Acta en VO n°2 : Présentation
1Dans le premier numéro d’Acta enVO « L’identité en ses frontières », nous nous étions interrogés sur les enjeux politiques de l’imposition ou de la revendication d’une langue dans la construction identitaire. La réappropriation de concepts théoriques existants, véhiculés par la langue dominante, et leur nécessaire reconfiguration visaient à la reconnaissance des minorités culturelles ou sexuelles. Le concept de genre, qui apparaissait alors en filigrane dans plusieurs contributions1, invitait à réfléchir dans un second numéro aux études qui en ont fait le pivot de leur réflexion pour analyser les dispositifs de pouvoir et les rapports de domination (subordination, altérisation, exploitation), au sein des différentes disciplines2.
2L’entreprise semble cependant périlleuse. La richesse et la longue tradition de la recherche nord-américaine en études de genre ont conduit à une forme d’hégémonie qui tend à recréer des systèmes de hiérarchisation contre lesquels luttent précisément les chercheur·euse·s dans ce domaine. Bien sûr, l’influence de la French Theory nous rappelle que les études de genre elles-mêmes n’ont pas émergé d’un mouvement spontané et autocentré ; elles-aussi sont situées, elles aussi ont une histoire. La théorisation du féminin comme construction sociale et comme produit de langage est conceptuellement liée à la pensée française des années 1970-1980. Toutefois l’impulsion d’une mise en pratique universitaire de l’analyse des identités sexuelles doit beaucoup aux institutions et aux chercheurs·euse·s nord américain.es qui ont trouvé dans ces théories le fondement de leurs propres réflexions. Les travaux de théoricien·ne·s français.es comme ceux d’Irigaray, Kristeva, Wittig ou Cixous ont déterminé l’établissement de nouveaux domaines qui se sont institutionnalisés (women’s studies, gender studies, etc.) et qui ont servi de modèles à d’autres champs universitaires définis sur une base sexuelle, comme les lesbian and gay studies ou les queer studies, entre autres3. L’histoire des études de genre, qui combine une chronologie et un parcours4, demande à être approfondie pour inclure d’autres sphères socio-culturelles, apparemment en « marges » de ces déplacements entre les deux côtés de l’Atlantique, pour sortir d’une vision franco-centrée de ces dynamiques d’échanges et de transferts notionnels.
3C’est la découverte du projet Bérose qui nous a convaincus d’élargir notre champ d’investigation. Cette encyclopédie internationale des histoires de l’anthropologie s’est en effet développée autour de l’historicisation d’une discipline, en tenant compte non seulement de son développement occidental mais également de ses influences dans les pays et les cultures a priori objets de l’anthropologie. Nous avons vu là la possibilité de lire des travaux qui certes s’appuyaient sur une tradition, mais qui se positionnaient par rapport à elle. Dans la lignée du projet Bérose, nous voulions adopter une approche historienne pour proposer une archéologie des études de genre, une analyse de concepts qui ont permis l’émergence de ce domaine de recherche dans différentes sphères géographiques et culturelles. Quels étaient les précurseurs, passés sous les radars ou oubliés par la masse critique qui a suivi ? À l’autre extrémité, il nous a paru que les études de genre devaient répondre à de nouveaux défis, liés à l’émergence de théories qui en envisagent les points aveugles. Dès les années 1990, par exemple, les « études subalternes » ont cherché, depuis un regard sud-asiatique, à remettre en question les pensées dominantes occidentales en créant des concepts adaptés aux contextes postcoloniaux. Ces théories rayonnent aujourd’hui, mais existe-t-il d’autres notions méconnues pour pallier les manques d’études qui ne répondent pas aux problématiques soulevées par certains contextes socio-culturels ?
4En résumé : les études de genre, d’où viennent-elles ? et où vont-elles ?
5L’échantillon d’un corpus international qui demande encore à être enrichi et la confrontation de textes écrits à plusieurs décennies de distance ont mis au jour l’étendue des domaines d’application des études de genre. Cette source de richesse théorique est aussi en retour ce qui explique la formulation de critiques issues des différentes disciplines auxquelles elles touchent et les prolongements qu’elles inspirent. Ce numéro envisagera ainsi les constructions et reconfigurations des études de genre à travers la littérature, la narratologie, les humanités numériques, la linguistique et la sociologie, afin de croiser les approches théoriques et de restituer la portée interdisciplinaire d’un tel sujet. Les méthodologies adoptées dans les travaux traduits et commentés sont propres aux domaines de recherche et aux sphères géographiques étudiées mais se complètent également les unes les autres. Il ne faudra donc pas se laisser piéger par la classification qu’implique la constitution d’un sommaire, pour faire dialoguer les différentes perspectives.
6En littérature, les études de genre ont permis de repenser tout autant la manière de lire que d’interpréter les textes5. C’est ce que met en évidence la traduction par Maxim Delodder de l’article « Lezen als een lesbo. Een eigenzinnig interpretatiekader neemt de plaats in van objectieve teksteigenschappen » [« Lire en lesbienne. Un cadre d’interprétation idiosyncrasique prend la place des attributs textuels objectifs »] de Maaike Meijer, paru en 1988. Deux ans avant Trouble dans le genre de Judith Butler et d’Épistémologie dans le placard d’Eve Kosofsky Sedgwick, la chercheuse néerlandaise, pionnière dans les études de genre en littérature aux Pays-Bas, adopte un cadre interprétatif lesbien pour donner de nouvelles significations à un texte. En Allemagne, les travaux de Vera et Ansgar Nünning montrent également les apports de ces nouvelles grilles interprétatives sociales et engagées cette fois dans l’analyse narratologique. À travers la traduction et le compte rendu du chapitre « Gender-orientierte Erzähltextanalyse als Modell für die Schnittstelle von Narratologie und intersektioneller Forschung ? » [« L’analyse narratologique centrée sur le genre – un modèle pour les échanges entre la narratologie et la recherche intersectionnelle ? »], Mathias Kern souligne l’importance des études de genre mais également leur nécessaire ouverture aux perspectives intersectionnelles, pour une prise en compte plus complète des phénomènes sociétaux à travers le texte et pour le renouvellement de la recherche narratologique, en lien avec les études culturelles, qui connaissent depuis les années 2000 un succès retentissant outre-Rhin. Le compte-rendu de l’ouvrage Dit is geen vrouwenboek. De waarheid achter man-vrouw-verschillen in de literatuur [Ceci n’est pas un livre pour femmes. La vérité sur les différences entre les hommes et les femmes dans la littérature] de Corina Koolen (2020), présente quant à lui clairement les nouveaux enjeux des études de genre en littérature : s’appuyant sur une analyse numérique des textes et sur des sondages, la chercheuse tente de comprendre pourquoi les femmes sont désavantagées dans leur carrière littéraire par rapport à leurs homologues masculins dans la sphère néerlandophone. Elle enquête ainsi sur les biais induits par le genre de l’auteur·rice dans l’évaluation d’une œuvre, pour ensuite déconstruire les préjugés associant genres littéraires et identité sexuelle de l’écrivain·e.
7Nous demeurons toutefois ici dans le domaine européen. En s’intéressant à d’autres aires, non-occidentales, on découvre une autre histoire et une autre conception des rapports sociaux qui montrent les problèmes créés par l’importation de théories venues de l’étranger sur des réalités culturelles différentes. À partir d’approches linguistique et sociologique, nous espérons offrir un aperçu de la réappropriation, parfois conflictuelle, d’outils d’analyse perçus comme inadéquats, insuffisants ou participant aux systèmes de domination et de subalternation. Dans le compte rendu de deux chapitres de la thèse de Patricia Picazo Sanz, Modelos de mundo y discursos literarios saboteadores en Guinea Ecuatorial : la construcción de una identidad decolonial y sus límites [Modèles-monde et discours littéraires saboteurs en Guinée Equatoriale : la construction d’une identité décoloniale et ses limites] (2022), Ferdulis Zita Odome Angone se concentre sur un roman emblématique d’une autrice de langue fang6 pour montrer comment les subalternités se construisent à travers l’imposition d’un monolinguisme artificiel et se déconstruisent grâce aux « discours saboteurs » dont la thèse montre les applications et enjeux. Si en Guinée équatoriale les études de genre sont réinvesties par le biais des études postcoloniales et intersectionnelles, la Corée du Sud ne les a pas encore érigées au rang de discipline universitaire autonome, en raison d’un sentiment d’inadéquation entre leurs outils théoriques et la réalité socio-culturelle du pays. Dans son article « 인권, 시민권 그리고 섹슈얼리티. 한국의 성적 소수자 운동과 정치학 » [« Droits de l’Homme, citoyenneté et sexualité. Politiques et mouvements sociaux des minorités sexuelles en Corée du Sud »], traduit par Marion Gilbert, Seo Dong-jin (Sŏ Tonjin) montre le problème posé par l’intégration de paradigmes étrangers dans la redéfinition de l’identité politique LGBT en Corée du Sud au début des années 2000. Le sociologue oppose aux représentations occidentales de l’homosexualité un ensemble de pratiques qu’il observe dans la société corréenne et dont il revendique la spécificité culturelle. De la même manière, le chapitre « 양성평등에 반대한다 » [« Contre l’égalité des sexes »] (2016) de la chercheuse féministe coréenne Jung Hee-jin dénonce le principe d’égalité comme principe universel et non-genré et voit dans cette injonction portée par la pensée libérale occidentale un produit du patriarcat destiné à accabler les femmes d’une plus grande charge mentale. Marion Gilbert montre à travers son compte rendu que le militantisme féministe coréen pousse plus loin l’opposition à la culture occidentale en aspirant à un nouveau modèle socio-politique.