Actualité du conte merveilleux
1Si le conte de fées connut une « vogue » à la fin du xviie siècle, son étude connaît depuis la fin du siècle dernier un regain de faveur sans précédent en France, depuis les études de J. Barchilon et R. Robert jusqu’à celles de Ph. Hourcade, N. Jasmin, J. Bloch et bien d’autres. Aujourd’hui que les éditions de ces textes se multiplient, l’UMR LIRE (n°5611) de l’université Stendhal-Grenoble III a créé en 2003, sous la direction de J.-F. Perrin, une revue annuelle, Féeries, consacrée à l’actualité de la recherche dans ce domaine (très précisément, le conte merveilleux de langue française du xviie au xixe siècle), qui paraît d’abord en volume, puis, quelques mois après, est consultable sur le site <http//w3.u-grenoble3.fr/lire/feeries/index.htlm>.
2Après un premier numéro centré autour de la notion de « Recueil », et un deuxième dévolu au « Conte oriental », cette toute jeune revue s’est interrogée en 2006 sur les rapports entre conte et politique. Mais cette livraison propose également quatre autres sections à la suite des études thématiques : « Débat », « Édition de texte », « Mélanges » et « Comptes rendus critiques », qui occupent la seconde moitié du volume.
3La première partie, ainsi intitulée, rassemble huit contributions qui, par ordre quasi chronologique, éclairent les liens entre la (ou le) politique et les contes (sont en effet envisagés tous les types de contes, au mépris de catégories trop étanches). On y voit comment, sous la réputation usurpée de futilité (et de loisir mondain, avant de « tomber » dans le domaine de la littérature enfantine), le conte fait affleurer, et de façon volontaire, la subversion et la critique virulente.
4Anne Defrance ouvre la danse avec une « lecture oblique » des contes aux XVIIe et XVIIIe siècles qui met en parallèle traités politiques (Bossuet, Politique tirée des propres paroles de l’Écriture sainte ; Louis XIV, Instructions au duc d’Anjou ; etc.) et contes précis (Grisélidis, La Reine Fantasque en particulier), parfois des mêmes auteurs (Fénelon, Rousseau), pour montrer que, sous des dehors de badinerie, ou sous l’apparence de simples « miroirs du prince », les contes sont tissés de références au domaine public comme au domaine privé et proposent une dénonciation de l’absolutisme dans les deux sphères.
5À rebours d’une enquête sur la représentation du politique dans les contes, Éric Méchoulan propose une étude de l’ancrage socio-politique du conte, puisque « ce sont les pouvoirs en place qui prennent l’allure de contes de fées » (p. 43). L’auteur développe alors une réflexion passionnante sur les rapports entre souveraineté et « douceur », cette notion apparaissant comme le ciment du vivre-ensemble pour les Modernes et comme un nouveau modèle de sociabilité redoutablement efficace pour le pouvoir, qui prend modèle sur les fées pour construire un anti-machiavélisme de l’amour des sujets.
6Marie-Agnès Thirard s’attache quant à elle aux seuls contes de Mme d’Aulnoy. D’abord en tant que « miroirs valorisants » d’une société (p. 60) qui, moderne, se veut supérieure à l’Antiquité ; la conteuse se révèle alors thuriféraire de la Cour. Mais aussi en tant que « miroirs déformants » (p. 63), dans une perspective réformiste ; la conteuse se fait alors irrévérencieuse, voire caustique envers le pouvoir (la satire touche en particulier conscription, ordre établi, vie courtisane). La critique n’est cependant jamais aussi sévère que lorsqu’elle passe par la peinture d’un monde idéal qui préfigure le mythe du Bon Sauvage, le « féminisme virulent » (p. 72) de la conteuse allant jusqu’à privilégier le motif de l’île gouvernée par les femmes, dont les hommes sont bannis et où règne le bonheur (Le Prince Lutin, L’Oranger et l’abeille).
7L’étude de Jean-Paul Sermain complète la précédente, qui s’intéresse aux contes du xviiie siècle (Fénelon, Galland, Crébillon, Diderot, Beckford) pour éclairer l’articulation entre la critique politique et l’esthétique du conte, laquelle semble résider dans la position du spectateur, qui peut mettre en question le pouvoir et dénoncer l’absolutisme parce qu’il est amené lui-même à expérimenter une situation fantasmatiquement absolutiste dans l’univers du conte ; devenu miroir du souverain, le lecteur peut alors exercer sa liberté pour renoncer à cette ressemblance. De Fénelon à Beckford, l’auteur suit également l’évolution de ce discours politique, à travers les différences stylistiques de ses auteurs de référence.
8Dominique Hölzle se concentre ensuite sur la problématique de la liberté dans trois contes exotiques (de Crébillon, La Morlière et Mme de Fagnan). Personnages sans épaisseur, les héros de contes apparaissent comme les jouets des fées, si bien que les auteurs peuvent se servir d’eux comme terrain d’expérimentation pour leurs théories politiques ; ils mettent par là même en relief les facteurs d’aliénation et peuvent remettre en cause l’organisation sociale. La critique touche ainsi tous les domaines mis à distance par le conte (langage, conformisme, mode, etc.) et aboutit à un constat « des plus pessimistes » (p. 99), d’autant que ces auteurs sont loin d’être pour autant démocrates…
9Érik Leborgne, quant à lui, s’intéresse au traitement dans les contes de Melon, Montesquieu, Prévost et Lesage du système de Law et discerne une appréhension – appuyée sur une compréhension étonnement informée des mécanismes économiques pour leur époque – contrastée de la banqueroute du financier et de ses répercutions selon les auteurs. S’attachant à la condamnation de la folie de Law, l’auteur peut alors cerner « l’imaginaire de l’enrichissement et de la spéculation, tel qu’il est réfléchi et fantasmé dans la fiction narrative » (p. 106).
10La contribution de Valérie André rejoint les précédentes en ce qu’elle étudie comment Diderot soumet la construction intellectuelle à son lecteur : « l’écrivain veut « faire penser » bien plus qu’il ne cherche à convaincre » (p. 156). Comparé – audacieusement certes, mais l’analogie est belle – à un peintre cubiste lorsqu’il juxtapose les points de vue, et présenté comme élitiste dans sa visée réflexive, Diderot apparaît ainsi comme le chantre de la relativité de la morale.
11Huguette Krief conclut le dossier par un panorama du conte politique à l’« aurore » de la Révolution française. On y voit comment les bouleversements de la sociabilité se reflètent dans les habitudes de lecture. Vecteur libre, jouissant du succès populaire, le conte, loin de sa réputation de frivolité, et au plus près de l’actualité, se révèle « un lieu commode pour associer le lecteur aux débats du temps » (p. 165), à la limite de la propagande (on parle alors de « conte patriotique »), en tout cas du côté du didactisme (chez Isabelle de Charrière en particulier).
12À la suite de cette partie principale, la revue présente une contribution de Claude Brémond critiquant les Contes populaires de Lorraine, comparés avec les contes des autres provinces de France et des pays étrangers réunis par Emmanuel Cosquin en 1886 et réédités par Nicole Belmont en 2003 chez Picquier. L’auteur se livre d’abord à une étude serrée des incohérences du système de Cosquin, tout en soulignant les mérites de ses recherches sur la forme originelle qu’il imaginait aux contes. Il explique ainsi très clairement ce qui sépare Cosquin des conceptions de l’école folkloriste finnoise et rend au conte son potentiel de vitalité par la variation créatrice. Il réfute ensuite Nicole Belmont, point par point, dans le « procès qu’elle instruit » à son encontre (p. 200). Le ton est ouvertement polémique mais la démonstration qui en découle outrepasse largement une escarmouche picrocholine : partant d’une défense virulente aux critiques formulées dans l’introduction de l’ouvrage réédité, le texte développe en effet le propos en une intéressante étude de la genèse des contes. Multipliant les analogies (avec le droit du sol, la biologie, la sélection naturelle, etc.), l’auteur revient sur son concept fameux de « meccano du conte »1 pour l’opposer au « jeu de parquet » de Cosquin et ainsi mieux cerner la notion (empirique) de « conte-type », en soulignant sa fécondité – un maniement aisé et fiable pour le chercheur – comme ses limites – le libre-arbitre du conteur. En s’appuyant sur ses recherches ultérieures, et après avoir montré la pluralité des sources de certains contes, retracé le parcours de divers motifs dans des contes très éloignés, souligné les variations de construction de certaines séquences, etc., l’auteur conclut en opposant la mémoire – lorsque le conteur répète – à l’imagination – quand le conteur crée –, réaffirmant au passage, à propos des mutations dans les intrigues, sa théorie du « remploi » – la réutilisation d’éléments divers en fonction de leur efficacité narrative, esthétique, etc.
13La présentation du « livre de sujet » (autrement dit, du canevas) de La Pierre philosophale (1681) de Thomas Corneille et Donneau de Visé peut paraître curieuse dans un volume consacré au conte merveilleux narratif, mais elle annonce le prochain numéro de la revue (qui sera consacré aux rapports entre le conte et la scène), s’inscrit dans la thématique politique de la première partie de l’ouvrage, et surtout se justifie par la problématique annoncée en sous-titre par les auteurs du « réenchantement du monde dans le merveilleux théâtral au xviie siècle ».
14En ce qui concerne la transcription du texte, on regrettera la rapidité avec laquelle les éditeurs posent leurs principes d’édition (existe-t-il d’autres exemplaires que celui donné en référence ? pourquoi ? quelle est sa matérialité exacte ? etc.). On pardonnera une coquille par-ci (habités pour habiles, p. 259) ainsi qu’une lecture fautive par-là (pressé pour prête, p. 276), mais on déplorera que, par suite d’une erreur d’impression, il manque du texte pages 7 et 19 de l’édition originale, consultable sur Gallica (le texte sera amendé dans la version électronique à venir). L’appareil de notes de bas de page rend néanmoins cette édition – la seule moderne – précieuse puisqu’il est précis, utile et fourni.
15De fait, c’est par l’interprétation donnée au texte que se justifie pleinement le travail de Martial Poirson et Gaël Le Chevalier : l’un spécialiste de l’économie dans le théâtre de la fin du xviie siècle et l’autre de Thomas Corneille, ils étaient les mieux à même de souligner les enjeux profonds de la pièce. Leur introduction est éclairante, en particulier sur la place du spectacle dans cette pièce qui fut un échec (deux représentations seulement), sur son statut de comédie et sur la place du merveilleux dans son esthétique. Comparant ce qu’on peut deviner du texte de la pièce (à travers son canevas et l’épître Au Lecteur) au Dictionnaire des Arts et des Sciences de Thomas Corneille, ils montrent combien est poreuse la frontière entre culture savante et culture populaire et comment l’argent est au centre des préoccupations de l’auteur de L’Usurier et de La Devineresse ou les Faux Enchantements. La définition d’une véritable « dramaturgie du désir occulté » prolonge l’occultisme des pratiques des personnages et l’analyse culmine dans la mise au jour d’une « dramaturgie de l’enfouissement fantasmatique » qui exhibe les trucages scéniques pour mieux « interroger le rapport du public à l’illusion consentie sur laquelle repose le spectaculaire » (p. 250).
16Cette section présente quatre articles sur des sujets divers, dont les trois derniers rejoignent le thème du recueil.
17Le premier, celui d’Audrey Ortholland, porte sur la folie dans Acajou et Zirphile. L’auteur y développe une argumentation appuyée sur la lecture de L’Éloge de la folie d’Érasme pour montrer que Duclos décline les modalités de la folie-sottise aux trois niveaux de son texte (représentation, énonciation, signification) dans un but satirique. Dans le but de suggérer que le questionnement sur la folie est au cœur de tous les contes, l’auteur étudie l’expérimentation de Duclos aux frontières de la Raison en en soulignant les résonances tragiques.
18Fabrice Preyat éclaire avec une très grande minutie l’œuvre de l’abbé de Choisy : il met en lumière l’influence de Fénelon et de l’abbé Fleury comme celle de Mme de Maintenon sur la genèse de ses Histoires de piété et de morale, dans un contexte d’intenses débats mondains et théologiques. L’auteur souligne également combien cette œuvre est un jalon important dans la pensée pédagogique et dans celle des genres, mais aussi pour la délimitation du vrai/fictionnel/vraisemblable ainsi que pour cerner ce qu’est un écrivain apologétique.
19Marie-France Bosquet et Régine Daoulas s’attachent aux sources des Mille et une heures : les débats scientifiques et l’expédition de Godin et La Condamine, mais surtout Garcilaso de la Vega et ses Commentaires royaux. Il s’agit d’expliquer comment Gueulette pille et retravaille son hypotexte pour le faire sien et « donner vie à ces Incas […] sans nulle simplification symbolique » (p. 351).
20La dernière contribution, de Marie Vorilhon, propose une lecture politique des contes de Mlle de Lubert, partant du concept d’« amusement » comme clef de son œuvre : « la ruse consiste à entraîner le lecteur à prendre possession d’un sujet innocent, pour en cours de route, en faire un sujet politique » (p. 368). Jouant de l’outrance de la féerie, la conteuse cherche en effet à donner des leçons philosophiques à travers son interprétation du « grand tour » et de l’utopie : « Mlle de Lubert érige le conte de fées à la hauteur d’un traité politique » (p. 368).
21Le volume se clôt sur des comptes-rendus qui, s’il en était encore besoin, disent avec éloquence la vitalité de l’édition des contes merveilleux (avec en particulier la « Bibliothèque des Génies et des Fées », en cours de publication chez Champion, mais aussi un volume chez Corti) tout autant que leur attrait pour la critique.