribué à un roman écrit par une femme par rapport à un roman écrit par un homme.
5Ensuite, C. Koolen essaie de comprendre les mouvements à l’intérieur du champ littéraire actuel. Pour ce faire, elle forge un concept particulier : de literaire ladder, une « échelle littéraire », composée de cinq échelons qui consacrent une carrière littéraire. On grimpe l’échelle de la façon suivante : (1) être auteur·rice professionnel·le, (2) être auteur·rice reconnu·e, (3) être rencensé·e par des critiques littéraires, (4) être nommé·e pour un prix littéraire, (5) être lauréat·e d’un prix littéraire. L’outil se focalise donc davantage sur la réception d’un·e auteur·rice par d’autres professionnel·les du secteur littéraire, à la différence avec l’enquête décrite ci-dessus qui tire ses résultats d’un public lambda. C. Koolen utilise différentes sources pour obtenir ces chiffres et parvient à argumenter de manière convaincante ce qui se passe dans la carrière des autrices. Alors qu’il y a environ autant d’autrices professionnelles que d’auteurs professionnels, les femmes ne montent pas l’échelle de la même manière que les hommes. À chaque échelon, la répartition des genders se déséquilibre de plus en plus. Finalement, seulement 21 à 25 % des écrivain·es ayant obtenu un prix littéraire étaient des femmes. Autrement dit, les hommes grimpent mieux l’échelle que les femmes.
6Cette première partie de Dit is geen vrouwenboek apporte un aperçu important de la situation actuelle dans la sphère néerlandophone. Les statistiques démontrent l’effet du gender de l’auteur sur une carrière littéraire. Par ailleurs, l’inégalité est reflétée dans les résultats de l’enquête auprès du lectorat. À partir de ce point de départ, la critique cherche à comprendre pourquoi les femmes littéraires sont désavantagées. De nouveau, la chercheuse argumente grâce à l’analyse littéraire et aux chiffres.
Les raisons de l’inégalité hommes-femmes dans la sphère littéraire
7C. Koolen cherche des explications aux inégalités littéraires entre hommes et femmes dans trois champs distincts. D’abord, elle veut comparer le style des auteurs, pour voir si hommes et femmes écrivent différemment. Elle porte ensuite son attention sur le public et la réception. Enfin, la critique se focalise sur ce qu’on appelle péjorativement les vrouwenboeken, c’est-à-dire les romans sentimentaux traditionnellement écrits pour les femmes. Dans cette troisième partie, la critique combine les deux approches qui n’étaient pas encore couplées dans la première et deuxième partie : l’analyse numérique des romans et l’enquête des lecteur·rices. Parcourons brièvement les trois étapes de C. Koolen.
8Une analyse stylistique numérique peut se faire de plusieurs manières. C. Koolen procède en trois temps, elle observe : (1) la fréquence des mots, (2) le choix du lexique, (3) les thèmes abordés. À chacune de ces étapes, elle reprend le corpus d’œuvres utilisé pour l’enquête de la Nationale lezersonderzoek, auquel elle ajoute un second corpus restreint, constitué de romans nommés pour des prix littéraires dans la même période. C. Koolen peut ainsi vérifier si une différence s’affiche aussi bien dans le groupe hétérogène de la Nationale lezersonderzoek, que dans le groupe homogène des titres nommés. La comparaison entre les sélections de textes permet en d’autres mots d’éliminer les spécificités linguistiques liées aux catégories génériques : un roman policier n’est pas un roman sentimental. En effet, l’analyse des mots révèle que la différence entre genres littéraires est plus importante que celle entre auteurs et autrices. L’ordinateur était surtout en mesure de reconnaître la « bonne littérature » écrite en néerlandais. Cela ne signifie pas l’absence de toute différence entre les genders. Les résultats de l’expérience signalent un léger écart entre les œuvres écrites par des hommes ou par des femmes, écart que C. Koolen analyse à l’aide de la deuxième méthode : les auteurs utilisent plus souvent des prépositions, des articles et des numéraux cardinaux, alors que les autrices privilégient les pronoms personnels. La critique indique que cela a déjà été attesté par d’autres chercheurs, et que s’intéresser aux thèmes abordés est nécessaire pour analyser ces données.
9Ce troisième angle permet en effet de nuancer les premiers résultats. La vie familiale était traditionnellement désignée comme un sujet féminin, alors que l’armée était considérée comme un thème de l’écriture masculine. Or la vie familiale s’est révélée présente dans la plupart des romans, quel que soit le gender de l’auteur, et s’il n’était bien question de l’armée que dans des romans écrits par des hommes, seulement deux titres correspondaient. L’expérience prouve ainsi que les divergences entre des œuvres écrites par des hommes et celles composées par des femmes sont bien moins importantes que leurs similarités. Par ailleurs, celles-là ne sont pas assez fortes pour influencer la réception puisque tous les romans dont il est question dans l’analyse de C. Koolen étaient nommés pour des prix littéraires. L’« écriture féminine » peut donc être appréciée littérairement. Pour la chercheuse, l’explication la plus sexiste est à proscrire : les écarts de réception doivent donc s’expliquer autrement.
10C. Koolen mène des enquêtes auprès du public pour savoir s’il existe un ou plusieurs biais dans leur évaluation d’une œuvre. Les questions posées sont les suivantes : (1) Est-ce qu’un·e lecteur·rice croit qu’un homme écrit mieux qu’une femme ? (2) Quel est le lien entre le gender de l’auteur·rice, le sujet abordé dans le texte et la réception littéraire ? (3) Est-ce que le jugement change si on ignore le nom de l’auteur·rice ? Les groupes interrogés sont de taille moins importante que ceux réunis pour la Nationale lezersonderzoek, mais n’en sont pas moins représentatifs de la société. Les résultats sont remarquables : un·e lecteur·rice considère un roman écrit par un homme qui parle d’un protagoniste masculin comme « littéraire », alors qu’un roman composé par une femme avec une protagoniste féminine l’est moins. Toutefois, si un·e lecteur·rice ne connaît pas le nom de l’auteur·rice, la différence de réception entre auteurs et autrices disparaît. L’enjeu apparaît ainsi autant lié au gender de l’écrivain·e qu’au genre littéraire et à ses conventions. Dans les chick lits, par exemple, genre considéré comme l’apanage des femmes, le protagoniste est le plus souvent une femme.
11Finalement, afin de comprendre le rôle du genre littéraire dans ce débat, C. Koolen se concentre sur les romans sentimentaux, un genre perçu comme féminin et le plus souvent mal considéré par le lectorat. Toujours selon C. Koolen, la dénomination « livre pour femmes », revient pour discréditer un ouvrage écrit par une autrice, même si celui-ci n’a aucun lien avec ce genre. En analysant à la fois le style de la « bonne littérature » et celui des chick lits, la critique note que les deux sont complètement différents. La « bonne littérature » écrite par des femmes ne ressemble pas au roman sentimental, elle ressemble surtout aux autres romans désignés comme « littéraires », c’est-à-dire catégorisés comme tels par l’éditeur, écrits par des hommes. De plus, quoique les sujets abordés dans le roman sentimental ne soient pas si différents de ceux que l’on trouve dans la « bonne littérature », cela ne constitue pas un critère discriminant pour les œuvres écrites par des femmes puisque ce phénomène se vérifie pour toute la production littéraire, indépendamment du gender de l’auteur·rice. C. Koolen remarque ainsi que l’appréciation littéraire dépend de conceptions genrées : les romans écrits par des auteurs ne sont jamais assimilés à des romans sentimentaux, malgré les potentielles similarités, alors que les ouvrages composés par des femmes sont systématiquement rapprochés de genres moins reconnus pour mieux les discréditer et remettre en cause la qualité littéraire de leurs écrits.
Le monde d’après
12C. Koolen ne s’arrête pas à reconnaître l’influence du binôme protagoniste-auteur·rice pour la réception littéraire d’une œuvre. Souhaitant une égalité de traitement entre hommes et femmes, elle se demande comment dépasser l’influence négative du gender en littérature. La critique néerlandophone propose quelques pistes à explorer. D’abord, C. Koolen donne deux recommandations à toutes les organisations actives dans le secteur littéraire. Elle les invite à échanger avec les institutions qui mènent une politique d’inclusivité active, telle que deBuren5 à Bruxelles, et à se regrouper via des réseaux tels qu’Every Story Matters6. Ensuite, la chercheuse s’adresse aux éditeurs et aux institutions publiques afin de les sensibiliser aux biais auxquels ils sont soumis lors de la sélection des ouvrages pour des prix littéraires. Une analyse de ce type a été menée par l’Universiteit Antwerpen et Flanders Literature en 20187. Afin que soient entendues d’autres voix en littérature qui sont encore aujourd’hui moins écoutées, C. Koolen propose aux jurys des prix littéraires d’obtenir des éditeurs un aperçu plus inclusif des parutions. Il s’agit là d’un exemple de la pression qu’une institution littéraire peut mettre sur tout le secteur des lettres. Par ailleurs, la critique considère que la recherche a une responsabilité importante. Les autrices restent moins étudiées que leurs homologues masculins. Les travaux qui mettent en évidence des inégalités en général ne mènent pas à de véritables changements. C’est regrettable, selon C. Koolen, car la recherche occupe toujours une position phare : elle influence l’enseignement en littérature, et a, par conséquent, des répercussions sur le secteur littéraire de demain.
13Finalement, C. Koolen propose une liste pour chaque lecteur·rice, qu’il soit spécialiste ou profane, afin de combattre les préjugés liés au gender. Ses recommandations sont les suivantes : il faut (1) prêter attention à des romans écrits par des femmes avec une protagoniste féminine ; (2) avoir un jugement critique vis-à-vis de ses préjugés lors de la lecture d’un tel roman, (3) remettre en question les clichés autour du roman « à l’eau de rose » et (4) se demander si le gender de l’auteur change l’interprétation que l’on se fait lors de la lecture de la quatrième de couverture. La critique indique que les questions sont facilement adaptables pour découvrir d’autres stéréotypes, liés au racisme, ou à la classe sociale. L’autrice termine en d’autres termes son ouvrage sur une note d’optimisme. Avec ce travail, on peut maintenant démontrer, chiffres à l’appui, l’inégalité entre hommes et femmes dans la littérature contemporaine.
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14La chercheuse conclut que la réception est influencée par le gender de l’auteur·rice, avant tout si une femme écrit un roman sur un personnage féminin. La question n’est pas sans lien avec le genre littéraire, tout aussi genré. Ce roman composé par une femme sur une vie de femme est déprécié à cause de la similarité qu’un·e évaluateur·rice croit reconnaître avec les romans sentimentaux. Le biais à l’œuvre ici est fondamental et C. Koolen démontre que le jugement littéraire n’est pas aussi objectif que l’on prétend. Cette matière peut sembler assez obscure, et il est vrai que dans les ouvrages des humanités numériques, une attention particulière doit être donnée au traitement des données. Or, Corina Koolen a trouvé le juste milieu en associant analyse numérique et enquête empirique. Elle introduit avec facilité les enjeux qui traversent sa recherche, ce qui mérite d’être loué, et réussit ainsi à ouvrir sa recherche au grand public. Espérons que les détracteur·rices, auxquel·les nous avons fait allusion au début, liront Dit is geen vrouwenboek.