Le cri d’Aïas : la construction d’un héroïsme tragique
Le nom d’Aïas
1En 2022 paraît une nouvelle traduction française de la tragédie Ajax de Sophocle, après celle de Paul Mazon en 19581, ainsi qu’un texte revu et un commentaire suivi par Paul Demont, professeur émérite à Sorbonne Université. Soucieux de projeter une mise en scène possible de la pièce, l'helléniste introduit des didascalies et offre des commentaires sur les entrées et sorties des personnages, ainsi que sur la répartition des rôles entre les trois acteurs. À la différence de ses prédécesseurs, il choisit de conserver la graphie Aïas, plus proche du grec et du cri de douleur « Aïai » que pousse le personnage au moment où il découvre qu’il s’est déshonoré en massacrant le bétail que, dans sa folie, il prenait pour l’armée des Achéens (v. 430-433) :
αἰαῖ· τίς ἄν ποτ᾽ ᾤεθ᾽ ὧδ᾽ ἐπώνυμον
τοὐμὸν ξυνοίσειν ὄνομα τοῖς ἐμοῖς κακοῖς ;
νῦν γὰρ πάρεστι καὶ δὶς αἰάζειν ἐμοὶ
καὶ τρίς· τοιούτοις γὰρ κακοῖς ἐντυγχάνω·
Aïai ! Qui aurait jamais pensé que le nom qui est le mien s’ajusterait ainsi à ma détresse ! Oui, maintenant je peux redire Aïai sur moi, oui, le dire encore une troisième fois, si dure est ma détresse ! (v. 430-433, p. 38-39)
2Aïas veut se venger des chefs de l’armée grecque qui lui ont refusé les armes d’Achille, mais il se trouve frappé de démence par la déesse Athéna. Après avoir recouvré la raison, le protagoniste, fils de Télamos et descendant d’une lignée héroïque remontant à Zeus, délibère en présence de Tecmesse, sa captive et sa compagne, sur les moyens de sauver son honneur. La seule voie possible est celle du suicide. Au moment où le personnage se donne la mort, le chœur, composé des marins de Salamine, compagnons du personnage, quitte la scène un moment, avant de revenir pour une nouvelle entrée (epiparados). Cette particularité très rare dans le théâtre grec conservé fait dire à P. Demont que la pièce s’articule en diptyque autour de la mort d’Aïas (p. XXXI-XXXIII). La deuxième partie développe un thème cher à Sophocle : celui de la sépulture interdite au traitre. Teucros, le demi-frère d’Aïas, s’oppose à Ménélas (quatrième épisode, v. 974-1184) puis à Agamemnon (exodos, v. 1223-1420), les chefs de l’armée grecque qui refusent d’accorder les honneurs funèbres à celui qui a voulu les tuer. Ces scènes d’agôn, de joutes oratoires, annoncent celles entre Antigone et Créon autour du corps de Polynice dans Antigone (- 442 environ), tragédie écrite après celle de l’Aïas mais dont la date de composition semble proche. Grâce à l’intervention d’Ulysse, des funérailles sont finalement accordées au mort qui retrouve ainsi son honneur perdu.
3En revenant sur la reconnaissance par Aïas de ce que signifie son nom (p. XIII), l’introduction et le commentaire de la pièce interrogent la façon dont l’héroïsme tragique se construit dans son dialogue avec l’héroïsme épique de l’Iliade. P. Demont discute des problèmes posés par la mise en scène du suicide du personnage, scène charnière dans la tragédie et dans la construction héroïque des personnages, d’Aïas, mais aussi de Teucros, le demi-frère bâtard qui peut prétendre l’emporter en noblesse sur Agamemnon, et Tecmesse, la femme captive qui intervient à des moments-clés de l’intrigue.
Du héros iliadique au héros tragique
4Depuis Homère, le nom d’Aïas est associé à l’héroïsme guerrier, à l’aigle (p. X)2, au bouclier « scintillant » (αἰόλος) et au nom d’Achille (p. XVIII). La grandeur du personnage explique qu’il soit célébré à Égine, berceau de sa famille, à Salamine et à Athènes, où il devient patron de l’une des dix tribus entre lesquelles étaient répartis les citoyens athéniens à l’époque de Sophocle. La réappropriation du personnage homérique traduit des enjeux politiques de rivalité et de domination, soulignés par P. Demont. Elle sert par exemple à créer une filiation entre Athènes et Salamine (devenue athénienne au vie siècle), qui remonterait à l’Iliade et à la conduite par Aïas de douze vaisseaux en provenance de Salamine3. Le rejet de cette figure souligne au contraire l’opposition entre deux cités, Égine et Athènes durant les nombreuses guerres qu’elles se livrent. La pièce d’Aïas, vraisemblablement représentée après la victoire d’Athènes sur Égine en 455 av. J.-C. et l’installation des colons athéniens en 431, montre que « les “héros” protecteurs d’Égine, et notamment Aïas, pouvaient être vus de façon ambivalente à Athènes » (p. XIX).
5D’Homère à Sophocle, le nom d’Aïas est remotivé pour acquérir un nouveau sens, celui de la souffrance. L’auteur tragique ne montre pas le premier combattant de l’armée grecque mais le « soldat perdu » (p. XII) qu’il est devenu après l’affront des chefs achéens qui remirent les armes d’Achille à Ulysse dans l’épopée et après le massacre du bétail dans la pièce. Dans le premier stasimon, Aïas évoque le moment où ses parents apprendront sa déchéance. La mort héroïque de l’enfant, topos de l’épopée, comme le rappelle P. Demont, devient dans la tragédie « la mort d’un fou déshonoré » (p. 171), qui salit le nom de son père Télamon dans une société fondé sur la transmission patrilinéaire. Pour rétablir l’honneur guerrier dans sa filiation, Aïas, le meilleur « rempart des Achéens », transmet son bouclier « pareil à une tour », selon la description qu’en donne l’Iliade, à son fils Eurysacès dont le nom signifie « au-Large-Bouclier ». La question grecque et tragique de la filiation, qui tient une place centrale chez Sophocle, révèle ici le drame identitaire d’Aïas, depuis sa crise de folie jusqu’à à son suicide. « L’espoir d’Aïas, d’après P. Demont, est que le nom du père Aïas et le nom du fils d’Aïas évoqué par le bouclier explicitement qualifié d’éponyme (v. 574) effacent le malheur du nom d’Aïas lui-même (v. 430) » (p. 165). Jean Alaux a lui aussi souligné qu’« en léguant à Eurysakès l’arme dont il tire son nom, Ajax rêve de transmettre la part épique et positive de lui-même4 » (Alaux, 2000 : 52). Mourir en héros épique, c’est sans doute ce que recherche Aïas en se tuant avec l’épée d’Hector, autre emblème héroïque désigné dans le texte comme « l’immolateur » (ὁ σφαγεύς, v. 815, p. 206) : « Aïas rejoue le duel avec Hector. L’épée et Aïas sont bien préparés pour le combat de la belle mort » (p. 207). P. Demont met d’ailleurs en exergue l’intertexte iliadique qui rapproche le dialogue entre le fils et le père de celui entre Hector et Astyanax pour mieux souligner les écarts entre les situations épique et tragique : « le père avant de partir, dit adieu au fils en espérant que le fils sera digne de son père […] ; mais la dramaturgie est bien différente : Aïas, contrairement à Hector, ne part pas pour un combat incertain, mais pour une mort certaine » (p. 163). Les dernières paroles d’Aïas avant de mourir font une fois encore entendre son nom5 qui résume sa vie : « le malheur et l’héroïsme malgré tout » (p. 210). S’appuyant sur des sources épiques, iconographiques et tragiques (p. XIII)6, la pièce reconstruit publiquement l’honneur perdu du soldat après son suicide, lors de ses funérailles :
Après la déconstruction du héros iliadique devenu un traître frappé de folie et réduit à néant à ses propres yeux, Sophocle non seulement représente la reconquête personnelle, par Aïas, de sa dignité par le suicide, mais il met en scène la restauration officielle de son honneur aux yeux de tous ceux qui honoraient le « héros » du passé, d’un passé multiforme. (p. XVII)
La mise en scène du suicide d’Aïas
6La mort du personnage représente le seul acte héroïque possible, selon les dernières paroles d’Aïas (v. 821, 823, 824). Ce passage est toutefois l’un des plus redoutables à interpréter selon P. Demont qui l’analyse dans son commentaire du troisième épisode. Au cours de son monologue, Aïas ne fait aucune mention du lieu de l’action. Le commentateur examine trois hypothèses possibles : l’utilisation de l’eccyclème (une plate-forme demi-circulaire, mobile verticalement à l’aide d’une grue), la modification de la fonction de la skènè, le bâtiment situé derrière l’endroit où jouaient les acteurs, et le changement de focalisation, vers un accessoire présent depuis le début de la pièce, et représentant un bois (p. 199). La première solution lui semble peu vraisemblable parce que l’eccyclème n’est jamais utilisée pour une action nouvelle et que son usage dans cette scène, qui permettrait au héros de disparaître après son suicide pour être remplacé par un mannequin, n’aurait aucun autre parallèle connu dans le théâtre attique. La seconde possibilité, défendue par Christine Mauduit7, Glenn Most8 et Jacques Jouanna9, envisage un changement d’affectation du bâtiment de scène, qui ne représenterait plus la demeure du héros mais un bois ou un buisson. Selon P. Demont, cette hypothèse est également contestable puisqu’il n’y pas d’explicitation dans la tragédie de ce changement de lieu et que l’indication de Sophocle, qui situe le bâtiment d’Aïas en bord de mer, permet que le suicide se déroule dans un lieu à la fois proche du bâtiment et du rivage (p. 201). Cette possibilité, qui apparaît comme la plus vraisemblable, suppose néanmoins « un changement de focalisation » : « le regard du spectateur est attiré par l’apparition d’Aïas près d’un “buisson” (ou “bois”) et non plus par la porte centrale de la skènè » (p. 201).
7Le déroulement du suicide est tout aussi controversé. D’après l’hypothèse de P. Demont, les spectateurs ne voient pas la réalisation du suicide lui-même, Aïas se jetant sur son épée derrière le buisson où son cadavre sera retrouvé ensuite par Tecmesse. La mort spectaculaire du personnage a fait l’objet de nombreuses représentations iconographiques, réunies par Odette Touchefeu pour le Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae, au point que les spectateurs et lecteurs avaient des images en tête quand ils assistaient aux tragédies mettant en scène le mythe (p. 206). P. Demont invite ainsi à un changement de perspective, déjà défendu dans un article de 200810 : l’iconographie ne commenterait pas l’Aïas mais la tragédie jouerait avec ces images bien connues des lecteurs. Cette hypothèse présente aussi un autre avantage : « elle permettrait à l’acteur qui joue le rôle d’Aïas de sortir de l’espace théâtral par derrière le buisson qui couvre l’eisodos B avant d’y être remplacé par un mannequin planté dans une épée que découvrira Tecmesse » (p. 206). Elle est la seule à voir le cadavre qui « ne peut pas être vu » (v. 915) car couvert de « sang noir ». Selon une didascalie ajoutée par P. Demont, le corps empalé d’Aïas sur son épée, recouvert du manteau de Tecmesse, devait être porté pendant le chant du chœur (p. 77) puis être exposé à la vue des spectateurs durant toutes les scènes suivantes. La tragédie montre ensuite ce que l’iconographie ne représente pas : la préparation du corps pour les funérailles et son inhumation. Ce passage, qui représente un tournant dans la construction héroïque d’Aïas, engage également la destinée des autres personnages.
La noblesse d’un bâtard : le rôle de Teucros
8Teucros est le demi-frère d’Aïas, en tant que fils de Télamon et d’une mère étrangère, fille du roi de Troie. Le statut de bâtard (νόθος) du personnage a des conséquences sur la scène tragique et politique. P. Demont rappelle le contexte historique dans lequel se situe la pièce, celui de la nouvelle loi de citoyenneté Périclès, votée en 451-450 av. J.-C., qui prévoit que quiconque ne serait pas né de deux parents citoyens n’aurait pas droit de cité11. Le chercheur rapporte également les différents débats autour de cette loi dont on perçoit les enjeux dans la littérature attique (p. 238-239). Tous ces éléments fournissent un contexte indispensable pour comprendre les craintes de Teucros après la mort d’Aïas et la portée des accusations de bâtardise dans la pièce12. Lorsque le personnage découvre le cadavre de son demi-frère au début du quatrième épisode, il imagine avec terreur son retour à Salamine, où son père Télamon risque de lui refuser le titre et les droits d’un fils (v. 1012-1020). Il a peur d’être qualifié de « bâtard » (v. 1013), de « redevenir l’esclave » (v. 1020) en tant que fils d’une « captive de guerre » (v. 1013). Ce passage prépare les injures lancées contre Teucros par Ménélas et surtout par Agamemnon. Ce dernier l’attaque sur sa naissance servile (v. 1226-1230) et désigne injurieusement la mère de Teucros comme « captive de guerre », une insulte habituelle en comédie ou dans l’éloquence politique mais qui est, selon P. Demont, « unique dans une tragédie » (p. 239). Agamemnon va plus loin encore en appelant « barbare » son adversaire (v. 1263). Teucros ne serait pas un homme libre et n’aurait donc pas le droit de parler pour sa défense (v. 1259-1261).
9Toutefois, Teucros lutte sur le terrain des mots et celui des actions pour retrouver son honneur bafoué par les insultes des chefs grecs. Les rencontres avec Ménélas (v. 1047-1167) puis Agamemnon (v. 1223-1420) donnent lieu à des scènes d’agôn dont la définition est rappelée par P. Demont : « chacun des personnages s’adresse à l’autre dans deux tirades (ῥήσεις) très marquées par la rhétorique judiciaire (un discours d’accusation, un discours de défense), qui sont très brièvement commentées par le chœur, puis l’affrontement s’exaspère dans une stichomythie » (p. 223). Face aux injures d’Agamemnon, Teucros se tourne vers son frère défunt (v. 1266-1271) et déplore la disparition de la valeur cardinale qu’est la « reconnaissance » (χάρις), l’échange de « grâce ». Contre Ménélas, qui défend l’autorité des chefs, il se pose comme défenseur de la religion. P. Demont souligne le parallèle qui peut être fait avec Antigone et notamment avec les paroles que Créon adresse à son fils Hémon (Antigone, v. 663-676). Ménélas désigne comme hybris le crime que voulait commettre Aïas contre les Achéens, « un crime passible de poursuites publiques, après avoir dans le monde archaïque référé à un comportement d’outrage sans limite ni mesure » (p. 224). Teucros retourne cette accusation pour souligner la lâcheté de Ménélas, prêt à commettre un outrage à l’égard des morts et des dieux en refusant une sépulture à Aïas. Lui, le bâtard, s’étonne qu’un homme de haute naissance commette de telles fautes morales, et est prêt à mourir pour Aïas, pour la défense du droit divin. La façon dont il dirige la mise en scène des funérailles (v. 1163-1184) « montre à nouveau qu’il est désormais le chef du camp d’Aïas et respecte scrupuleusement ses dernières volontés » (p. 231). S’opposant à Agamemnon, le descendant du monstrueux Atrée, le fils d’une Crétoise adultère, il se dit « noble et né de deux nobles » (ἄριστος ἐξ ἀριστέοιν δυοῖν / βλαστὼν, v. 1304-1305, p. 243). Le bâtard l’emporte en noblesse sur les rois et reconquiert la grandeur dont ils ont voulu le priver.
La noblesse d’une femme : le rôle de Tecmesse
10L’héroïsme n’est cependant pas l’apanage du masculin dans la tragédie de Sophocle. Le commentaire de P. Demont s’attache à souligner l’importance de Tecmesse, sans doute jouée par le deutéragoniste (p. XXXII). Seul personnage féminin, celle-ci est trop souvent réduite à la célèbre parole qu’Aïas lui aurait adressé — γύναι, γυναιξὶ κόσμον ἡ σιγὴ φέρει. « Femme, la parure des femmes, c’est le silence13 » — alors qu’elle joue un rôle dramaturgique essentiel :
c’est elle qui apprend au chœur (et au spectateur) ce qui s’est passé dans la nuit de folie, c’est elle aussi qui ouvre la porte du bâtiment de scène représentant la maison d’Aïas au bord de la mer […] pour faire apparaitre son mari revenu à la maison, c’est elle qui envoie le chœur chercher Aïas dans toutes les directions quand elle-même a compris qu’il était parti se donner la mort […], c’est elle ensuite qui découvre le cadavre, c’est elle enfin, sans aucun doute, qui installe le petit Eurysacès auprès du cadavre de son père. (p. XXIII)
11Dans un article spécifiquement consacré au personnage, Diane Cuny soulignait en 2016 son rôle de spectatrice, narratrice et metteuse en scène14. En appelant le chœur à crier « Aïai » (aiazein) elle rappelle la destinée tragique contenu dans le nom de son époux (v. 430, p. 77 et p. 215).
12Elle montre aussi dans ce vers que la pièce ne met pas seulement en scène la tragédie de son époux mais aussi la sienne. Pour Tecmesse, captive de Troie privée de sa famille, Aïas représente une nouvelle « patrie », une « nouvelle richesse » (p. 161). La disparition de celui-ci lui fait craindre pour son propre sort et celui de leur fils. Comme Ismène face à Antigone, ou Chrysothémis face à Électre, elle fait du lien qui l’unit à Aïas un argument destiné à le persuader de rester en vie. P. Demont souligne une nouvelle fois les jeux de reprises et de déplacements entre l’épopée homérique et la tragédie de Sophocle sur lesquels repose ce discours. Dans le chant VI de l’Iliade, Andromaque s’adresse la première à Hector puis celui-ci montre qu’il partage avec son épouse la crainte qu’elle ne soit réduite en esclavage, s’il venait à mourir lors de son combat contre Achille (p. 161). Dans Aïas, Sophocle transfère les paroles d’Hector à Tecmesse et la fait parler après Aïas : « elle déplore donc elle-même son sort futur, mais elle est déjà esclave » (p. 162). Tecmesse n’est pas Andromaque, elle n’est qu’une pallakè, une concubine de naissance servile, telles Chryséis et Briséis. C’est sans doute là que réside sa propre tragédie. L’amour d’Aïas pour sa captive n’est pas apparent dans le texte. À cet égard, P. Demont relève les différentes interprétations du v. 212 dont l’établissement a posé problème aux philologues : il suit Patrick Finglass15 en privilégiant la leçon στερξασαν ἔχει (« puisque l’ardent Aïas t’a comme captive et compagne, et que tu l’aimes ») au texte habituellement retenu et notamment en France par Alphonse Dain στέρξας ἀνέχει (« …et qu’il t’aime ») en raison de l’attitude farouche d’Aïas face à Tecmesse. En effet, celui-ci refuse de la reconnaitre comme épouse légitime, malgré leur enfant et l’« échange de faveurs », sans doutes sexuelles, auquel elle fait référence au cours de leur dialogue. Pour elle, la véritable noblesse serait de rendre bienfait pour bienfait. Elle appelle ainsi son époux à se distinguer des Atrides qui n’ont pas respecté la morale de la réciprocité en le spoliant des armes d’Achille. Toutefois, Tecmesse ne peut s’exprimer sur le même pied d’égalité qu’Ismène ou Chrysothémis avec leur sœur : Aïas refuse de l’écouter, non parce qu’elle est esclave mais parce qu’elle est une femme.
13Bien que le rôle dramaturgique de Tecmesse soit essentiel, il reste « subordonné à la domination masculine » (p. XXIII). Dans son commentaire de la dernière tirade du personnage (v. 961-973), P. Demont montre la façon dont le suicide d’Aïas représente aussi pour l’épouse un tournant dans sa construction héroïque. Ce passage présente des difficultés telles que Patrick Finglass16 et d’autres philologues ont déclaré interpolés les vers 966-970 (p. 217). Pour le traducteur, « les retrancher du texte serait […] perdre un élément important et nouveau de la caractérisation de Tecmesse » (p. 217). En acceptant et en comprenant le suicide de son époux, « elle aussi a donc part à la grandeur d’Aïas comme dans l’Antigone Ismène participe, malgré Antigone, à l’héroïsme de cette dernière par sorte de contagion » (p. 217). Pendant de courts intervalles, elle conquiert toutefois ses propres qualités héroïques. C’est Tecmesse qui la première comprend qu’Aïas les a tous trompés par un faux discours dans le troisième épisode et qu’il a toujours l’intention de se tuer. Elle joue alors un rôle actif auprès du chœur en le faisant sortir de scène et acquiert ainsi « le premier rôle, […] bien loin du silence auquel le héros condamnait sa compagne » (p. 196). L’arrivée de Teucros dans le quatrième épisode met toutefois fin à l’autonomie très passagère du personnage qui est remplacé par un figurant muet (v. 1168). En reprenant auprès de Tecmesse le rôle d’Aïas, Teucros réduit au silence « la femme légitime qu’elle est quasiment devenue » (p. XXIV), étant définitivement insérée dans le foyer de Télamon. Ce changement de rôle, de la captive à l’épouse légitime, implique qu’elle se taise, suivant ainsi l’ordre que lui donnait Aïas au début de la pièce (v. 293).
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14Aïas représente pour l’auteur une synthèse de ses différentes recherches sur la tragédie de Sophocle, que ce soit sur le rapport de la mise en scène du héros aux problèmes de la « fonction guerrière » dans la Grèce archaïque et classique, sur la question de l’interaction entre l’iconographie et les représentations, ou encore sur la place de la bâtardise dans l’Athènes du ve siècle. Cet ouvrage entre aussi en dialogue avec les travaux d’autres chercheurs pour réfléchir aux problèmes posés par la mise en scène du suicide d’Aïas et proposer des solutions vraisemblables. L’originalité de la traduction et du commentaire de P. Demont tient notamment à la remotivation du nom d’Aïas qui invite à une réflexion sur la construction du personnage tragique par rapport à son modèle épique et plus largement sur l’« effet tragique » (p. XXVII-XXX). En restituant l’arrière-plan homérique du mythe et ses implications politiques, P. Demont montre comment la pièce redéfinit l’héroïsme d’Aïas, un héroïsme qui irradie sur les autres personnages, Teucros, qui malgré son statut de bâtard peut prétendre à la noblesse dans une société où la transmission est avant tout patrilinéaire, et Tecmesse, la captive qui acquiert le statut d’épouse légitime et qui, malgré le silence qui lui est finalement imposé, joue un rôle déterminant dans le déroulement de l’intrigue.