Comment conjuguer le verbe lire ?
« J’écris. Lisez1. »
1Souvenons-nous d’une des scènes inaugurales d’Une histoire de la lecture d’Alberto Manguel : Jorge Luis Borges est entré dans la librairie où travaille le jeune Manguel à Buenos Aires et lui demande s’il peut, le soir même, venir lui faire la lecture. Le jeune homme s’empresse d’accepter, et ce sera le début d’une longue série de lectures à voix haute destinées au vieil auteur aveugle. Cette expérience fondatrice est néanmoins déroutante. Si Manguel découvre des pans entiers de littérature qui lui étaient inconnus grâce à l’érudition de Borges, ces lectures ne vont pas sans une certaine instrumentalisation de sa personne :
J’étais […] son bloc-notes, un aide-mémoire dont le vieil homme avait besoin pour rassembler ses idées. Je me prêtais volontiers à cet usage […]. Faire la lecture à ce vieil homme aveugle fut pour moi une expérience curieuse, car même si je me sentais, non sans quelque effort, maître du ton et de la cadence de lecture, c’était néanmoins Borges, l’auditeur, qui devenait le maître du texte. J’étais le conducteur, mais le paysage, le déploiement de l’espace appartenaient à celui qui était conduit, pour qui il n’existait d’autre responsabilité que celle d’appréhender le territoire vu par les fenêtres. Borges choisissait le livre, Borges m’arrêtait ou me priait de continuer, Borges m’interrompait pour faire des commentaires, Borges laissait les mots venir à lui. Je restais invisible2.
2Ce que décrit Manguel sans le nommer ici, c’est un rapport de pouvoir inattendu et paradoxal qui se tresse dans de la lecture à haute voix, pour un tiers. L’ambiguïté de ce dispositif en apparence anodin est au cœur du dernier riche essai de Peter Szendy, Pouvoirs de la lecture. Le philosophe met en avant deux dimensions capitales de l’acte de lecture rarement soulignées : « lire est une affaire de voix (fût-elle aphone) plutôt que d’œil » (p. 32) ; dans l’entrelacs de ces voix — le pluriel est crucial — se tissent des micro-pouvoirs, parfois ténus mais immémoriaux.
3Pour bien comprendre l’articulation entre ces deux postulats, P. Szendy effectue une sorte de détour méthodologique. Il s’attarde sur une série de scènes empruntées à un corpus original (Platon, Hobbes, Sade, Valéry, Krasznahorkai…) qui décrivent, entre autres, la lecture à voix haute d’un texte par un personnage à un autre3. Chacune de ces miniatures décrit peu ou prou la même scène que celle narrée par Manguel et que l’auteur formalise au fur et à mesure de l’essai. On trouve, au centre, un texte qui va être lu par celui que P. Szendy propose d’appeler l’anagnoste — nom donné, dans l’Antiquité, aux esclaves lecteurs — à une troisième entité, le lectaire — comme on parle de destinataire d’un courrier. Trois voix susceptibles de se mêler auxquelles il faut adjoindre une quatrième, toujours en filigrane et irréductible aux trois autres, celle de l’impératif de lecture, « lis ! », qui pousse à poursuivre « le frayage du lire » (p. 14). Le phénomène de lecture englobe ce triangle, ou ce carré, susceptible de multiples empiètements, enchâssements ou complexifications.
4Mais Pouvoirs de la lecture n’est pas un livre sur l’histoire de la lecture ni sur les esclaves lecteurs (même s’il est aussi cela). En effet, les diverses scènes analysées successivement ont notamment pour but de modéliser ce qui se joue en chacun de nous et que notre lecture silencieuse tend à masquer. Ces scènes de lecture triangulées nous permettent en effet d’observer « en gros plan » la « phonoscène intérieure de nos lectures » (p. 40), c’est-à-dire ce que le passage à la lecture silencieuse, la subvocalisation, a incorporé et qui semble davantage relever du champ de forces que du moment de paix, de communion avec soi, qu’on décrit souvent. Détour par l’histoire longue de la lecture, commentaires de textes littéraires et philosophiques éclectiques, tentative de description des « voix fantômes » (p. 36) de la lecture : cet essai dense et virtuose est tout cela à la fois.
5Le livre convie donc le lecteur à un itinéraire personnel et hors des sentiers battus. À l’instar de ce qu’il avait proposé dans Les Prophéties du texte – Léviathan, on retrouve ainsi le talent de P. Szendy pour parler de la lecture là où ne l’attendait pas. S’il convoque certes plusieurs textes attendus dès lors qu’il est question de lecture — Si par une nuit d’hiver un voyageur, Madame Bovary —, il traque également des scènes « anagnosologiques » (adjectif emprunté à Barthes, qui renvoie à la lecture) dans des textes aussi divers que le Léviathan de Hobbes, le « Mon Faust » de Valéry ou La Philosophie dans le boudoir de Sade. La composition du livre n’est pas strictement chronologique mais plutôt musicale : les chapitres se répondent, formant des thèmes que l’on pourrait relier entre eux (la lecture et l’amour ; la lecture et le pouvoir ; le livre sans dehors…). Reste que chaque étape articule commentaires de détail et avancée dans l’exploration des diverses voix, le tout servi dans une prose à la fois érudite et drôle par ses bonheurs d’expression (« je suis donc en train de me lire lire », p. 99 ; « ce Faust qui te fausse faustiennement compagnie dès que tu le considères tien », p. 44).
« Champ de forces phoniques »
6Si lire est donc toujours un « partage de voix » (p. 26), la lecture peut donc être un terrain conflictuel, un rapport de force. Plusieurs chapitres vont ainsi s’attacher à montrer que les scènes de lecture à voix haute peuvent être le reflet de relations de pouvoir, ou du moins de relations asymétriques. Chez Platon, l’acte de lecture peut recouper la relation sexuelle entre maître et disciple : dans le Phèdre, Socrate écoute Phèdre lui lire le discours de Lysias et dans cet entrelac de voix se tisse une scène de triolisme. Mais la triangulation de la scène de lecture renvoie également à de claires relations de pouvoir qui anonymisent l’anagnoste. Le Théétète est ainsi une « unique et grande scène de lecture qui se confond — presque — avec le dialogue en entier » (p. 65) puisque c’est un mystérieux esclave lecteur, dont on ne saura rien, qui lit le dialogue de Socrate avec Théodore et Théétète qu’Euclide a mis par écrit. On pourrait encore évoquer le Léviathan de Hobbes, qui se présente comme une méthode de lecture pour le souverain lecteur, exemple étonnant de nœud entre « une lecture du politique et une politique de la lecture » (p. 121).
7Des esclaves lecteurs, un impératif de lecture…Tout cela donne peut-être à penser que le propos ne considère l’acte de lecture que comme l’obéissance à un ordre. Or, la lecture est certes « transitive », elle « s’efface devant la voix qu’elle lit », mais elle aussi « réflexive », car « on peut toujours prêter l’oreille à la voix qui lit plutôt qu’à celle qu’elle lit » (p. 26) : toute voix qui lit se dédouble. Pour décrire cela, l’auteur propose un concept éclairant, celui de « point de lecture », métaphore qui renvoie à la fois à la ponctuation et au textile (qui pour une fois concerne la lecture et non l’écriture). Les « points de lecture » (p. 35) décrivent le double mode de présence de la voix qui lit, ce sont « ces pointillés de couture, où la voix lisante se faufile pour apparaître et disparaître dans l’intermittence » (p. 79) — notre voix de lecteur tantôt s’efface, tantôt résiste.
Voix, vitesse, modes
8Un contre-pouvoir du lecteur est donc toujours possible et il réside notamment dans ce que P. Szendy appelle le « lire tangentiel », la lecture qui se dérobe au fil du texte, qui « décolle de l’écrit tout en le touchant encore » (p. 118), soit que le lecteur se mette à rêvasser, soit qu’il soit en retard ou en avance… La lecture rapide, par exemple, qu’il est toujours convenu de dénigrer, acquiert à ce titre une valeur inattendue d’émancipation car elle est le signe de la liberté du lecteur imposant le rythme qu’il souhaite à la voix du texte. Ce qui mène à la question abyssale de Lacan citée à plusieurs reprises — « quand êtes-vous sûrs que vous lisez 4? » — qui induit qu’il est toujours possible de lire sans lire.
9C’est que dans Pouvoirs de la lecture, P. Szendy rêve au verbe lire dans tous ses modes (verbaux) : ce que j’entends et que je dis quand je lis (indicatif), l’ordre qui m’intime de continuer (impératif), la lecture pure détachée de tout sujet (infinitif) mais également la lecture indécise, flottante (une lecture au subjonctif, le mode de l’action incertaine). Celle qui incarne cette lecture insaisissable et donc insoumise, dans Pouvoirs de la lecture, c’est Lust, la « secrétaire » de Faust dans le « Mon Faust » de Valéry, qui porte dans son nom le verbe lire au subjonctif dans une ancienne graphie : « Lust, en lisant subjonctivement, est introuvable tout en étant là, présente en apparence : étant ailleurs, n’écoutant guère ce qu’elle lit, elle est ce qui, de la lecture, laisse à désirer, ce qui ne s’épuise pas dans l’actualité du lire » (p. 153).
10P. Szendy nous fait sentir ces décalages de voix en analysant de près des textes qui s’adressent au lecteur, programmant ainsi leur propre lecture. Les apostrophes au lecteur, topos banal de quantité de fictions, apparaît ainsi sous un nouveau jour, comme un opérateur discret venant orchestrer notre « scène vocale » intérieure (p. 182). L’Homme au sable de Hoffmann ou Si par une nuit d’hiver un voyageur, par exemple, illustrent tous deux ce qu’on pourrait appeler « le paradoxe du début de la lecture ». Ces deux textes thématisent en effet leur propre commencement, réglant et indiquant quand le livre débute (ou non, dans le cas de Hoffmann qui refuse précisément de commencer). Sauf que l’on ne peut pas parler, dans un livre, du moment où la lecture de ce livre même commence sans que la lecture ait déjà été entamée, le texte a toujours déjà démarré. C’est tout le paradoxe de la célèbre première phrase du roman de Calvino — « Tu es sur le point de commencer à lire le nouveau roman d’Italo Calvino » — qui place le lecteur « en avance » du roman.
« Car l’anagnoste, c’est nous »
11L’activité lisante, comme nous le fait comprendre P. Szendy, est donc tout sauf un moment de paisible introspection ou de ressaisissement de soi car dans la lecture se jouent des injonctions, des prises de pouvoirs, des fuites et des tangentes. La lecture est un « phonodrame intérieur » (p. 84) car il y a en chaque lecteur un anagnoste, une voix qui « murmure le texte en nous tout en se retirant sans cesse » (p. 64). Rien, donc, de plus énigmatique qu’un lecteur, entité qui « ne préexiste pas à la lecture » (p. 93), irréductible à la personne de chair et d’os, faite d’un tissage de voix hétérogènes.
12Au fil de la réflexion, P. Szendy évoque à plusieurs reprises « l’hyperlivre », ce texte qui, « n’arrêtant pas de s’écrire, déborde sans cesse ses limites, rognant chaque fois un peu plus sur son hors-texte supposé » (p. 170). De même que la voix de l’anagnoste prend la tangente, se soustrait à celle du texte lu, des livres comme celui qui obsède Korin, le personnage de Guerre et guerre de László Krasznahorkai, peuvent se soustraire de leurs bornes pour se répandre dans le réel (au point d’ailleurs, comme dans Paludes de Gide, de donner leur titre à l’ouvrage qui les accueille). À l’image de ces hyperlivres, dont Internet est la meilleure métaphore, Pouvoirs de la lecture pousse le lecteur à s’approprier ses outils et ses analyses si stimulantes : refermer Pouvoirs de la lecture invite inévitablement à le poursuivre et à l’augmenter. C’est ainsi que je n’ai pas pu m’empêcher de penser à ce qui est sans doute la plus belle scène des Ailes du désir de Wim Wenders, au cours de laquelle les deux anges arpentent la Staatsbibliothek de Berlin, captivés par les voix intérieures des lecteurs. La présence de ces « lectaires » invisibles et insoupçonnés — des anges qui, comme les voix, sont des messagers tantôt dévoués tantôt rétifs, à la fois corporels et immatériels — met en lumière le fascinant « théâtre vocal » (p. 14) de notre lecture intérieure, espace sans doute moins paisible qu’on ne l’a longtemps cru.