Prises de Jean-Pierre Richard
Prises de Jean-Pierre Richard
1En 2019, la critique littéraire française perdait en la personne de Jean-Pierre Richard un de ses plus grands représentants : ses lectures critiques, publiées entre 1954 et 2014, décrivent l’imbrication du moi et du monde qui se donne à lire dans les œuvres à travers des thèmes sensibles, toujours profondément incarnés. Ainsi, par exemple, des thèmes de la pâte flaubertienne, du fané verlainien, ou encore chez Proust des motifs comme « la fleur, le poisson, le jet d’eau, la lampe, le jour, le gâteau, le clocher » (p. 48). D’abord spécialiste du xixe siècle, Richard se tourne progressivement vers la littérature contemporaine, qu’il contribue à intégrer au champ de la recherche universitaire. Proche de l’école de Genève et représentant de la critique thématique, Richard a également été compagnon de route de la critique existentielle, de la critique psychanalytique et même du structuralisme. Ses textes sont à la fois l’œuvre d’une voix critique unique en son genre et le reflet de la variété de la critique littéraire au xxe siècle.
2Le centième anniversaire de sa naissance est l’occasion de redécouvrir son œuvre, et l’ouvrage Sur la critique et autres essais se présente comme une porte d’entrée dans sa pensée critique. Il s’agit d’un ouvrage collaboratif où la voix du critique est portée par celle de ses élèves et collègues : Daniel Sangsue a dirigé l’ouvrage, Jonathan Wenger en a recueilli et édité les textes, et Michel Collot, Christian Doumet, Philippe Dufour et Marta Sábado-Novau ont chacun proposé une préface au titre d’élèves et spécialistes de Richard. Le paratexte introduit ainsi à la (re)découverte d’essais variés produits par Richard au long de sa carrière : textes théoriques, entretiens, mais aussi ses premières recensions publiées dans la revue Fontaine, ainsi que quelques curiosités critiques telles que les « Petites notes sur le roman policier », ou encore un court essai intitulé « Louis-Ferdinand Céline », qui préfigure l’essai Nausée de Céline huit ans avant sa publication en 1973. Il s’agit donc d’un livre qui se présente comme une anthologie monographique, mais qui est en réalité le produit de l’entrelacement de plusieurs voix, celle du maître et celles des disciples, plus ou moins proches, qui l’amplifient et en ouvrent les potentialités dans des textes que l’on pourrait presque qualifier de « critiques de la critique de la critique »…
3L’exercice échappe à la vanité que l’on accole souvent aux ouvrages métalittéraires qui abusent des procédés de mise en abîme : ici, au contraire, les regards croisés et accumulés sur la critique thématique pratiquée par Richard permettent de mieux la comprendre. La voix du critique s’y exprime sans entrave, mais ne reste pas parole d’évangile : elle est expliquée à son tour, remise en perspective par d’autres universitaires qui lui ajoutent de la nuance ou proposent de nouveaux points de vue pour parvenir à un portrait complet du critique ; on pourrait presque dire, pour reprendre les termes de Richard, à son « paysage »… Le choix des éditions suisses de La Baconnière est à cet égard significatif. La localisation de la maison d’édition à Genève ainsi que les autres auteurs critiques publiés dans la collection « Langage » (Albert Béguin, Marcel Raymond) permettent de renforcer le lien de Richard avec la galaxie de l’École de Genève (ou la « constellation étoilée », pour reprendre la belle expression de Marta Sábado-Novau), et donc de produire un portrait du critique en situation, en son temps et en son lieu, dans ses prises avec le monde.
4Pour rendre compte de cet ouvrage, on présentera dans un premier temps sa démarche anthologique : on étudiera les différentes voies, les différents chemins que les éditeurs ont choisis pour représenter les horizons multiples du paysage critique richardien. On s’intéressera ensuite plus précisément à la démarche éditoriale qui commande la publication du livre, que l’on peut caractériser par son ouverture et sa démarche de sympathie, à la fois envers l’auteur étudié et son lectorat présent et futur.
Chemins de Jean-Pierre Richard
5Dans Sur la critique et autres essais, les éditeurs de Jean-Pierre Richard ont décidé de présenter le critique non par ses textes canoniques, mais par des textes mineurs et rares, rassemblés dans une entreprise qui est autant une démarche d’hommage qu’une redécouverte. Il s’agit donc de la présentation paradoxale d’un auteur par ses voies marginales, moins par les sentiers tout tracés que par des chemins à moitié dissimulés, à peine esquissés, qu’il faudrait défricher (ou déchiffrer ?) avant de s’y engager.
L’importance ambivalente des textes théoriques
6Jean-Pierre Richard est souvent présenté par ses lecteurs et par ses élèves comme un critique humble, cherchant avant tout à s’effacer pour mieux laisser rayonner l’œuvre critique. Cette humilité est liée à son refus de fixer sa pratique critique par une théorie. La critique est moins pour lui une pensée générale de la littérature qu’une capacité à s’adapter à chaque œuvre rencontrée pour mieux la faire parler : « Le mot critique impliquait directement discernement et jugement, choses réfutées par moi, et je lui préférerais donc, de beaucoup, lecture. » (p. 91) La préférence de Richard, mise au conditionnel, ne sera pas respectée dans cette anthologie nommée après l’un des rares textes théoriques produits par l’écrivain. Elle s’ouvre en effet sur une section consacrée aux « Textes sur la critique ». Loin de recentrer son regard sur sa propre pratique critique pour en tirer des conséquences à l’égard du champ dans un mouvement centrifuge, Richard préfère un mouvement inverse : il y décrit le champ général de la critique littéraire, dans lequel il se replacera de manière occasionnelle, presque accidentelle.
7Les deux premiers textes critiques constituent ainsi deux états des lieux que l’on peut lire en parallèle. Le premier, « Sur la critique thématique », décrit le travail de la critique thématique (courant auquel se rattache Richard), ses objets, ses principes et ses thèmes ; dans le second, « Quelques aspects nouveaux de la critique littéraire en France », il étudie le champ de la critique littéraire en 1963 à partir de différents principes et de leur application par les critiques majeurs de son temps. Dans ces deux essais, la présence de Richard ne se fait sentir que de manière oblique. Il se replace au sein d’un ensemble plus large, et ne se propose que comme l’une des possibilités, en rien favorisée, des voies de la critique thématique. C’est particulièrement visible dans l’emploi du pronom « nous », qui permet à l’auteur d’afficher sa présence dans le champ de la critique tout en la dissimulant derrière une position collective :
Ces quelques exemples suffisent à nous montrer que le peuple de Michelet, la transparence de Rousseau, le gouffre de Hugo, la flamme de Nerval ne sont en réalité que différentes figures de l’être : notre critique, on le voit, est fondamentalement ontologique. (p. 71)
8Chacun de ces exemples dépend d’un critique précis : Roland Barthes, Jean Starobinski, Georges Poulet et Jean-Pierre Richard lui-même (qui ne se nomme pas), qui sont finalement rassemblés dans une critique commune et partagée, « notre critique ». Les deux textes critiques suivants semblent prendre un aspect plus personnel : le premier, « Mes rapports avec l’école de Genève », décrit les relations qui unissent Richard aux autres membres du mouvement critique formé autour de Georges Poulet. Le second, intitulé « Albert Béguin et Marcel Raymond », constitue la reconnaissance d’une dette envers deux précurseurs de la critique thématique. La critique y est définie comme une activité relationnelle : non seulement elle est incarnée et n’existe pas en dehors des individus qui la pratiquent, mais encore son unité ne nait que de la mise en contact de pratiques en réalité fort divergentes. C’est ce qui permet à Richard de s’effacer une nouvelle fois devant autrui, à qui il laisse l’avant de la scène critique.
9Ces textes théoriques présentent aussi une entrée marginale dans la pratique critique de Jean-Pierre Richard. Il semble en effet que même les textes les plus théorisants doivent chez lui s’accompagner d’une pratique, d’une lecture active, ce qui explique la multiplication d’exemples qui donnent toute leur substance et leur clarté aux articles rassemblés ici. On le voit notamment dans « Sur la critique thématique », où l’auteur accompagne chacun des thèmes étudiés (la phénoménologie, le thème, le motif et le réseau, et la psychanalyse) d’une mise en pratique développée autour de l’œuvre de Marcel Proust :
Décrire un thème, c’est énumérer les motifs qui s’y rejoignent, c’est les décliner dans leur ressemblance, dans ce qui les conjoint, mais aussi dans leur différence, dans ce qui singularise chacun d’eux. Ainsi, chez Proust, une description du thème de clôture passera par l’analyse d’objets tels que l’aliment (toujours consommé en une maison), le lit, le fauteuil, le feu, la lampe, la fleur, le baiser maternel, tous les éléments du paysage chargés chacun à sa manière d’y occuper le rôle, la place d’un foyer. (p. 48)
10La description théorique du fonctionnement du thème est rapidement suivie d’un exemple concret et évocateur permettant au lecteur de mieux se représenter la façon dont la critique thématique fonctionne. C’est dans de tels développement que la présence de Richard se fait la plus sensible : non pas dans l’effort de théorisation, mais dans le déploiement de sa propre langue critique, qui ne se laisse vraiment approcher que lorsqu’elle propose ses analyses.
Le déploiement d’une rare première personne
11Les essais critiques sont suivis d’une section consacrée à des entretiens dans lesquels se donne à lire directement la parole et la voix de Jean-Pierre Richard. De tels entretiens sont rares : personnage peu médiatique et discret, Richard est éclipsé par la bataille de la nouvelle critique autour de Roland Barthes dans les années 1960, puis par le structuralisme dans les années 1970. Ces entretiens présentent alors une occasion rare de voir Richard fournir le commentaire de sa propre œuvre dans un redoublement du dispositif spéculaire critique. Le premier entretien, publié en 1996, se fait à l’occasion de la sortie de son recueil Terrain de lectures ; le second, en 2003, suit la parution de Quatre lectures. Intitulés respectivement « Sensation et paysage littéraire » et « L’avenir du roman », ils balaient les deux objets majeurs de la critique richardienne, qui sont aussi ses deux originalités : l’étude des paysages sensibles, et la littérature contemporaine. Les dates des entretiens (1996 et 2003) permettent un regard rétrospectif de l’auteur, une forme de synthèse de son œuvre.
12Pourtant, comme dans les textes théoriques, et de façon plus marquante encore, la première personne semble à nouveau fuir. Richard évite toute mise en scène de soi pour une nouvelle fois valoriser ses modèles et les compagnons de son aventure critique : « Vis-à-vis de tous ces écrivains, il m’arrive de me voir moi-même comme une sorte d’amateur : cantonné dans un terrain modeste, mais auquel je tiens, et qui me tient. » (p. 97) Il affirme en effet ne pas pouvoir écrire sans l’appui des autres, qu’il s’agisse de ses modèles ou (à plus forte raison) des écrivains qu’il commente : « Je ne peux écrire, c’est ma loi, qu’à partir de l’écriture d’un autre, j’ai besoin de ce détour par l’altérité même, et surtout peut-être, pour évoquer le plus personnel. » (p. 97) C’est ce nécessaire « recours à l’altérité » qui explique peut-être que Richard se soit toujours refusé à être qualifié d’écrivain, et ait voulu se cantonner dans le rôle du lecteur malgré la littérarité évidente de ses textes critiques. En redirigeant le regard de la personne en charge de l’entretien sur ses modèles, Richard évite le débat sur son propre style critique et sur sa plume.
13Moins que des entretiens où l’on découvrirait la personne intime de Richard, il s’agira plutôt de parcours commentés de son paysage critique, paysage peuplé à la fois des auteurs qu’il a étudiés et des critiques qui l’ont accompagné. Richard y défend notamment son choix de se tourner vers la littérature contemporaine. Il est l’un des premiers universitaires à s’être intéressé non seulement à des auteurs vivants, mais aussi à dédier des critiques à des premiers romans. Le rapport de Richard à la littérature contemporaine permet de mieux comprendre la façon dont fonctionne son humilité critique : il refuse en effet tout magistère, position difficile à tenir puisque consacrer une critique à un auteur, c’est bien le légitimer dans le champ littéraire. Il affirme ainsi : « Lorsque j’entreprends d’écrire sur l’œuvre d’un auteur vivant, j’ai en effet le projet implicite, un peu naïf sans doute, mais tenace pourtant, d’être vis-à-vis d’elle une sorte d’éclaireur et de passeur. » (p. 97) La critique littéraire est alors pour Richard une générosité, à la fois envers l’auteur étudié puisque cela lui apporte une (re)connaissance, et envers la communauté des lecteurs puisque les critiques leur offrent de nouvelles perspectives de lecture, de nouveaux champs et paysages littéraires à explorer. Il semblerait que cette générosité soit réciproque. Par exemple, lorsqu’Yvan Leclerc relève la récurrence du terme « émotion » dans les Terrains de lectures, Richard lui répond : « Oui, c’est vrai, on parle beaucoup d’émotions en ce moment, là où on évoquait plutôt autrefois pulsion ou désir ; j’ai dû recueillir ce terme, de façon un peu facile sans doute, dans l’écriture même des auteurs que je commentais. » (p. 89) Admirable aveu de la manière dont la critique est elle-même influencée par ce qu’elle lit : Richard, dans ses entretiens comme dans ses textes critiques, rend moins justice à son propre travail critique (il est très peu fait allusion à ses ouvrages, ou aux études précises qui ont justifié l’entretien) qu’au fonctionnement du champ de la critique, en diachronie comme en synchronie.
14Pour avoir un contact direct avec ces études, il fallait en effet attendre la dernière sous-partie qui compose cette anthologie, intitulée « Essais retrouvés ».
Miscellanées
15C’est dans cette partie que l’on trouve peut-être les textes les plus intéressants de l’ouvrage. Ici encore, il s’agit bien de textes marginaux : les deux premiers textes sont des recensions (du Zéro et l’Infini et de Reflets dans un œil d’Or) publiées dans la revue Fontaine, qui concernent la littérature étrangère et précèdent la production critique de Richard (Littérature et Sensation parait en 1954). Le troisième est un compte-rendu critique de circonstance, consacré au Promontoire de Henri Thomas, lauréat du prix Femina en 1962. Le texte suivant renoue avec la pratique proprement critique de Richard : il s’agit d’une première version préalable à son essai Nausée de Céline, publiée en 1965 dans un recueil consacré aux écrivains contemporains. Le suivent de curieuses « Petites notes sur le roman policier » datant de 1967. Enfin, la séquence se clôt sur une microlecture d’un extrait de Flaubert (le passage du Sphinx dans Voyage en Orient) extraite d’un entretien avec Philippe Dufour en 2015. Les textes organisés par ordre chronologique semblent être avoir été sélectionnés en vertu de leur rareté : il s’agit moins de présenter des textes représentatifs que de proposer une nouvelle entrée dans l’œuvre critique de Richard, d’en montrer les prémisses, les brouillons ou les excursions au caractère d’hapax. Ce que ces textes ont néanmoins en commun, c’est de montrer (après l’avoir énoncé) combien la critique richardienne est une critique de goût : le seul point commun de ces textes critiques est le choix de Richard, choix motivé par son propre plaisir critique. C’est en ce lieu que l’on retrouve sa subjectivité, dissimulée dans d’autres circonstances :
Outre le fait que tous possèdent un terrain, ou un paysage à eux, disons un certain attachement à la matérialité du monde, l’originalité d’une assise sensorielle, tout ce qui constitue, en somme, le style d’une présence charnelle singulière, il y a probablement, chez chacun d’entre eux, quelque chose qui rejoint une orientation de ma sensibilité, ou même de ma vie inconsciente. (p. 88)
16Le critère du goût permet d’affiner la lecture de chaque étude, et de les lire dans le cadre d’un ensemble cohérent et non plus éclater, celui d’un corpus critique constitué, qu’il s’agit d’explorer et de définir.
17Les premiers comptes-rendus critiques sont à cet égard très révélateurs. Il s’agit en effet de recensions issues d’un choix libre, précédant la critique publiée et même la formation de Richard par Georges Poulet. Elles permettent cependant de saisir les racines de sa critique. En effet, chacune de ces recensions aborde les œuvres sur un plan original, mais qui correspond aux orientations de la future critique richardienne. Le Zéro et l’Infini est ainsi lu dans une perspective existentielle, où la notion de tragique est le thème structurant à la fois de l’œuvre et du personnage principal : « Tout risque de s’achever dans l’absurde. Roubatchov meurt sans savoir. Et le tragique ancien, celui de l’abdication devant l’inconnaissable, nous est tout d’un coup restitué. » (p. 109) Ce qui est intéressant, c’est combien ce tragique est ramené à la conscience du personnage, elle-même abordée dans des images géographiques qui seront reprises par le critique dans ses différents essais :
Comme les héros de Dostoïevski, Roubatchov ignore son vrai visage ; il se penche au-dessus de lui-même comme sur un abîme d’où se lèveraient lentement remords, amours, pitiés, colère, tout un monde d’humbles richesses refoulées. Hallucinations, rêves, égarements de l’imagination, images inscrites dans le corps même, tout contribue créer autour de la conscience claire une zone d’ombre, grouillante d’appels et de souvenirs. Voici l’homme noyé en lui-même, nageur qui perd pied, et s’enfonce. (p. 109)
18Profondeur de la conscience qui se présente comme un abîme, corps-paysage, mais aussi matérialité de l’être (grouillant, pâte dans laquelle il « s’enfonce »), on voit bien les thèmes richardiens se mettre en place dès ces quelques lignes. On peut également de la même manière repérer dans la recension du Promontoire l’un des « gestes critiques » favoris de Jean-Pierre Richard, identifié par Marta Sábado-Novau dans sa thèse consacrée à l’école de Genève : le geste du renversement « consiste à retourner une valeur positive en une valeur négative, ou vice-versa1 » (Sábado-Novau, 2021, p. 331) permettant de faire avancer le commentaire critique. On un trouve un très bel exemple à la page 122 :
Tout est donc d’abord dehors, et la conscience authentique est celle qui se renonce elle-même pour s’éveiller à l’être, pour se faire présente à cet éternel dehors, pour s’ouvrir au simple émerveillement infini d’un il y a. L’ascèse négative à laquelle s’abandonnent les héros de Thomas débouche finalement sur une découverte positive qui est à la fois béatitude et stupeur. (p. 122)
19Les autres textes présentent un état plus avancé de la critique, mais sont toujours des fragments marginaux, éloignés des chefs-d’œuvre qui structurent l’œuvre richardienne : après être entrés dans la genèse de l’œuvre, l’ouvrage nous propose un accès dérobé (retrouvé) à la table de travail du critique. Ces accès volés disent à la fois la volonté de valoriser le travail du critique dans tous ses états et, peut-être, le désir d’une intimité et d’un partage de l’expérience critique. Il y aurait ici une forme de circulation, de partage de la méthode critique de Richard. Là où le critique cherchait des indices significatifs de l’être-au-monde d’un auteur dans ses textes canoniques comme dans ses productions écrites plus marginales (lettres, brouillons, œuvres de jeunesse), les éditeurs de l’anthologie ont également pu sélectionner certains textes pour leur vertu d’éclairage de certaines caractéristiques de l’œuvre, dans un partage renouvelé de l’expérience critique. Ainsi, par exemple, de l’essai consacré à Céline : publié en 1965, il présente la trame de l’essai Nausée de Céline, qui paraîtra en 1973. Cet essai constitue alors un état intermédiaire de la lecture critique : il présente les intuitions de Richard, les thèmes principaux qui ne sont pas encore déclinés en différents motifs, et dont la mise en réseau est alors plus linéaire. Ce texte a deux intérêts : il présente un aperçu concentré de la critique richardienne, et permet en même temps aux connaisseurs d’apprécier la valeur d’une lecture en cours d’élaboration, qui illumine de façon oblique l’œuvre finale. On peut par exemple relever certains bonheurs d’expressions qui n’ont pas survécu au développement d’un motif. Là où plusieurs pages sont consacrées à l’« asticot » dans Nausée de Céline, son rôle est condensé en une expression sublime, dont la redécouverte ne peut que nous satisfaire :
Tout tend à s’y avachir, à retomber et à se fondre en ce degré zéro de l’existence que Céline nomme quasi mystiquement sa "nuit » : sorte de pâte obscure et grenue, d’où nous sommes sorts et où nous retournons, royaume de la mort, mais d’une mort continuée, vivante, où se vrille l’infâme prince larvaire de notre décomposition, l’asticot. (p. 125, nous soulignons)
20La reproduction d’une analyse d’un extrait du Voyage en Orient de Flaubert, effectuée lors d’un entretien avec Philippe Dufour, permet de clore l’ouvrage sur une lecture faite dans un contexte quasi intime, entre deux universitaires se connaissant personnellement. Le langage y est plus relâché, presque amusé ; la critique y est mise en scène par le contexte d’oralité avec lequel Richard joue. C’est peut-être dans cet extrait que le critique est le mieux représenté : on y trouve en effet à la fois sa rigueur littéraire et la finesse de ses analyses, et un rapport ludique à la fois à l’objet de sa lecture et au contexte d’énonciation. Richard lui-même, dans cet exercice, valorise le commentaire des marges, et semble légitimer du même coup et en conclusion toute la démarche anthologique de cet ouvrage posthume :
Le Sphinx donc : c’est à lui maintenant, que devrait s’affronter le commentaire, et se poser la question clé : qui est-il, que veut-il, pourquoi toute cette terreur immédiatement propagée autour de lui ? À telle interrogation le texte de Flaubert lui-même ne répond pas, du moins pas directement […]. Mais l’humble commentateur que je suis ne se sent pas lui-même tenu à la règle d’un tel laconisme. Il peut regarder, par exemple, les marges, les immédiats « à-côtés » du texte proposé à notre lecture. (p. 145)
21C’est cette description de l’activité du commentaire qui permet de transformer le statut de Richard dans cette anthologie. De commentateur, il devient commenté ; son « laconisme », ou plutôt sa discrétion ou son humilité, peuvent alors être contrebalancées par le travail de l’édition, et notamment par l’ensemble du paratexte qui entoure les textes de Richard : avant-propos, préfaces, chronologie, bibliographie, appareil de notes, etc.
L’objectif éditorial : ouverture & sympathie
L’ouvrage d’une filiation
22Les préfaces qui précèdent les textes de Richard présentent quatre réceptions, quatre points de vue situés sur son œuvre. Michel Collot, Christian Doumet, Philippe Dufour sont trois universitaires qui ont côtoyé Jean-Pierre Richard en tant qu’élèves ou collègues ; ils font tous trois état d’une dette intellectuelle à l’égard du critique qui a contribué à former la façon dont ils abordent les œuvres littéraires. Marta Sábado-Novau, qui a rédigé la dernière préface, est un petit peu à part puisqu’elle n’a pas côtoyé directement Richard, mais lui a consacré une partie de sa thèse.
23Dans « Lectures au balcon », M. Collot choisit l’angle biographique pour présenter son rapport à l’œuvre de Richard : il raconte les différentes rencontres au cours de son parcours universitaire, d’une première lecture qui a valeur de révélation littéraire à la construction progressive d’une relation de mentorat. La filiation, toute spirituelle et intellectuelle, y est claire : « Ce fut le début d’un long compagnonnage sous la conduite de Richard, qui dirigea mes thèses de troisième cycle et de doctorat, guidant mes recherches tout en me laissant une grande liberté d’allure. » (p. 16) Sa préface s’ouvre sur une description du paysage dans lequel s’est opérée la lecture de Paysage de Chateaubriand2, qui éclaire sa lecture personnelle des Mémoires d’Outre-tombe :
Le balcon où je m’étais installé donnait sur les grands arbres du parc où mes parents venaient d’emménager, et jamais encore peut-être je n’avais senti avec autant d’intensité à la beauté de ce paysage ; comme si le livre de Richard avait avivé, en même temps que mon aptitude à lire, ma capacité à sentir. Par la double médiation des citations et de leur commentaire, il me semblait avoir un accès plus immédiat à ce qui m’entourait. Le volume dans lequel j’étais plongé s’enrichissait lui-même des sensations venues de l’environnement : je m’y promenais comme dans un jardin, empli d’odeurs et de couleurs. (p. 14)
24Ce passage met en scène une nouvelle forme d’héritage et de circulation critique : le paysage devient un point de contact entre Jean-Pierre Richard et Michel Collot, entre auteur, critique et lecteur. Le paysage du livre critiqué, revivifié par le critique, vient se mêler au paysage réel de la situation de lecture. Ce qui est décrit ici, c’est bien l’expérience idéal du lecteur de critique selon Richard : loin de s’imposer par elle-même, la lecture critique rejoint le texte critiqué, le soutient, et dans un renversement paradoxal (tout richardien !), la « médiation » critique permet un contact « plus immédiat » avec le texte, mais aussi avec le monde.
25Christian Doumet dans « Portrait du critique en humoriste », comme Philippe Dufour dans « Cher ami, comment allez-vous ? », choisissent tous deux de présenter Richard sous l’angle de la sympathie critique qui entraîne un véritable échange avec le lecteur à travers le texte. Chez Chr. Doumet, le récit d’une anecdote permet de sonder l’humour présent dans les textes critiques. Quoique discret, l’humour richardien permet de construire une relation de connivence avec le lectorat, capable de sourire avec lui d’allusions amusées. Dans sa préface, on trouve de même que dans la structure de l’anthologie un goût de la trouvaille, du fragment marginal et éclairant :
Ainsi, dans ce chef-d’œuvre d’humour autobiographique qu’est « Terre écrite », le critique-joueur se propose-t-il de faire tomber une boule « de très haut, quasi verticalement, comme d’une acmé céleste (ou d’un désastre obscur) ». La sous-voix de la parenthèse ouvre un nouvel agencement des choses, où Mallarmé et son « Tombeau d’Edgar Poe » viendraient prendre part, de la manière la plus fantasque, au déroulement d’une partie de pétanque. (p. 51)
26Moins que sur leur expérience personnelle, Doumet comme Dufour rendent compte d’une expérience de lecture étendue, potentiellement partagée par tous les lecteurs de Richard : de même que l’édition d’une anthologie constitue un hommage, les préfaces permettent de créer une communauté de lecture autour de Richard, et une communauté qui soit avant tout heureuse, dans une sympathie qui continue l’attitude de Richard lui-même vis-à-vis de son entourage et de ses lectures : « Jean-Pierre Richard au téléphone, sans vous laisser le temps de prendre de ses nouvelles (fussiez-vous comme moi de quarante ans son cadet) vous cueillait par un “Ah ! Cher ami, comment allez-vous ?” N’est-ce pas la question qui préside à toutes ses études critiques ? » (p. 35). La critique heureuse de Richard, instituée en question de sympathie adressée à la fois au livre lu et au lectorat, mérite une réponse réciproquement tendue vers lui, réciproquement capable de lui rendre justice : c’est, là encore de façon implicite, le rôle de l’ouvrage que de s’instituer en hommage permettant de faire circuler une nouvelle fois le cycle de la sympathie et de la découverte pour y inclure de nouveaux lecteurs.
27C’est ici qu’intervient la préface de Marta Sábado-Novau, dont la thèse soutenue en 2018 dessine l’horizon d’une nouvelle réception de Richard et des auteurs de l’École de Genève. Son texte décale légèrement la tonalité des préfaces précédentes. Là où la personne de Jean-Pierre Richard était précédemment incarnée par des expressions ou des attitudes que les auteurs connaissaient bien (ayant tous trois eu Richard pour directeur de recherche), elle est plus distante chez M. Sàbado-Novau. Dans son commentaire de « Terre écrite », rare texte autobiographique de Richard paru dans Pages Paysages3, « le je du critique devient visible » (p. 40), mais sa personnalité reste effacée. Le je(u) richardien est alors moins présence directe ou souvenir que retentissement au sens bachelardien du terme : la présence du critique doit résonner chez le lecteur pour le laisser dans une disposition créatrice qui permet de continuer l’œuvre lue. C’est, semble-t-il, ce qui se passe dans cette préface. En partant des réflexions de Richard, M. Sábado-Novau semble en effet continuer son texte et passer à l’écriture elle-même :
C’est un je qui se détache et devient corps. Le critique appose sa signature : en elle le mot et le geste se rejoignent ; la lettre et le corps ne font qu’un. La fable se termine avec la preuve d’un détachement réussi grâce à l’écriture critique et avec l’assurance du critique devenu auteur à part entière. Ses textes pourront à leur tour engendrer des lectures aimantes, des écritures transitionnelles. (p. 40)
28Cette rédaction permet d’instituer Richard en écrivain (puisque son écriture retentit chez son lecteur), et légitime ainsi finalement de l’étudier comme tel. C’est en ce sens que l’ouvrage anthologique est tourné vers l’avenir, et vers une potentielle nouvelle réception universitaire.
De la dette au legs : ouvertures
29L’ouvrage présente donc un enchâssement des lectures dans une forme de mise en abîme (les lecteurs lisant les lecteurs de Richard lisant lui-même différents auteurs), qui est moins un attelage artificiel que le produit d’une réelle volonté de transmission. Les préfaciers ne commentent pas directement les textes édités, ils ne font qu’introduire à la lecture de Richard pour rendre possible un contact direct avec ses textes critiques. Ceux-ci sont comme précédés d’un geste de don, désignés comme précieux et en même temps non-commentés, laissés à rayonner d’eux-mêmes, ce qui permet in fine une forme de dialogue indirect avec eux, puisque ce dialogue s’établit dans la conscience du lecteur par retentissement. Cette ouverture totale à la voix de l’autre, on la retrouve, on l’a vu, dans les textes de Jean-Pierre Richard lui-même. Son humilité critique ouvre en permanence ses essais à la présence et à la parole de l’autre, au point que certains passages semblent à la limite du dialogue avec l’objet critiqué et avec le lecteur. Il est important de remarquer que cette familiarité naît non pas d’une fréquentation réelle, mais de rapports purement textuels :
En ce qui concerne les huit occupants des Terrains de lecture, j’ai écrit mes textes sur eux la plupart du temps sans les connaître, sans les traiter non plus, même imaginairement, comme des « lecteurs modèles » ou des interlocuteurs privilégiés. Par la suite ils ont pris pour moi voix et visage, ce qui a instauré entre nous une relation véritablement personnelle. (p. 87)
30C’est en laissant le texte premier s’exprimer que peut s’établir le dialogue avec lui, et que l’on peut espérer une réelle relation entre auteur et lecteur.
31Sur la critique et autres essais est alors tendu vers un lectorat universitaire, comme l’espèrent les éditeurs dans l’avant-propos : « Ce florilège, assorti de préface-hommages d’anciens disciples et d’une jeune chercheuse, vise à rappeler l’importance et l’intérêt d’une œuvre critique qui a marqué les études littéraires de la seconde moitié du xxe siècle et qui continue à guider les chercheurs et les lecteurs de notre époque. » (p. 7) C’est ce vœu d’une réception future qui motive l’important travail de recherche et d’édition à l’origine de cette anthologie. Ce travail a permis de retrouver les premiers textes publiés dans des revues, mais aussi les essais critiques qui n’avaient jamais été réédités (contrairement, par exemple, au recueil des articles de Jean Starobinski dans la revue Quarto4). Il s’agit donc en somme d’une première étape à l’institution d’un corpus richardien à destination des universitaires : un ouvrage-hommage, mais aussi un ouvrage-outil pour la recherche future. On peut notamment relever le travail effectué pour produire une bibliographie détaillée, recensant notamment tous les ouvrages publiés par Richard et leur rééditions, mais aussi tous ses articles et toutes ses recensions dans différentes revues (en particulier Fontaine, puis Critique). Ce travail engage à une redécouverte de Richard : après la thèse de Marta Sábado-Novau en 2018, après le décès du critique en 2019, on ne peut qu’espérer que cet ouvrage saura insuffler un nouveau souffle aux études concernant Richard, l’École de Genève, et au-delà peut-être l’ensemble du corpus de la critique littéraire.
***
32Sur la critique et autres essais est un ouvrage gouverné par des principes de circulation et d’ouverture. Les lectures critiques de Jean-Pierre Richard et sa méthode circulent de ses lectures à ses lecteurs, et ses lecteurs devenus eux-mêmes universitaires et critiques les transmettent à leur tour, dans un geste à la fois de continuation et de reconnaissance. Il s’agit bien dans cette anthologie de lire et de faire lire, de redécouvrir et de léguer. Cela demande néanmoins un geste de réponse de la part du lecteur, qui doit ressaisir ces textes dans sa réception, les faire retentir en lui pour proposer une nouvelle production critique et finir par pérenniser l’héritage richardien.
33Ce livre, composite sans être hétéroclite, parvient (nous semble-t-il) à s’extraire de la tonalité hagiographique pour proposer un juste équilibre entre un état de complicité et d’amitiés critiques, et ouverture à de nouveaux destinataires. Dans la mesure où il s’agit de faire retentir la voix de Jean-Pierre Richard, on peut avoir des réserves concernant la structure du recueil, qui retarde autant que possible la présentation des textes critiques per se. Si la critique richardienne ne s’incarnait pas même dans des textes théoriques, on prendrait le risque de faire passer le contexte avant le texte, ce qui serait particulièrement problématique pour Richard, qui a toujours tenu à laisser le texte étudié parler avant de prendre lui-même la parole (notamment dans sa pratique de la citation, qui précède bien souvent son commentaire). Ainsi, le commentaire du Voyage en Orient de Flaubert, si emblématique de toutes les qualités du critique, aurait presque pu constituer sa préface au lieu de la clôture de l’ouvrage. On peut cependant accepter le parti-pris de l’ouvrage, en rendant finalement la parole à Richard pour clore cette recension. Le commentaire comme l’ouvrage se présentent comme un parcours des marges et des à-côtés de l’œuvre, un parcours à la fois rigoureux et personnel, précis et sensible. Il est bien l’exercice d’une reconnaissance :
Merci de me donner l’occasion de relire ces lignes, si intenses, du Voyage en Orient. Il ne pourrait cependant pas s’agit pour moi de tenter la complexité d’une vraie “microlecture” : seulement d’esquisser une sorte de commentaire cursif, marginal, de l’épisode dont elles nous font le récit. Prenez donc ces notes comme les traces d’une traversée personnelle de ce petit texte — en écho, peut-être, à l’itinéraire qu’y dessinent et y éprouvent en même temps, sur le terrain, Gustave et son ami Max, dans la découverte des premiers sables d’Égypte et de leur occupant, aussi royal qu’énigmatique, le sphinx de Gizeh. (p. 142)
34.