Simone de Beauvoir, Élisabeth Lacoin & Maurice Merleau-Ponty : un trio d’inséparables ?
1En 1958, un lecteur bien informé des Mémoires d’une jeune fille rangée avait pu découvrir l’amitié triangulaire entre Élisabeth Lacoin, Maurice Merleau-Ponty et Simone de Beauvoir. Encore fallait-il comprendre que derrière le nom de « Pradelle » se dissimulait l’auteur de La Phénoménologie de la Perception. En 1979, ce même lecteur aurait pu deviner que le roman-par-nouvelles Quand prime le spirituel fictionnalisait ce même trio sous les noms de Chantal (Simone de Beauvoir), Anne (Élisabeth Lacoin) et Pascal (Maurice Merleau-Ponty). Mais il fallut attendre la publication des Cahiers de jeunesse en 2008 pour que cette amitié prenne corps dans la forme du journal.
2L’édition par Sylvie Le Bon de Beauvoir des Lettres d’amitié que le trio échangea entre 1920 et 1959 permet d’approcher différemment, mais surtout d’approfondir l’intimité de trois individualités exceptionnelles du xxe siècle. On avait pu soupçonner l’intérêt d’une telle publication en découvrant les quelques lettres publiées dans le Cahier de l’Herne Simone de Beauvoir (2013) et dans le volume sur les Mémoires d’une jeune fille rangée dirigé par Jean-Louis Jeannelle (PUR, 2018). La publication de ces lettres croisées inédites le confirme.
Esther Demoulin. — Vous publiez aujourd’hui 126 lettres échangées entre Simone de Beauvoir et Élisabeth Lacoin, entre 1920 et 1929, et 136 lettres écrites par Beauvoir et Merleau-Ponty entre 1927 et 1959. Avant de parler des lettres que nous avons la chance de découvrir ici, évoquons rapidement celles dont nous ne disposons pas. Qu’en est-il des lettres entre Zaza et Merleau-Ponty ?
Sylvie Le Bon de Beauvoir. — Vous soulevez un problème réel. Je me suis fait reconfirmer ce que je savais : la correspondance entre Zaza et Merleau-Ponty a bien existé. J’ai écrit à l’héritière d’Élisabeth Lacoin — Zaza —, Anne-Marie Taupin, et elle m’a répondu ceci : « Comme Simone, Maurice est venu reprendre chez mes grands-parents, après la mort de Zaza, les lettres qu’il lui avait écrites. Il n’a jamais voulu rendre celles qu’il avait reçues de Zaza et que nous avons publiées chez L’Harmattan à partir de ses brouillons. Zaza ne faisait jamais de brouillons, excepté quand elle écrivait à Merleau-Ponty. Sa femme, contactée par ma tante et par moi-même, n’a pas voulu nous les rendre. Donc peut-être que les lettres de Zaza existent quelque part dans les archives de la famille Merleau-Ponty. Nous avons par contre de nombreuses lettres très émouvantes de Merleau-Ponty à ma grand-mère et à mon arrière-grand-mère après la mort de Zaza, ainsi qu’une lettre à mon grand-père. Une de mes tantes a rencontré Merleau-Ponty après la publication des Mémoires en 1959 et a correspondu avec lui. » Voilà donc l’état des choses : les lettres de Zaza existent peut-être ; quant aux lettres de Merleau-Ponty, elles ont disparu.
ED. — Dans « La pensée de droite aujourd’hui », article pamphlétaire écrit par Beauvoir en 1954, celle-ci revient sur la haine de la bourgeoisie conservatrice contre les intellectuels. La mère d’Élisabeth Lacoin ne déroge pas à cette règle en s’opposant à l’union entre Zaza et Merleau-Ponty. En cela, Beauvoir a un rôle dangereux, puisqu’elle ne cesse de conseiller des lectures à Zaza comme La Maladère de Barbey (p. 156) ou La Belle Saison de Tagore (p. 171). Ce dernier livre, comme le décrit Zaza, est d’elle deux et pour elle deux (p. 180). Il y a donc des lectures inspirées par les deux amies et destinées à celles-ci — on retrouverait ici un point commun avec la relation qui sera celle de Beauvoir avec Sartre ?
SDB. — Il est certain que pour Madame Lacoin, Simone, en tant qu’intellectuelle, appartenait au camp ennemi. Il faut bien se rappeler que l’affaire Dreyfus n’est pas très loin — une vingtaine d’années —, et qu’elle a profondément clivé la société française. Pour la famille Lacoin, les intellectuels, ce sont les dreyfusards, Zola, ceux qui ont pris parti pour tout ce qui est contraire à leurs valeurs bourgeoises, politiques, sociales et religieuses. Donc, elle se méfie de Simone de Beauvoir. Or un lien essentiel entre Zaza et Simone, c’est la lecture : toutes les deux, dès l’enfance, adoraient lire, échangeaient des livres. Il ne s’agit pas, à part dans les premières années où ce sont de petites filles, d’un pur divertissement. Quand elles se recommandent des ouvrages, c’est qu’elles veulent livrer une part d’elles-mêmes. Vous citez La Maladère ou La Belle Saison de Tagore – il y en a quantité d’autres : regardez Mauriac. Vous allez me dire que Mauriac est un auteur catholique, et que Madame Lacoin aurait dû être satisfaite de ce choix : pas du tout ! Madame Lacoin haïssait Mauriac, elle conseille sèchement à Zaza : « Tu ferais mieux de lire les pères de l’Église. » Mauriac fait partie des écrivains contemporains catholiques certes, mais sa peinture des familles bourgeoises est à ses yeux scandaleuse, inacceptable. Donc vous voyez que les limites imposées à Zaza sont très étroites. Mais, et ça fait partie de son caractère exceptionnel, elle ne les respecte pas entièrement, son obéissance, en ce domaine, est loin d’être aveugle. Les échanges de livres avec Simone, ça sert de truchement, si vous voulez, entre les deux amies : il ne faut pas oublier qu’elles sont très jeunes — 17-20 ans —, et ce qu’elles n’osent pas dire elles-mêmes, elles le font dire à leurs livres préférés. La lecture hypersubjective est typique de la jeunesse. Elle est nécessaire à un certain moment, où un livre, c’est une clé, un aveu indirect, une confidence.
Est-ce que ça a été la même chose avec Sartre ? Peut-être, au tout début de leurs rapports, quand ils sacralisent certains livres, ceux-ci jouent-ils le rôle de truchement. Parce que ce sont deux très jeunes gens qui construisent, qui inventent leur relation, et le livre sert souvent de sésame. Je comparerais ce goût avec celui que Sartre et Beauvoir avaient alors pour le jeu, voire le psychodrame. Ensuite, c’est devenu inutile. Donc, je vous répondrais : oui, ça préfigure ce qui va avoir lieu avec Sartre, et non, parce que le rapport au livre entre Sartre et Beauvoir va très vite changer, leur point de vue va être celui d’écrivains, de futurs écrivains. Et ça, ça n’existe pas du tout avec Zaza.
ED. — Par ailleurs, à la différence des Lettres à Sartre et des Lettres au Castor, on ne voit pas dans leurs lettres d’invention d’un véritable langage commun, d’un idiolecte partagé. Certaines expressions détonnent et laissent penser à un néologisme affectif — comme l’expression « faire la paresse » (p. 23) ou le surnom « la dame amorale » inventé par Zaza pour désigner Beauvoir — mais de telles inventions restent fort rares. Pourquoi, à votre avis ?
SDB. — Vous savez, je crois que pour que se crée un idiolecte, comme celui qui va se créer avec Sartre et les correspondants privilégiés de Simone de Beauvoir (Bost, Algren), il faut du temps, tout simplement. Et puis, il faut une vie commune. Et, avec Zaza, il n’y a pas eu de temps. Tout s’est passé très vite. Il faut le dire et le redire : Zaza est morte à 21 ans. Bien sûr, il y avait une intimité du cœur entre les deux amies, mais il faut aussi une intimité d’existence, à mon avis, pour que se crée cet idiolecte qui a souvent tant de charme.
ED. — Ce qui m’étonne dans les premières lettres à Zaza, c’est la retenue très forte de Beauvoir : là où, avec Sartre, elle devra lutter contre les « miasmes de la vie intérieure » en extériorisant, parfois avec difficulté, ses pensées et ses sentiments, il est coutume avec Zaza de ne pas « mettre des mots sur ce que nous sentons », comme le révèle Beauvoir à la date du 4 avril 1927. Une rupture a cependant lieu avec la lettre du 21 juillet 1927 dans laquelle Zaza révèle ses amours frustrées avec son cousin André. Comment comprendre cette transformation dans le rapport au langage et à l’intimité ?
SDB. — Vous avez raison : au début, on est frappé par le ton très réservé, presque guindé. C’est tout à fait normal, vu leur éducation, leur milieu bourgeois, très corseté, où ce qui prime c’est ce qui se fait et ce qui ne se fait pas, ce qui est « convenable » et ce qui ne l’est pas. C’est certainement lié à une peur de l’irruption de la subjectivité, de la spontanéité. On ne doit pas livrer ses sentiments en public. Une consigne mutilante. Regardez la différence entre Zaza et ses sœurs : ces dernières ont respecté toutes ces conventions, toutes ces règles, tout ce corsetage, tandis que Zaza a su faire éclater en partie le carcan. Donc je pense que si elle finit par écrire en 1927 la vérité sur son amour pour André, son jeune cousin, c’est lié à l’approfondissement de son amitié, à la compréhension qu’elle pouvait avoir confiance en Simone, que celle-ci ne la trahirait pas. Quant à Simone de Beauvoir, elle aussi, dans une moindre mesure, a été élevée dans cette soumission au conventionnel, un peu moins prononcée dans sa famille, mais elle s’est révoltée, très jeune elle a senti et refusé le mensonge, la bêtise omniprésents. On le voit dans ses Cahiers de jeunesse — ça lui a fait horreur, elle s’insurge contre les faux respects. Bien sûr, le point de bascule définitif, c’est quand elle fait la connaissance de Sartre et des « petits camarades », mais ça n’a fait que la radicaliser, elle avait déjà échappé à cet enfermement. Plusieurs années de réflexion personnelle et de remise en cause des valeurs de son milieu l’avaient émancipée. Plus tard, elle ira jusqu’à penser que la bêtise et le mensonge tuent.
ED. — L’épistolaire est véritablement vécu entre Zaza et Beauvoir sur le mode du bavardage, comme en témoigne la lettre du 8 avril 1927 où Beauvoir demande à Zaza d’attendre avant de lui répondre pour éviter les chassés-croisés et lui permettre de « bavarder » avec cette dernière. Et pourtant, le médium épistolaire se révèle souvent insatisfaisant : Beauvoir regrette de ne pouvoir « causer » avec Zaza le 8 avril 1927, et Zaza explicite clairement la différence entre la lettre et la conversation : dans la lettre, « [...] on présente les choses au lieu de les laisser voir » (p. 202). Il y a, me semble-t-il, une tension dans les lettres entre Beauvoir et Zaza entre le désir de désordre caractéristique de la conversation et le désir d’ordre caractéristique de la lettre composée — Zaza et Simone s’excusent souvent en fin de lettre du caractère de coq-à-l’âne de leurs missives. Êtes-vous d’accord avec une telle lecture ? En va-t-il de même avec les lettres à Merleau-Ponty ?
SDB. — Si Zaza et Simone parlent de bavardage, c’est pour se conformer au code de leur milieu. D’accord, on a le droit de s’écrire : les parents en ont donné le droit aux deux fillettes. Mais n’oubliez pas que les mères ouvraient le courrier, y ajoutant parfois des politesses de leur plume. Donc, les deux amies se savent surveillées, et elles sont censées ne pas dépasser le niveau du bavardage, parce que livrer du trop personnel, « ça ne se fait pas ». À un certain moment, Simone et Zaza ne supportent plus ce contrôle maternel, elles obtiennent que leurs mères n’ouvrent plus leur courrier, mais elles ont déjà — je ne me rappelle plus exactement — peut-être 18-19 ans ! Alors, évidemment, c’est une libération, elles peuvent passer à un autre ton épistolaire, celui que souhaitait tellement Simone, ce qu’elle appelait « causer, causer vraiment ». C’est ça qui a ébloui Simone quand elle a connu Zaza, petite fille : elles pouvaient causer. « Nous nous réfugiions dans le bureau de M. Mabille [nom donné aux Lacoin dans Mémoires d’une jeune fille rangée], et loin du tumulte, nous causions. » Bien sûr, dans sa famille, on n’était pas renfermé, on se parlait beaucoup, mais avec ses parents, avec sa sœur, des rapports d’autorité s’interposaient, la bonne distance n’existait pas. Ce qui lui a paru merveilleux avec Zaza, c’est une parole d’égale à égale, cœur à cœur, sans restriction ni fausse honte, sans avoir à jouer de rôle, une parole vraie. Cette valeur donnée à la possibilité de « causer », dans la réciprocité, n’a pas varié au long de sa vie : il y avait pour Beauvoir les gens avec qui on pouvait causer et ceux, malheureusement, avec qui on ne pouvait pas causer. Dans les Lettres d’amitié, on voit la première émergence d’un échange qu’elle placera toujours très haut, l’intimité avec Zaza restera un modèle, une nostalgie. Elle reflète l’évolution de leur amitié : d’abord timides, elles s’impressionnent l’une l’autre, elles ont le manque d’assurance de l’enfance, de l’adolescence, et soudain — ça m’a beaucoup frappée, c’est assez brusque — toutes les deux prennent de la consistance : on saute à pieds joints de l’enfance dans la possession de soi.
Avec Merleau-Ponty, le cas est différent parce que Simone de Beauvoir, tout de suite, a été enthousiasmée par les conversations avec lui, mais il s’agissait d’échanges d’un tout autre ordre. Non plus d’une causerie cœur à cœur, mais d’une confrontation serrée, intellectuelle, conceptuelle, philosophique. Cela, elle ne pouvait pas l’avoir avec Zaza, alors qu’elle en ressentait un besoin aussi vital que de l’autre. Zaza n’avait ni les mêmes préoccupations ni la même formation, pendant toutes ces années, elle ne s’est absolument pas doutée du travail intérieur qui se faisait en son amie. Ce travail, c’était la construction de soi, l’examen et la remise en cause des préjugés en général, des idées reçues, des valeurs morales, religieuses et sociales dominantes. Toute cette recherche acharnée et souvent douloureuse qu’enregistrent les Cahiers de jeunesse, une véritable re-création de soi. De cela, Simone ne pouvait pas parler à Zaza. Pourquoi ? Non que Zaza n’ait eu l’intelligence nécessaire, mais elle restait tout de même prise dans l’univers mental de sa famille, son ironie et ses critiques restaient relatives et Simone le sentait. La question de la religion en particulier faisait barrage. Simone a perdu définitivement la foi à quatorze ans, et elle n’en a pas soufflé mot à Zaza, restée profondément croyante. Elle ne pouvait pas aborder ce sujet de front avec elle, avait-elle le droit de la bouleverser, de la choquer ? Elle sentait une certaine fragilité chez Zaza, une certaine faille, liée à l’idolâtrie de celle-ci pour sa mère. Donc elle s’est tue, pendant des années, pour la ménager. Elle ne le lui a avoué que plus tard. Mais elle souffrait de sa solitude intellectuelle, un interlocuteur pour affronter tous ces problèmes brûlants lui manquait cruellement, ce qui explique sa flambée d’enthousiasme quand elle a fait la connaissance, en juillet 1927, de Maurice Merleau-Ponty.
ED. — Dans la lettre du 21 août 1927, Zaza souligne la « rapidité » avec laquelle la jeune Beauvoir évolue, celle de ces « brusques revirements » sur lesquels Beauvoir revient dans sa lettre du 28 août 1927. Cette rapidité du changement, nous, lectrices et lecteurs, la ressentons également : rapidité avec laquelle Beauvoir passe d’un style un peu « fleur bleue » à un style plus sec et non dénué d’ironie, rapidité avec laquelle elle passe des enthousiasmes enfantins à un scepticisme violent, bientôt adouci par la rencontre avec Merleau-Ponty. Pour justifier ces « brusques revirements », Beauvoir souligne les « influences » qu’elle traverse avec une « force extraordinaire ». Le passage entre les enthousiasmes du début de l’année 1926 et le scepticisme de l’été est en partie influencé par son cousin Jacques-Charles Champigneulle. Pourrait-on s’attendre à une édition de leur correspondance ?
SDB. — Effectivement, et c’est lié à ce que nous venons de dire, elle vit des années d’interrogation, de doute et de travail sur soi, et comme c’est une passionnée, une extrémiste, elle saute parfois sans crier gare d’un point à un point opposé. On peut parler d’influence, mais au sens de Gide, alors. Vous savez qu’il a soutenu que loin de craindre les influences, on doit au contraire les accueillir, car elles nous aident à nous tester nous-mêmes. Étant donné l’énergie, l’ardeur que Simone de Beauvoir met à tout, là aussi elle se donne à fond. Parmi ces influences, il y eut effectivement celle de son cousin prestigieux, Jacques-Charles Champigneulle, dont elle s’est imaginée être amoureuse pendant plusieurs années. Vous me direz qu’il n’y a pas grande différence entre s’imaginer être amoureuse et l’être... Surtout, il lui a révélé la littérature contemporaine, et il s’y connaissait aussi en art moderne, pour elle ce fut une révélation. La correspondance entre Jacques et Simone n’existe pas ! Ils ne s’écrivaient pas, ils se voyaient fréquemment, Jacques était reçu dans la famille de Simone, venait dîner, elle sortait avec lui. Mais il n’existe pas une seule lettre du cousin Jacques. Du côté de Simone, il y a des pseudo-lettres, c’est-à-dire des pages adressées à Jacques mais qu’elle n’a jamais envoyées et qui sont des sortes d’extensions de son journal.
ED. — Dans la lettre du 28 août 1927, Beauvoir affirme que le roman Départ sera le seul qu’elle écrira : « Je ne m’attacherai plus qu’au continu de ma pensée : si j’en fais part, ce seront des travaux, non plus un livre » (p. 141). Comment comprendre une telle affirmation ?
SDB. — Écoutez, je crois que c’est une de ces voltes que nous venons d’évoquer, et l’on ne peut que sourire à la lecture de cette phrase. Ce jour-là, les romans, c’était fini. On est en 1927, et très vite, elle reviendra à la littérature. C’est toujours sa façon de vivre à fond un choix momentané.
ED. — Alors que le roman Départ a pour but de concilier la quête de la vérité et le rêve de l’amour, le style adopté déçoit Beauvoir : « C’est une dure et sèche réflexion sur la vie où la philosophie l’emporte sur le romanesque, sur le rêve, d’assez déplaisante façon, mais je ne peux faire autre chose » (p. 149). On voit ici les deux intérêts que Beauvoir — et Sartre — tenteront de concilier toute leur vie. Beauvoir est convaincue que Zaza parviendrait davantage à insuffler dans son écriture du romanesque et, à la date du 17 décembre 1928, elle l’incite à écrire (p. 201). Pourtant, Zaza ne passera jamais à l’acte. Pensez-vous que cette absence de réciprocité dans l’écriture ait pu gêner ou décevoir Beauvoir ?
SDB. — Littérature et philosophie sont les deux axes du choix d’écriture de Simone de Beauvoir, et il est intéressant de voir qu’elle évoque cette double vocation, maladroitement, dès le début, à propos de son roman Départ. Comme on le sait, elle ne lâchera jamais aucune des deux : la littérature comme la philosophie lui sont indispensables. Tantôt elle s’exprimera sous la forme conceptuelle, philosophique, dans des essais, tantôt elle recourra à l’imaginaire de l’écriture romanesque. Elle n’a jamais voulu renoncer ni à l’un ni à l’autre des deux modes d’expression, c’est même ce qui la caractérise. C’est donc une première réponse à cette hésitation de jeunesse, mais à mon avis, elle l’a surmontée d’une façon plus personnelle encore que par cette alternance, elle a réussi à unir intimement littérature et philosophie. Vous connaissez son écrit « Littérature et métaphysique », où elle défend sa conception du roman métaphysique. Rien à voir avec le roman à thèse. Cela signifie qu’il y a toujours dans ses romans une interrogation métaphysique, sur l’existence d’autrui, la mort, le temps, nos raisons d’être. La condition humaine ne lui a jamais semblé naturelle, et le roman doit donner à voir, à travers des situations concrètes, la nature essentiellement problématique de l’existence. Par exemple dans Le Sang des autres se pose le problème de la responsabilité individuelle, incarné dans la chair d’un roman. Ses personnages, comme chacun d’entre nous, existent spontanément en tant qu’êtres métaphysiques.
Oui, elle incite Zaza à écrire. Mais vous savez, on est en décembre 1928 : Zaza part alors pour Berlin, exilée par sa famille qui redoute de plus en plus l’influence de Simone — et sa famille s’est bien trompée parce que le séjour à Berlin a été particulièrement émancipateur pour Zaza. Par exemple, on se devait de détester les Allemands, qu’on appelait les Boches. Et Zaza découvre avec stupéfaction que les Allemands ne sont pas des monstres. Elle se fait même un ami avec qui elle sort le soir, ce qui était inconcevable à Paris ! Et en même temps, ça serre le cœur, parce qu’elle appréhende de rentrer à Paris, elle sait qu’elle va être reprise dans le filet familial, ce qui va se effectivement se passer. C’est pendant cette période où Zaza s’épanouit à Berlin que Simone l’encourage et lui dit « Vous écrivez si bien, vous devriez écrire, etc. ». Zaza n’a pas écrit : nous sommes fin 1928 et elle meurt en 1929.
C’est un des aspects de la générosité de Simone de Beauvoir que j’ai souvent constaté : quand elle estimait quelqu’un, elle le poussait souvent à écrire. « Vous devriez écrire, c’est intéressant ! » On connaît le rôle qu’elle a joué auprès de Violette Leduc, mais ça s’est produit aussi auprès d’un grand nombre d’autres. Elle poussait les autres à écrire, parce que pour elle, c’était le salut. Je ne pense pas qu’elle ait été déçue par Zaza, qui a prudemment proposé de faire d’abord un essai avec une traduction de l’allemand. Zaza n’a eu de temps pour rien, puisqu’elle rentre à Paris à la mi-février, et qu’elle va être absorbée immédiatement et plus que jamais par sa famille. Sur sa tête vont s’accumuler les corvées quotidiennes, elle n’a plus une minute à elle, elle doit courir la ville pour satisfaire aux exigences de Madame Lacoin : par exemple comparer des échantillons de tissus dans les grands magasins pour la confection des vêtements de sa très grande fratrie (ils étaient neuf). Très à l’aise, les Lacoin auraient pu se moquer d’économies de bouts de chandelle, pas du tout : ça ne se fait pas. Zaza, cette jeune fille si douée, intelligente, sensible, musicienne, n’a pas une minute pour être elle-même, écrire des lettres, lire, jouer du piano ni du violon. C’est une sorte de torture. Dans cette atmosphère, écrire sérieusement n’est pas même envisageable.
ED. — On peut s’étonner, à la fin des lettres de Beauvoir à Zaza, du peu de confidences qui y sont faites sur l’amour naissant avec Sartre. Or il semble qu’il prenne de plus en plus de place : lorsque Beauvoir annonce à Zaza que Le Baladin du monde occidental (lecture essentielle pour le jeune couple formé avec Sartre) a désormais une portée aussi grande que celle du Grand Meaulnes — ce livre si important pour Zaza et Beauvoir —, on peut y voir une sorte de passation affective (p. 237). Surtout, la lettre du 17 septembre 1929, où Beauvoir confesse ce nouvel amour, n’est pas envoyée à Zaza. Comment justifier cet étrange silence, que Beauvoir elle-même n’explique pas dans sa lettre du 18 septembre ?
SDB. — Je ne suis pas étonnée qu’elle n’en dise pas tellement sur Sartre. Elle a conscience de l’abîme qu’il y a entre le monde de Sartre et celui de Zaza, et on touche là aux limites de l’intimité possible avec Zaza. La hardiesse de Sartre, son anticonformisme dressent un mur qu’il aurait fallu du temps pour abolir. Sartre est athée, ce qui a des conséquences infinies presque en toutes choses, et Simone partage totalement ses positions. Il est tellement loin du monde de Zaza, de ses habitudes. En septembre 1929, Zaza vit dans la tourmente, elle essaie de défendre devant ses parents son amour pour Merleau-Ponty. Je ne vois pas comment Simone aurait pu parler de Sartre ouvertement. Elle, elle était en train d’engager sa vie, de rompre avec le mariage, avec tous les cadres qui structuraient la vie de Zaza. Elle ne souhaitait pas l’effaroucher. Certainement, si Zaza avait vécu, leur complicité se serait rétablie, mais en septembre 29, deux mois avant la mort de Zaza... qui se bat avec sa famille... Ce n’est pas par pudeur, mais pour ménager Zaza qu’elle ne parle pas davantage de Sartre.
ED. — Je m’étais demandé s’il n’y avait pas aussi chez Beauvoir une peur du jugement de passer aussi rapidement de Jacques à Sartre.
SDB. — Peut-être bien... De l’extérieur, ça pouvait paraître surprenant. Zaza ne se gêne pas pour lui dire qu’elle a très bien vu que Simone était passée de Jacques à Sartre. Et peut-être qu’elle s’est dit que c’est une volte-face comme une autre, elle ne pouvait pas comprendre ce qui se passait. Simone était tout sauf volage, mais elle était loin d’avoir confié à Zaza ses doutes de longue date sur la personnalité de Jacques. Et puis, vous savez, Zaza a rencontré brièvement Sartre une fois, à la Cité universitaire, amenée par Simone dans la chambre de celui-ci. Et Zaza n’a pas été du tout à l’aise dans cette atmosphère. Il y avait Nizan, Maheu, les garçons fumaient, assis par terre, on jouait du jazz. Sartre ne lui a pas plu. Après, Simone lui écrit : « Ce n’est pas ce que vous croyez, vous ne pouvez pas connaître Sartre, vous l’avez mal vu. » Tout ça, c’était trop à la fois.
ED. — S’il manque les lettres échangées par Zaza et Merleau-Ponty pour que la boucle soit bouclée, il reste qu’il s’agit bien, entre Beauvoir, Élisabeth Lacoin et Merleau-Ponty, d’un trio. Comme vous le soulignez dès l’introduction, l’amitié avec Merleau-Ponty est rendue possible en 1927 par la solitude nouvelle de Beauvoir engendrée par son athéisme. L’éloignement de Zaza la rapproche de Merleau-Ponty, avant qu’un véritable trio se forme plus tard, en 1929. Et pourtant, dès 1927, avant la conversion à Solesmes du printemps 1928, Beauvoir sent que cet athéisme l’éloigne de Merleau-Ponty : « Je vous demande pardon si je vous scandalise, vous que je sens beaucoup plus près que moi d’une foi que je suis sûre de ne jamais posséder [...] » (p. 280-281). Reprenant à son compte dès 1927 le mot de Rilke, Beauvoir « porte [s]a mort en [elle] », là où Merleau-Ponty « se sen[t] immortel » (p. 281). Deux positions entre lesquelles, Beauvoir le dira elle-même plus tard, « il ne peut y avoir passage » (p. 310). Pourquoi trouve-t-elle à cette période chez Merleau-Ponty un confident qu’elle peine à trouver chez Zaza ?
SDB. — En fait, Merleau-Ponty, avant sa conversion à Solesmes, était spiritualiste, pas très loin de la foi. Il n’avait nullement l’espèce de radicalité, d’extrémisme de Simone de Beauvoir. La divergence de pensée et de personnalité jouait déjà. Mais Merleau-Ponty a une formation philosophique, il est intelligent, ouvert, Simone peut creuser avec lui les questions de la connaissance, de la vérité, etc., qui la passionnent. Tous deux terminent leur licence de philosophie, elle va préparer l’agrégation. Entre 1927 et 1929, ils partagent un monde commun : l’École normale, la Sorbonne, les cours, les professeurs de l’époque, etc. Merleau-Ponty est son interlocuteur privilégié. Zaza, qui préparait une licence de lettres, ne pouvait jouer ce rôle, pour des raisons presque techniques : il y avait tout un langage et des structures intellectuelles qu’elle ne partageait pas. Bref, la Simone de Beauvoir de 19 ans s’enflamme pour cette nouvelle amitié et pendant l’été 27 sévit une « tempête épistolaire ». Ils s’écrivent longuement et fréquemment, Merleau-Ponty et elle, et ils abordent des questions assez ardues. Ce qui n’empêchait pas du tout que son amour pour Zaza ne soit toujours bien vivant. C’était deux univers parallèles.
ED. — La correspondance entre Beauvoir et Merleau-Ponty confirme ce dont on se doutait déjà : que Merleau-Ponty a écrit un « livre sur les esquimaux » (p. 288), publié chez Grasset en 1928 sous le nom de Jacques Heller : le premier contact de Beauvoir avec un véritable écrivain sera donc... Merleau-Ponty ?
SDB. — Non ! Je dis non, parce que Merleau-Ponty a détesté devoir écrire ce livre. Il en a eu horreur, mais n’a pu refuser, parce que son ami Jacques Heller le lui a demandé. Il a fait, à contre-cœur, ce qu’on appelait le « nègre », rédigeant pour quelqu’un qui s’en jugeait incapable le récit de son voyage chez les Esquimaux. Mais il n’a pas aimé ça du tout, le ton dont il en parle ne laisse aucun doute. Il n’y a pas une chose qui vous a frappée ? Moi, ça m’a choquée : Merleau-Ponty méprise la littérature, il le dit ouvertement ! Il dit aimer la philosophie exclusivement, il ne juge pas la littérature digne de lui. Ça, c’est une immense différence avec Simone de Beauvoir, un abîme entre eux. Elle ne peut pas admettre ça. Il ne restera pas sur cette position, heureusement. Beaucoup plus tard, il écrira par exemple un très bon article sur L’Invitée. Donc vous voyez : on ne peut pas dire que c’est un écrivain que Simone de Beauvoir a en face d’elle en 1928.
ED. — La correspondance entre Beauvoir et Merleau-Ponty semble répondre à des exigences toutes différentes de celles entre Beauvoir et Élisabeth Lacoin : Beauvoir demande à être « secouée » (p. 319) par Merleau-Ponty afin d’affermir la pensée qui devient sienne à l’été 1928 : celle d’une conciliation heureuse entre la vie affective et la vie intellectuelle, entre la raison et la sensibilité — conciliation qui l’éloigne de Merleau-Ponty, uniquement porté selon Beauvoir par la vie de l’esprit. La manière dont elle annote la lettre 41 de Merleau-Ponty avec ses « Non », « Peut-être », me semble révélatrice de ce fonctionnement épistolaire. En septembre 1929, la rupture semble cependant consommée. La lettre de Simone de Beauvoir du 3 septembre 1929 synthétise parfaitement ce différend : « Au temps des premières lettres, Maurice, nous cherchions ensemble : vous, le premier vous avez trouvé votre joie, admettez que j’aie trouvé la mienne — il vaut mieux sincèrement reconnaître qu’aucun ne peut trouver valable la joie de l’autre et que par conséquent cet accord par où a commencé notre amitié est bien définitivement perdu. » Même après la mort de Zaza, les lettres s’étiolent au grand dam de Merleau-Ponty qui incite Beauvoir à lui parler d’elle-même. La réponse du 27 novembre 1933 — « je n’ai plus de vie intérieure » — acte l’influence des petits camarades et empêche la confession épistolaire désirée par Merleau-Ponty. Et pourtant, ils restent amis. Pourquoi, à votre avis ?
SDB. — Là, on touche au cœur du conflit entre Simone de Beauvoir et Merleau-Ponty. D’accord, ça a été son interlocuteur en philosophie. Mais peut-être que dès le début il y avait un malentendu touchant ce que chacun entendait par philosophie. Pour Merleau-Ponty, il fallait que la philosophie soit complètement détachée de la vie. C’est exactement le contraire pour Simone de Beauvoir. Pour elle, philosophie et existence — ce n’est pas un hasard si plus tard, elle se reconnaîtra dans la philosophie de l’existence — ne font qu’un. Elle a horreur de l’expression la vie de l’esprit. Dans la philosophie classique, on scindait l’esprit et le corps, l’âme et le corps, Beauvoir refuse cette dichotomie qui a posé tant de problèmes aux philosophes, parce qu’une fois qu’on l’a posée, on ne peut plus la dépasser et on est devant des problèmes insolubles. Ce qu’elle entend par philosophie englobe l’existence, où « âme et corps » ne font qu’un. C’est pour ça qu’ils ne pouvaient pas se comprendre. La conception dualiste a été contestée et dépassée par la phénoménologie et la philosophie existentielle, et par Merleau-Ponty lui-même.
Ce heurt de leurs pensées s’ancre dans l’opposition de leurs personnalités. Simone, passionnée, entière, est toute ardeur et se jette corps et âme dans ces difficultés. Devant ce qu’il appelle sa « frénésie », il n’est que blâme. Ces fièvres lui sont complètement étrangères, il est froid, raisonnable. Elle, de son côté, le juge trop sage, il n’a pas le grain de folie qu’il faut pour la séduire. En fait, l’été 1929, la rupture est consommée. C’est fini, la chaleur ne reviendra plus entre eux. Et vous savez, la mort de Zaza, je ne crois pas qu’elle les ait rapprochés. Elle lui en voulait et elle lui en a voulu longtemps, elle me l’a souvent dit. Et donc, quand elle écrit en 1933 « Je n’ai plus de vie intérieure », c’est une esquive : elle l’a chassé de son cœur. Elle n’a plus envie de lui écrire, de le voir, pendant longtemps elle ne le voit plus guère.
Les choses ont changé après la guerre quand, en 1945, elle et Sartre ont fondé Les Temps Modernes. Ils font appel à Merleau-Ponty, et une amitié repart, mais attention : ce n’est plus du tout la même. C’est l’action, l’action politique, qui est le sens de cette amitié. D’ailleurs, elle remarque — je ne sais plus où — qu’à partir de la Libération, elle n’a pour ainsi dire plus eu d’amitiés gratuites, elles étaient toutes engagées, et celle avec Merleau-Ponty en fait partie. Ça n’est plus la même nature d’amitié qu’autrefois. Elle va quand même être très grande, mais il faut bien voir ce changement de nature. Et puis après, ça va se gâter, parce que Merleau-Ponty se « convertit », il devient apolitique. Il considère que le rôle du philosophe est d’être une « présence rêveuse » au monde, ce qui fait bondir Beauvoir et Sartre. Vous voyez : il y aura toujours un désaccord sur ce que doit être la philosophie, jusqu’à la fin. De nouveau, on se sépare. Et puis on en arrive à ce que j’évoque à la fin de l’introduction aux Lettres d’amitié : l’année 1960 et la guerre d’Algérie. Alors là, Merleau-Ponty est tout à fait sur leurs positions. Cette entente dans l’action contre la guerre d’Algérie les aurait certainement beaucoup rapprochés. Et du côté de Simone de Beauvoir, en plus, intervenait sa fidélité, ça comptait pour elle que les racines de son amitié avec Merleau-Ponty remontent à sa jeunesse. Pour ces deux raisons, on peut rêver qu’un nouveau départ entre eux aurait été possible, mais ce n’est qu’une supposition, puisque malheureusement, tout a été anéanti en mai 1961 par la mort prématurée de Merleau-Ponty.