Remise en question du principe universel d’égalité des sexes en contexte sud-coréen
Contextualisation
1Depuis 2016, les militantes queer sud-coréennes se lancent dans des projets de vulgarisation scientifique, en réaction à un nombre de scandales sexuels grandissant en Corée du Sud. Le féminicide de Gangnam est un des premiers à raviver la colère de l’opinion publique. Ce meurtre est perpétré par un homme de 34 ans ; il tue une femme qu’il ne connaît pas dans les toilettes publiques de la station de métro Gangnam et justifie son geste meurtrier en disant qu’il se sent méprisé par les femmes. Puisqu’il souffre de schizophrénie, la police conclut d’abord que sa maladie mentale est la raison de son acte. À la suite de cela, la société civile milite pour que soit reconnue la dimension misogyne du crime puisque le meurtrier n’a pas tué n’importe qui : il a tué n’importe qui parmi les femmes. L’affaire de Gangnam a eu d’autres répercussions que la médiatisation des féminicides ainsi que la reconnaissance de la misogynie sociale. Le forum internet masculiniste « Ilbe » préexistant à l’affaire a vu naître des batailles enflammées avec son homologue féminin, « Megalia » (Ch’ŏn, 2016). L’argument des créatrices : faire du mirroring, c’est-à-dire renverser le machisme et la misogynie en postant des textes explicitement « misandres » et violents. Ce forum s’attaque aux hommes comme aux femmes misogynes et s’inspire des suffragettes pour combattre la violence par la violence parce que « c’est l’unique chose que [les misogynes] comprennent » selon l’activiste Ruin (Jung, 2017, p. 126). Depuis, un certain nombre d’autres affaires ont été débattues par forums interposés et suivies par la presse. Aux cyber combats s’est superposé le mouvement #metoo à partir de 2018, grâce auquel des écrivains, chanteurs, présentateurs, réalisateurs connus ont été inculpés pour agressions sexuelles. C’est ensuite le mouvement #withyou, en solidarité avec les victimes de violences sexuelles, qui prend le relais et mène des campagnes de prévention à travers des séminaires d’éducation sexuelle. Nombreuses sont les associations féministes sud-coréennes qui ont vu le jour à la suite de la médiatisation de la colère féministe. Cette période, qui débute en 2015, est considérée comme le reboot (ribut'ŭ) du féminisme sud-coréen (Hong, 2019). De plus, les associations féministes rajeunissent. Cette nouvelle génération est d’ailleurs appelée celle des « young young feminist » (yŏng yŏng p’eminisŭt’ŭ) (Chang, 2019) par les plus âgées. Les problèmes sociaux soulevés semblent être les mêmes que ceux de la génération précédente (la lutte contre le patriarcat – kabujangje –, le plafond de verre, les violences sexuelles) mais le militantisme prend dorénavant davantage forme sur les réseaux sociaux (Song, 2017) et les protestations peuvent revêtir de nouveaux modes d’action pour le pays, telles que des actions seins nus dans des espaces publics, même si elles restent minoritaires.
2C’est dans ce contexte social qu’est créé le collectif de recherche féministe Toransŭ, composé de femmes chercheurs et/ou militantes.
Une démarche militante pour une diffusion publique des idées féministes
3Il existe des départements d’études sur les femmes en Corée du Sud mais il est difficile de s’y faire une place en fonction des sujets abordés par les étudiants. A contrario, de nombreuses militantes n’ont de cesse de mener des enquêtes sociologiques par elles-mêmes (notamment en ce qui concerne l’homosexualité) puisque les pouvoirs publics ne s’en chargent pas. Elles se forment donc à la recherche en autodidacte. Elles s’auto-éditent, comme le fait le collectif Toransŭ, et vont jusqu’à créer des centres de recherche indépendants1 puisqu’elles sont marginalisées dans le champ universitaire.
4En ce qui concerne le collectif Toransŭ qui a produit Contre l’égalité des sexes (Yangsŏng p’yŏngdŭng-e pandaehanda), les références mobilisées dans les ouvrages de recherche n’ont rien à envier aux productions académiques. En revanche, leur positionnement en dehors de l’université leur permet une grande liberté d’écriture. Les sujets sont abordés dans leur extrême contemporanéité. Ils sont étudiés d’une perspective féministe post-moderne et queer. Si les contributrices aux cinq ouvrages publiés par le collectif ne se cachent pas d’être ouvertement militantes (certaines, comme Han Chae-yun sont salariées dans des associations LGBT), elles tâchent néanmoins de s’approcher au plus près des exigences scientifiques dans leurs écrits.
5Dans le chapitre éponyme de l’ouvrage, Contre l’égalité des sexes, Jung Hee-jin défend l’idée que l’égalité est utilisée politiquement en tant que principe « universel » mais que l’universalité n’existe pas. Elle revient sur deux questions fondamentales des études de genre : 1) Que signifient « les sexes » ? 2) Que signifie l’égalité et est-elle possible ? Pour y répondre, elle divise son texte en trois parties. La première porte sur la symétrie du système de binarité induit par la division des sexes. La deuxième analyse le concept d’universalité. Enfin, le troisième revient sur les implications d’une égalité des sexes en Corée du Sud afin de clore la question. Les parties étant relativement poreuses au niveau de l’argumentaire, le compte-rendu de ce texte sera rédigé par thème plutôt que dans l’ordre chronologique.
La notion d’universalité : un cache-misère pour une société inégale ?
6Le texte s’ouvre sur une citation empruntée aux représentantes d’associations féministes françaises qui manifestent contre la décision de l’Organisation des Nations Unies de faire de l’année 1975 l’année de la femme. La citation ancre l’auteure dans une perspective elle-même universaliste sur la condition sociale des femmes. Dans un premier temps, Jung Hee-jin analyse le système binaire selon lequel les femmes sont définies en fonction de ce que n’est pas le masculin. Il s’agit d’un système symétrique qui organise l’ordre des sexes dans une carte mentale où les éléments de sens sont placés en fonction du haut, du bas, de la droite et de la gauche et qui vise à une certaine harmonie du yin et du yang. L’auteure précise rapidement les manifestations explicites d’un tel système en Corée du Sud, où ce qu’elle appelle « la guerre des sexes » ne fait que polariser les jeunes hommes et femmes en fonction de leur sexe. En effet, nombreux sont les hommes entre 20 et 30 ans qui ne comprennent pas les revendications féministes sud-coréennes. Jung Hee-jin développe les questions qu’ils se posent communément. La plus représentative est sans nul doute : « pourquoi les femmes sud-coréennes ne sont-elles pas soumises à la conscription [comme en Israël par exemple] alors que 90 % des Sud-Coréens ont fait leur service militaire ? » Elle dénote le fait qu’il est attendu des femmes qu’elles accomplissent les mêmes obligations que les hommes si elles souhaitent l’égalité tant revendiquée. Théoriquement, cela signifie que la négociation s’effectue du point de vue masculin. Dans ce cas précis, la notion d’universalité pousse à faire en sorte que les sujets « non-reconnaissables » (Butler, 2016 [2015]) deviennent similaires à des hommes de classe moyenne. Or, est-ce une position enviable d’être un homme de classe moyenne dans une société libérale ? Ne vaudrait-il pas mieux changer de système ? Plutôt que d’atteindre une égalité non-universelle, Jung Hee-jin propose de repenser les rapports sociaux. Les contributrices du collectif Toransŭ vont ainsi plus loin que les féministes universitaires (même radicales) dans la déconstruction des normes. La mise en lumière des sujets de société est particulièrement éclairante en ce qui concerne la société sud-coréenne où les femmes sont au cœur de nombreux discours idéologiques (idéalisation, orientalisme, sexisme, patriarcat entre autres).
7L’auteure s’attaque ensuite au couple nature/culture pour défendre l’idée que le sexe et le genre sont des constructions sociales. Cette distinction n’a d’intérêt dans l’article uniquement parce que l’ouvrage a vocation à être lu par un grand public. Elle est un grand thème des débats en sciences sociales et a été étudiée par de nombreux chercheurs, d’autant plus dans les études de genre (Wittig, Butler, Fassin, etc.). Comment pourrait-on imputer aux femmes un rôle « naturel » si rien dans la biologie ne permet de consolider les arguments misogynes qui cantonnent les femmes à un foyer ? Il est question de dire ici que les femmes jouent un rôle social pour se construire en tant que femme. Pour appuyer son propos, Jung Hee-jin explique que toutes les femmes ne sont pas des femmes, ce qui reprend la thèse de Simone de Beauvoir. Celle qui sera considérée comme telle est jeune, dynamique, séduisante, belle et douce. Sont donc exclues les femmes du troisième âge qui seront perçues avant tout comme des personnes âgées, les personnes handicapées, etc. L’auteure concède qu’il en est de même pour les hommes et c’est précisément la raison pour laquelle les archétypes de l’homme et de la femme sont des modèles enviables dans nos sociétés et massivement utilisés dans les publicités commerciales, parce qu’il est difficile d’accomplir ce « rôle ».
8La contributrice à l’ouvrage Contre l’égalité des sexes conclut que les notions de choix, de liberté et d’égalité revendiquées par le féminisme sont dues à un féminisme libéral qui est apparu au début du xxe siècle en Occident. Or, pour l’auteure, le féminisme sud-coréen aurait avant tout servi à ce que les femmes soient présentes dans l’espace public, à ce qu’elles participent aux débats publics dans la société et qu’elles apparaissent dans le domaine professionnel. Depuis le tournant démocratique, les Sud-Coréennes seraient donc désormais professionnellement visibles mais leurs conditions de travail n’auraient pas suivi leur entrée en société. Cet argumentaire est difficile à comprendre puisque les femmes sud-coréennes travaillaient déjà avant les années 1990. De plus, les mouvements féministes ont davantage lutté pour la suppression du système de chef de famille, qui infantilisait et limitait les possibilités des femmes au sein de la famille, ainsi que pour la dépénalisation de l’avortement. Les grands combats et choix politiques du féminisme se tournent ainsi plutôt vers la gouvernance de la famille.
La charge mentale & la position de mère
9Dans sa conclusion, Jung Hee-jin montre sa désapprobation face à la critique du sociologue japonais Noritoshi Furuichi, selon lequel il appartient au gouvernement de s’occuper de la garde des enfants et de l’éducation afin que les femmes aient la possibilité de développer leur carrière. Or, pour Jung Hee-jin c’est aux hommes que revient cette tâche. Son argument : l’État n’a pas à s’immiscer dans la vie des couples avant qu’ait eu lieu une réorganisation de la division du travail au sein de la structure familiale. En tant que géniteurs et pères, les hommes ont une part de responsabilité et devraient partager la charge mentale des mères. En effet, selon la contributrice, les femmes sud-coréennes ne se diraient plus « je ne veux pas devenir comme ma mère » mais « je n’épouserai pas un homme comme mon père, je ne ferai pas d’enfants et ne vivrai pas comme ma mère ». Or, la Corée du Sud connait le taux de natalité le plus faible du monde, avec moins de 0,9 enfant par femme. Ce n’est donc pas tellement la volonté de poursuivre leur carrière qui pousse les femmes sud-coréennes à ne pas procréer, mais bien celle de fuir l’hétérosexualité en tant que régime politique (Wittig, 2001 [1992]).
10Le décalage entre la vie que l’on souhaite vivre et celle à laquelle on est socialement destiné est ainsi dû aux rôles sociaux de sexe, parce que l’on est assigné homme ou femme et que découlent de ces positions des attentes sociales précises que les Sud-Coréennes rejettent désormais. Tout comme Silvia Federici dans Le capitalisme patriarcal (2019), l’auteure revendique que les tâches ménagères et l’éducation des enfants constituent un travail (nodong) reconnu comme tel. Une fois cela dit, il devient difficile de considérer l’égalité des sexes comme une accession des femmes aux mêmes postes que ceux détenus par des hommes par exemple. En effet, la culture du travail sud-coréenne (et néo-libérale) tend à ce que les employés restent tard au bureau et dînent parfois ensemble après avoir terminé leur journée. Ainsi, les hommes qui subviennent aux besoins financiers du foyer (ainsi que les femmes salariées) ne disposent pas de temps supplémentaire pour leur famille. L’argument est de dire que si les hommes ne partagent pas les tâches intrinsèques au foyer, il est épuisant pour des femmes de cumuler travail professionnel et travail ménager induit du patriarcat. Elles doivent alors choisir entre travail ou famille. Or, selon Jung Hee-jin, la conception occidentale de l’égalité des sexes est un ajout de charge mentale. L’auteure se prononce contre cette égalité qu’elle dénonce comme étant un produit du patriarcat, pensée par des hommes pour des hommes.
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