Dire de faire, dire comment faire
On croit savoir la faire, elle paraît si simple, et trop souvent on la néglige. Il faut qu’elle cuise entre quinze et vingt minutes et non pas deux heures – toutes les femmes françaises font trop cuire les légumes et les soupes. Et puis il vaut mieux mettre les poireaux lorsque les pommes de terre bouillent : la soupe restera verte et beaucoup plus parfumée. (Duras, 1996, p. 345).
1La fameuse recette de la soupe aux poireaux de Marguerite Duras fait appel à une logique sémantico-pragmatique qui est propre aux textes qui disent à la fois de faire et comment faire : « SI vous exécutez correctement l’ensemble des indications données, ALORS vous obtiendrez la soupe aux poireaux », pourrait-on dire en détournant la remarque d’Algirdas Julien Greimas. Dans un article célèbre « La soupe au pistou ou la construction d’un objet de valeur » (Greimas, 1983, p. 157-169), le sémioticien identifiait une classe de discours dont nous sommes entourés au quotidien : les discours programmateurs, qui regroupent initialement les recettes, les partitions de musique et les plans d’architectes. Qu’il s’agisse de poireaux ou de pistou, les recettes de cuisine seraient ainsi à considérer comme les « manifestations discursives de l’une des composantes de la compétence modale du sujet, celle du savoir-faire » (1983, p. 168). À relire les premières lignes de Duras, on conçoit à quel point les discours programmateurs proposent un savant couplage entre ce savoir-faire et un devoir-faire, un vouloir-faire, voire un pouvoir-faire. C’est sur cette complexe articulation entre programmation et incitation à l’action que se focalise particulièrement ce numéro de Langue française dirigé par Pierluigi Basso Fossali, en croisant des approches relevant de la sémiotique textuelle, de la linguistique textuelle et de l’analyse du discours.
2Composé de huit contributions, le dossier « Incitation à l'action et genres de discours programmateurs » propose, après un court éditorial, une riche introduction de Pierluigi Basso Fossali qui problématise la notion de programmaticité à l’éclairage des tensions entre tekhnè (technique) et telos (finalité). Deux articles à dominante théorique de Jean-Michel Adam et Pierluigi Basso Fossali s’attellent ensuite, dans une perspective textuelle pour le premier, praxéologique pour le second, à identifier les éléments distinctifs des discours programmateurs afin d’élaborer des caractérisations typologiques. Les quatre dernières contributions consistent en des études de cas, sur des discours programmateurs à dimension politique pour les deux premiers articles (les discours d’appel à la mise à mort des mécréants dans le journal officiel de Daech, Dar al-Islam, analysés par Alain Rabatel, et un « Plan d’action mondial », texte du FMI attribué à Christine Lagarde analysé par Wander Emediato), et sur des discours programmateurs issus de la vie quotidienne pour les deux derniers articles (des recettes de cuisine en français classique et en français moderne analysés par Nathalie Rossi-Gensane et Mathieu Goux, des modes d’emplois de jeux vidéo analysés par Pierre Halté et Mathieu Goux). On tâchera ici de mettre en perspective les avancées linguistiques proposées avec l’attention portée par le présent numéro de Fabula LHT sur les manières dont la littérature dispose à l’action.
« Enivrez-vous ». Vertus des typologies, ivresse des catégories
3L’un des premiers intérêts du numéro réside dans son ambition définitionnelle et typologisante. Dans son article théorique consacré à la « place des discours programmateurs dans le genre textuel regroupant les discours qui régulent et incitent à l’action », Jean-Michel Adam défend une approche qui tienne compte de l’hétérogénéité typologique et compositionnelle des textes. Plutôt que d’établir une typologie de textes, il s’agit donc de théoriser des genres de mise en texte (genres narratifs, descriptifs, argumentatifs, explicatifs, dialogaux, et bien sûr, les « genres de l’incitation à l’action »), qui traversent les différentes pratiques socio-discursives et qui ont en partage des propriétés discursives et textuelles. Le poème en prose « Enivrez-vous » de Baudelaire, paru dans Le Figaro du 7 février 1864, peut ainsi être mobilisé à titre d’exemple par le linguiste en ce qu’il actualise, « en dépit de son caractère littéraire » (p. 42), quatre des six propriétés partagées par les genres de l’incitation à l’action.
Il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve. (Baudelaire, [1864], 2020).
4Parce que Baudelaire prescrit l’ivresse, le type de texte mobilisé pourrait peut-être également relever de la classe des « instructions ou prescriptions » (Instruktive Typen) d’E. Werlich (1975), ou des « discours exhortatifs » (pep talk) mis en évidence par R.E. Longacre (1982), ou encore des « discours régulateurs » (testi regolativi) de B. Mortara Garavelli (1988). Pour échapper au vertige des appellations, les deux contributions théoriques (Jean-Michel Adam, Pierluigi Basso Fossali) de Langue française soulignent avant tout les nuances épistémologiques qu’implique le choix des dénominations catégorielles : les « discours procéduraux », auxquels a été consacré un numéro précédent de la revue1, supposent une focalisation sur le « faire » et sur le contenu de l’enchaînement des actions plutôt que sur leur guidage. Si Jean-Michel Adam propose la catégorie de « genres de discours d’incitation à l’action », c’est à l’inverse pour mettre l’accent sur les injonctions-instructions et conseils qui entourent ce « faire ». Quant à l’appellation « discours programmateurs » initialement proposée par Greimas, elle a ceci d’intéressant, souligne Pierluigi Basso Fossali, qu’elle rappelle la temporalité paradoxale du programme (πρόγραμμα) qui constitue un « écrire avant » : puisqu’il s’agit d’une partition d’action à exécuter, le programme met en scène une intentionnalité cherchant à fixer des objectifs alors que l’ensemble des conditions (spatiales, temporelles et actantielles) de leur réalisations ne sont pas encore réunies. Conséquence énonciative d’un tel hiatus spatiotemporel et actantiel : le sujet se voit scindé en deux actants, le destinateur-programmateur et le destinataire-réalisateur. Ainsi qu’en témoigne « Enivrez-vous », la présence énonciative de l’instance programmatrice experte est bien souvent effacée, tandis que de l’autre côté de l’interaction, la place du destinataire doit rester ouverte, afin de pouvoir être occupée par chaque nouveau lecteur qui choisira (ou non) de devenir le réalisateur du programme éthylique baudelairien. Conséquence sociolinguistique : la notion de programmation désigne certes le découpage de l’action, mais elle relève aussi de la structuration de l’horizon d’attentes et des procédés modaux de la transmission culturelle. Parce que le poème en prose de Baudelaire propose une ligne de conduite iconoclaste, qui ne relève pas d’un horizon moral tacitement admis, il révèle particulièrement bien la tension entre « savoir-faire » et « valeur visée » qui structure la matrice des discours programmateurs. Conséquence modale, enfin : les discours programmateurs mettent en place tout un réseau de délégations et d’agentivités qui repose sur un dosage spécifique du savoir (modalité aléthique, tout est là), du devoir (modalité déontique, il faut être ivre), et du vouloir (modalité boulique, pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps).
5Ces observations sur le poème de Baudelaire s’inspirent des articles théoriques de Pierluigi Basso Fossali, qui interroge particulièrement le couplage entre méthodologie, finalité et mandats à l’œuvre dans la notion de programmaticité, et de Jean-Michel Adam, qui fait du dispositif énonciatif paradoxal [PrT2], du mélange d’actes de discours assertifs et directifs [PrT3], du contrat de vérité implicite [PrT4] et des marques spécifiques de connexions procédurales intra- et interphrastiques [PrT5] les quatre propriétés textuelles [PrT] qui assimilent « Enivrez-vous » aux genres de l’incitation à l’action (manquent l’usage d’un sociolecte et d’un lexique spécialisé [PrT1] et la visi-lisibilité de textes qui sont souvent des icono-textes [PrT6]).
6En complément de ces propositions typologiques, l’article consacré au « cas des recettes de cuisine en français classique et en français moderne » a le mérite d’envisager les discours programmateurs sur le plan diachronique, et rappelle par exemple que dans les recettes rédigées avant 1900, la source énonciative-experte, loin de s’effacer, n’hésite pas à surgir au cœur du texte, à la manière des interventions de certains auteurs dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert ; par ailleurs, et en relation avec la structuration par périodes (et non par phrases), sur le plan de la segmentation typographique, ces recettes se présentent d’un seul tenant plutôt que de privilégier la visi-lisibilité. Faut-il pour autant suivre les auteurs de l’article lorsqu’ils en concluent que seules les recettes d’après 1900 mériteraient pleinement d’être considérées comme des discours programmateurs (p. 108) ? Que faire alors de la recette de la soupe aux poireaux de Marguerite Duras ? Ne comportant ni l’inventaire préalable des ingrédients nécessaires, ni un découpage en courts paragraphes, il fournit un cas déviant qui met à l’épreuve la correspondance stricte entre programmation et propriétés textuelles. L’approche typologique souple proposée par Jean-Michel Adam a l’intérêt de rappeler que loin de constituer des conditions nécessaires et suffisantes, les propriétés textuelles constituent bien plutôt un « faisceau convergent » (p. 41) et variable, et qu’elles ne sont pas capables, séparément et à elles seules, de caractériser les genres de mise en texte.
« La soupe au pistou est le plus beau fleuron de la cuisine provençale ». Programmer l’action / inciter à l’action
7La fin de la recette de la soupe aux poireaux de Duras déroute :
8Dans les maisons son odeur se répand très vite, très fort, vulgaire comme le manger pauvre, le travail des femmes, le coucher des bêtes, le vomi des nouveau-nés. On peut ne vouloir rien faire et puis, faire ça, oui, cette soupe-là : entre ces deux vouloirs, une marge très étroite, toujours la même : suicide. (Duras, 1996, p. 346).
9Sous la forme du cas limite, la polarisation extrême que le passage réflexif met en place entre inaction dépressive et passage à l’acte (culinaire), ces deux « vouloir-faire » qui encadrent le passage à l’acte (suicidaire), manifeste le constat crucial que Pierluigi Basso Fossali avance dans sa contribution : « les discours programmateurs n’ont pas une nature irénique, […] ils ressortissent d’une problématisation de l’agir » (p. 63). L’incitation à l’agir dans les discours programmateurs peut d’ailleurs tout à fait être implicite, signe de sa force et de son inscription totale dans les habitus collectifs ou individuels. Et dans le cas de la recette de la soupe au pistou d’Henri Philippon analysée par Greimas (1983), la grandiloquence de son ouverture : « la soupe au pistou est le plus beau fleuron de la cuisine provençale », montre qu’avant de transmettre un « savoir-faire », il s’agit peut-être de transmettre un « vouloir-savoir », et un « vouloir savoir-faire ». Le numéro de Langue Française propose d’explorer, en fonction des cas, les jonctions, les séparations, ou parfois la fusion entre le « dire comment agir » et le « dire d’agir » dans les différents genres de discours programmateurs.
10D’un point de vue schématique, l’acte d’inciter et l’acte de programmer sont associés à des modalisations fortement divergentes. Wander Emediato, reprenant les observations de Greimas et insistant sur une différenciation claire, souligne que si l’incitation a partie liée avec la modalisation axiologique – qu’il s’agisse de mobiliser des aspects volitifs (« vouloir-faire ») ou des aspects déontiques (« devoir-faire ») –, la programmation quant à elle, malgré l’usage de formes impératives notamment, ne relèverait ni du « devoir-faire » ni du « vouloir-faire », mais se limiterait seulement à transmettre un « savoir-faire ». Dans le prolongement d’une analyse de cas, Alain Rabatel définit alors les pistes d’un programme méthodologique général pour l’analyse pragma-énonciative des intrications entre incitation à l’action et programmation de l’action. Si l’incitation à l’action englobe toujours la programmation de l’action, il s’agit de chercher à comprendre les manifestations et les caractéristiques de cette programmation (degrés de liberté, de complexité, d’habitude, de modalisation, de positivité, de valorisation, de justifications, d’explicitations, etc.). Ces déterminants sont symptomatiques d’un rapport particulier à l’incitation.
11Dans les cas des textes de conseils économiques et politiques par exemple, Wander Emediato montre comment leur nature argumentative permet de faire la jonction entre incitation et programmation. À la différence des discours programmateurs prototypiques, le texte intitulé « Le Plan d’action mondial de la Directrice générale. Une occasion à saisir », attribué à Christine Lagarde, mêle aux protocoles d’action une multiplicité d’arguments qui prennent les apparences de la neutralité et de l’objectivité. Sur le plan de la programmation, l’équivalent de la soupe au pistou dans ce discours du FMI, observe le linguiste, c’est « la reprise économique durable » (p. 86). Le contrat de vérité typique des discours programmateurs lie donc l’énonciateur, posé en expert, aux pays destinataires : l’objectif sera atteint si et seulement si les destinataires agissent selon les recommandations – bien que ces actions recommandées restent très générales, à la différence des actions ponctuelles et précises exigées dans les discours programmateurs prototypiques. Emediato montre comment la saturation argumentative se fait alors le signe d’un manque d’autonomie des protocoles d’action : ils ne se suffisent pas, ils ont besoin d’être justifiés sur le plan axiologique. L’argumentation, l’effacement du locuteur donnant l’impression d’un discours objectif, le lexique spécialisé, la répétition de matrices orientées vers la nécessité ou encore les expressions modales deviennent autant de moyens stratégiques, pour l’énonciateur-expert, de manifester une « évidence épistémique » s’imposant au destinataire sous la forme d’un « devoir épistémique » de se soumettre aux recommandations (p. 92). Ces usages stratégiques du contrat de vérité, ainsi que la complémentarité entre programmer et argumenter, sont propres à ce genre du « conseil/consigne » qui est à la fois économique et politique. Dans ce cadre, l’articulation entre incitation à l’action et programmation repose sur la logique suivante : l’incitation justifie la rationalité de la programmation. Walter Emediato souligne la complexité de ce qui fait incitation en fonction des domaines d’évaluation, et invite à une prise en compte au cas par cas du domaine (éthique, esthétique, hédonique, pragmatique, aléthique, etc.) dans lequel le sujet se voit impliqué axiologiquement.
12Dans le cas particulier des discours d’appel à la mise à mort des mécréants dans le journal officiel de Daech, Dar al-Islam, une autre intrication entre programmer et inciter est identifiée par Alain Rabatel : loin d’être centrés sur les actions pour réaliser l’objet (le meurtre), ces textes se caractérisent par une saturation actantielle qui met avant tout l’accent sur le sujet destinataire, individualisé, inscrit dans une histoire, une situation spatio-temporelle et une idéologie, afin qu’il soit en capacité d’atteindre son objectif final. Un tel constat invite, selon le linguiste, à réenvisager de manière plus générale « la thèse d’un programme d’actions centré sur l’objet (ou sur le “faire” devant réaliser l’objet), considérant comme mineur le rôle des agents » (p. 78). Conformément aux propositions méthodologiques formulées, les intrications entre manières de programmer et manières d’inciter sont analysées à la lumière de la situation et de la fonction spécifiques de ces discours. L’absence de programmation détaillée (pas de modus operandi précis) et la nature surplombante de l’incitation à l’action sont respectivement déterminées d’une part par la nécessité de laisser toute marge de liberté aux acteurs en fonction de circonstances imprédictibles, d’autre part par l’aversion que suscite le meurtre, et qui implique de nombreuses justifications de l’action. Principalement centré sur sa fonction conative, le discours laisse de côté la description des passages exécutifs du programme, laissés à charge du destinataire. Identifier les différences entre « dire de faire » et « dire comment faire » permet ainsi de mettre au jour les stratégies de persuasion élaborées, et incite à approfondir la question des équilibres modaux et de la relation entre destinateur-programmateur et destinataire-réalisateur.
« Faites qu’Agnès descende ». Charges modales & circulations des mandats
13Tiré de L’École des femmes de Molière, l’exemple « faites qu’Agnès descende » (p. 54) thématise particulièrement bien, selon Pierluigi Basso Fossali, la complexité de la distribution des rôles et des dépendances dans les discours programmateurs, et la nécessité pour ces discours de créer des conditions qui assurent une circularité des mandats. Si le mandant Arnolphe est sujet de l’injonction, reste qu’il dépend d’une appropriation du mandat par la mandataire Agnès. Les contributions du numéro de Langue Française sont ainsi particulièrement attentives aux équilibres modaux que mettent en place, au cas par cas, les discours qui disent « de faire » et « comment faire », et qui déterminent le mode de relation par-là induit dans le couple d’instances programmateur-réalisateur. Contrairement à Greimas, qui soulignait l’insignifiance des modalités déontiques, bouliques, appréciatives ou axiologiques pour la programmation des actions, certaines contributions soulignent la cohésion modale dont doivent faire preuve les discours programmateurs en tant que tels, qui suppose un équilibre entre des actes de langage directifs et des assurances de validité et de succès.
14Proposée par Pierluigi Basso Fossali, l’approche en termes de fluidification et coagulation des charges modales et de l’aspect programmateur permet d’explorer tout le gradient de ces charges programmatrices. Le retour aux fourneaux de Duras peut donner une idée des jeux d’opposition qui séparent les deux phénomènes : le début de la recette révèle un parfait exemple de déclinaison antagoniste de la modalisation, à forte coagulation, puisqu’il s’agit de substituer une nouvelle et bonne praxis aux mauvaises habitudes passées. Programmer revient ainsi bien souvent à contre-programmer, c’est à dire à exhorter à faire autrement. La suite du texte se caractérise par une transition entre un passage qui prolonge la forte coagulation modale puis une fluidification :
15On doit vouloir la faire et la faire avec soin, éviter de l’“oublier sur le feu” et qu’elle perde son identité. On la sert soit sans rien, soit avec du beurre frais ou de la crème fraîche. On peut aussi y ajouter des croûtons au moment de servir : on l’appellera alors d’un autre nom, on inventera lequel. (Duras, 1996, 345)
16Dans le but de réduire les facteurs d’indéterminations, le discours programmateur régule d’abord à la fois le faire, le vouloir-faire et ce que risque de faire le mandataire mal habitué (coagulation). Le scénario perd ensuite sa rigidité et laisse une véritable marge de jeu au destinataire – choix de l’accompagnement, choix du nom (fluidification).
17Dans le cas des modes d’emploi de jeux vidéo analysés par Pierre Halté et Mathieu Goux, l’étroitesse des intrications entre coagulation et fluidification modale est tout aussi frappante, en ce qu’il s’agit de résoudre un paradoxe propre à l’activité ludique : celui de l’articulation entre les injonctions programmatrices nécessaires et la liberté fondamentale pour les joueurs de pouvoir mener la partie comme ils le souhaitent. Le cas de ces discours programmateurs ludiques a ceci d’intéressant qu’il complexifie leur réseau actanciel : non seulement le sujet reste scindé en deux actants (programmateur / réalisateur), mais le destinataire-réalisateur se voit divisé entre joueur humain aux commandes de la console, et avatar numérique dans l’univers fictionnel. Cette seconde division permet d’articuler des passages à dominante modale déontique, lorsqu’il s’agit de réguler les actions concrètes du joueur aux manettes, et des passages à dominante modale boulique, lorsqu’il s’agit d’indiquer à l’avatar ce qu’il lui est possible de faire. Non seulement les contributions explorent-elles la diversité de ces possibles dosages modaux, mais elles font du discours programmateur un révélateur particulièrement efficace de l’immense étendue des déterminants nécessaires pour disposer à l’action. À partir du cas des discours d’appel à la mise à mort des mécréants dans Dar al-Islam, Alain Rabatel va jusqu’à esquisser la piste d’une redéfinition de la performativité, qui ne serait plus seulement à indexer sur le locuteur mais également sur les effets de réception active de l’écouteur. Serait performative, de là, une performance engageant certes le sujet énonçant, mais aussi celui à qui le discours est adressé, la linguistique nous offrant alors une palette d’outils pour décrire les manifestations et les modalités de cet engagement.
Perspectives : littérature-exhortation, littérature-hypnose, littérature-initiation ?
18Trois cas de discours programmateurs mobilisés par Pierluigi Basso Fossali, parce qu’ils sont fortement polarisés, invitent à affiner la notion d’incitation à l’action. Ils fournissent ainsi des matrices, pour les études littéraires, afin d’explorer l’éventail des politiques discursives qui se déploient dès lors qu’il s’agit de programmer l’action. Inciter, par exemple, n’est pas manipuler, mais suppose une canalisation plus douce des charges modales. Inciter n’a pas la charge paternaliste de piloter, ni la puissance d’exciter. Sous le sème commun d’« insuffler un état d’esprit favorable à la prise en charge de l’action » (p. 58) se déploient une série de variations dont l’exhortation, l’hypnose et l’initiation constituent des polarités signifiantes.
19En quoi consisterait une programmation littéraire reprenant le script de l’exhortation ? Cas limite de discours programmateur, le script exhortatif incarne une polarisation extrême orientée vers l’intégration axiologique, c’est-à-dire vers l’« adhésion renouvelée des destinateur et destinataire aux mêmes valeurs » (p. 59) ; les exhortations à fuir le mal dans le Nouveau Testament sont mobilisées à titre d’exemple. Lorsqu’il exhorte à faire (et souvent à faire autrement), le sujet de l’énonciation masque l’ordre de valeurs dont il est le mandant derrière la posture de l’adjuvant, de celui qui encourage à réformer des programmations mal ajustées ou des passivités malheureuses. L’exécution du programme n’est pourtant possible que si les partenaires de la communication adhèrent au même circuit de valeur ; sans ce partage, la force contraignante de la programmation exhortative restera quasi-nulle. Ne peut donc être disposé à l’action n’importe quel lecteur ; c’est peut-être l’une des fonctions de l’argumentation développée par Marguerite Duras (sur les vertus gustatives de la courte cuisson, sur la tristesse de la recette appliquée dans les restaurants, sur la vie ainsi redonnée aux corps féminins alourdis par la condition domestique) : mettre en partage un circuit de valeurs afin que l’exhortation à ne plus faire cuire trop longtemps les soupes trouve son ou sa mandataire.
20En quoi consisterait à l’inverse une programmation littéraire hypnotique ? Contrairement au script exhortatif, souligne Pierluigi Basso Fossali, le script hypnotique oblige le thérapeute, sur le plan déontologique, à rester à distance des circuits de valeur du patient. Il s’agit de programmer en étranger. Ce rééquilibrage modal fait signe vers une politique discursive orientée vers l’autonomie et la distance. Comment programmer le récepteur à déprogrammer par lui-même des circuits psychiques incrustés ? L’une des clefs réside dans la focalisation du discours programmateur sur la réappropriation des sensations corporelles sous-estimées ou oubliées. « Le thérapeute devient une instance transcendantale, une pure voix qui guide la détente du corps jusqu’à la libération de l’inconscient » (p. 60) :
Le corps avale cette soupe avec bonheur. Aucune ambiguïté : ce n’est pas la garbure au lard, la soupe pour nourrir ou réchauffer, non, c’est la soupe maigre pour rafraîchir, le corps l’avale à grande lampées, s’en nettoie, s’en dépure, verdure première, les muscles s’en abreuvent. (Duras, 1996, p. 345)
21Sur le plan énonciatif, la recette de la soupe aux poireaux de Duras passe précisément des instructions sous forme d’impératifs directifs à « la description des initiatives autonomes du corps » (p. 60) propre au script hypnotique. L’irruption finale de l’horizon du suicide fait d’ailleurs signe vers le surgissement du plan inconscient. La recette littéraire permet-elle ainsi de pénétrer dans ces zones de conscience modifiée ?
22Enfin, que pourrait être une programmation littéraire initiatrice ? Le dernier cas avancé par Pierluigi Basso Fossali, situé entre le « comment faire » et le « dire de faire », est celui d’un manuel professionnel qui a pour fonction d’initier ses lecteurs, c’est-à-dire de revenir de manière métadiscursive sur les programmes qui caractérisent le milieu professionnel concerné, et de souligner les modalités d’application et les limites de ces derniers. L’initiation prend au sérieux la complexité de l’implémentation des discours programmateurs ; elle consiste à introduire une dose de doute, de scepticisme constant « par rapport à l’adoption de paramètres déjà déclarés comme suffisants pour assurer une surveillance critique de l’implémentation des procédures » (p. 62-63). Un tel script ne rencontre-t-il pas de forts échos avec les textes littéraires qui, justement, encouragent à ne pas totalement faire confiance aux textes qui disent « de faire » et « comment faire » ?
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BIBLIOGRAPHIE
DURAS Marguerite Duras, Outside, Paris, Gallimard, coll « Folio », 1996.
GREIMAS Algirdas Julien, « La soupe au pistou ou la construction d’un objet de valeur » [1979], Du sens II : essais sémiotiques, Paris, Seuil, 1983, p. 157-169.
BAUDELAIRE Charles, « Enivrez-vous », Le Figaro, n° 937, dimanche 7 février 1864, cité dans ADAM Jean-Michel, « Place des discours programmateurs dans le genre textuel regroupant les discours qui régulent et incitent à l’action », Langue française, n° 206, 2020, p. 36.