Gauvain retrouvé
1Laurence Mathey-Maille et Damien de Carné, tous deux spécialistes de littérature médiévale, et en particulier de la littérature arthurienne, proposent ici une édition critique et bilingue d’un roman arthurien datant du milieu du xiiie siècle, racontant en plusieurs milliers de vers une aventure de Gauvain. Le titre qu’ils ont choisi de donner à l’œuvre – laquelle n’en comporte pas dans sa version originale – vient de l’une des péripéties affrontées par le chevalier : ce dernier doit à un moment donné combattre un diable dans un cimetière maudit. Le roman fait partie d’un véritable « cycle de Gauvain » : au milieu du xiiie siècle, ce chevalier, neveu du roi Arthur et dont la force croît à mesure que le soleil va vers son zénith, atteint l’apogée de sa popularité – avant d’être petit à petit déclassé par Lancelot, puis par Galaad, passant ainsi du modèle du chevalier courtois à une figure presque négative, notamment pour son inclination trop forte envers les femmes. À l’époque où ce roman est composé, Gauvain est encore le meilleur chevalier du monde, celui en qui Arthur place sa confiance et qui est chargé de défendre l’honneur du royaume.
2La dernière édition complète de ce texte datait de 1936 : comme l’expliquent les deux éditeurs dans leur introduction, elle était fautive sur plusieurs points, notamment linguistiques. Il faut lire, à cet égard, les pages 46-48, dans lesquelles les deux éditeurs reviennent avec brio sur un exemple précis : au vers 4107, le chevalier Espinogre déclare « et si est de Wi men sornon », ce qui a été traduit jusque-là par « et mon surnom est de Wi », le « Wi » en question restant non-identifié. Les deux éditeurs proposent alors une autre lecture de ce vers, faisant l’hypothèse d’une erreur du copiste pour restituer plutôt un « et si fu desk’wi, mes or non », soit « c’était vrai jusqu’à présent mais plus aujourd’hui », une version qui fait davantage sens et évite d’avoir à inventer un nom propre (« Wi ») qu’on ne retrouve jamais. L’édition critique d’un texte n’est jamais un exercice facile, mais il est ici parfaitement maîtrisé : l’introduction réussit le tour de force d’être à la fois courte et très claire, revenant successivement sur le roman en lui-même, sur les différents manuscrits du texte, sur ce que l’on peut savoir de son auteur et enfin sur la langue du texte. À la fin, signalons la présence d’un index, d’un glossaire et d’une (brève) liste des principales variantes entre les différents manuscrits.
3Dans la traduction proprement dite, l’appareil de notes est fourni, précis et très éclairant. Parmi de nombreux exemples possibles, on peut citer la note 1 de la p. 233, qui explique pourquoi, contrairement à la tradition chevaleresque, Gauvain refuse d’accorder sa grâce à Escanor quand celui-ci perd le combat. Certaines notes auraient néanmoins mérité d’être plus développées, ou davantage reliées aux contextes littéraire et socio-politique de l’époque. Signalons par exemple la note 1 de la p. 163 qui se contente de souligner qu’on « retrouve ici le motif folklorique de la marâtre, comme dans le conte de Blanche Neige » : les familles seigneuriales étant très fréquemment des familles « recomposées », du fait des décès et des remariages, la figure de la belle-mère occupe une place majeure à l’époque et on aurait pu davantage y insister. Mais ce ne sont là que des détails et, dans sa très vaste majorité, l’appareil de notes fait fréquemment référence à d’autres travaux, ce qui permet d’expliciter un motif en particulier – tel celui « d’Arthur pensif jouant avec son couteau » qui ouvre le roman – ou de mettre en avant un renvoi à un autre roman arthurien (note 1 p. 419, quand l’hôte de Gauvain parle de Perceval).
4Le roman en lui-même, relativement méconnu sauf des spécialistes, s’avère aussi beau que déroutant. Beau par la langue, bien sûr, que la traduction sobre et efficace des éditeurs sert bien. On est ici en terrain familier : les combats se suivent et se ressemblent, et les descriptions se répondent d’autant plus que, comme le soulignent à plusieurs reprises les éditeurs, de nombreux éléments sont repris à l’identique d’autres romans arthuriens. Les différents topoï – la rencontre d’une fée, l’affrontement contre un chevalier anonyme, l’épée qui se brise au mauvais moment, etc. – sont en réalité autant d’éléments caractéristiques de cette « matière de Bretagne » qui irrigue en profondeur la littérature médiévale.
5Dans le même temps, malgré cette forme très classique, le roman parvient à être déroutant, car l’histoire initiale, somme toute banale – un chevalier mystérieux lance un défi à la cour d’Arthur en y kidnappant une jeune fille, poussant Gauvain à partir à sa poursuite –, se complexifie immédiatement. Gauvain, en effet, rencontre dès le début du roman trois jeunes filles éplorées car elles viennent d’assister à l’assassinat de... Gauvain. Pour preuve, un ancien écuyer de Gauvain, malheureusement aveuglé par les meurtriers, affirme qu’il s’agit bel et bien du célèbre chevalier. Le neveu du roi Arthur doit donc résoudre le mystère de son propre meurtre, capturer les coupables de ce meurtre et, ce faisant, prouver qu’il n’en a pas été la victime. Dès lors, le roman devient un questionnement très fin sur l’identité du personnage principal. Comment prouver – voire comment continuer à savoir – qu’il est bel et bien Gauvain quand tout le monde pense et affirme, preuves à l’appui, qu’il est mort ? Avec une grande subtilité, sur laquelle les deux éditeurs insistent avec raison dans leur introduction, l’auteur anonyme du roman détourne ainsi le motif de la quête pour dépeindre plutôt un chevalier lancé à la reconquête de son nom et plus généralement de son identité. D’ailleurs, cette question était en germe dès les premières pages du texte : quand le mystérieux chevalier fait irruption dans la cour d’Arthur pour y kidnapper la jeune fille confiée à la garde de Gauvain, ce dernier reste immobile, paralysé par son hésitation – faut-il sauter par-dessus la table pour terrasser l’intrus, au mépris des règles de bon comportement, ou attendre la permission du roi, et ce faisant laisser la jeune fille se faire enlever ? Gauvain, comme le dit le texte, « ne ne set pas bien consellier / li quex li ert plus honerable » : le parfait chevalier, censé être l’incarnation et le modèle de ce qui est honorable, a donc perdu sa boussole et, de fait, la décision qu’il prend s’avère être la mauvaise. Les atermoiements du meilleur chevalier du monde provoquent les railleries de Keu mais également le chagrin d’Arthur : si Gauvain part à la poursuite d’Escanor, c’est autant pour sauver la jeune fille que pour racheter son erreur initiale et, ce faisant, redevenir lui-même.
6Évidemment, au cours de cette aventure, les péripéties habituelles des romans arthuriens se multiplient : brigands croisés au détour d’une forêt, diables et monstres à terrasser, cités mystérieuses, défis lancés par des seigneurs, jeunes filles en péril à sauver, etc. Ce faisant, le roman se ramifie en permanence et devient, pour reprendre une formule proposée par les deux éditeurs, un véritable « labyrinthe narratif », avec comme fil d’Ariane les qualités tant morales que martiales de Gauvain qui, in fine, lui permettent de régler les différents défis auxquels il fait face et de ramener l’ordre dans le royaume arthurien. Si le roman peut à première lecture sembler désordonné, voire confus, tant les rebondissements sont nombreux, les deux éditeurs soulignent au contraire que le plan global du récit est rigoureusement construit : les nombreux jeux d’échos entre les différentes parties assurent en effet la continuité, tant narrative que formelle, du texte.
7Pour conclure, on a ici une très belle édition bilingue d’un roman arthurien fascinant par sa complexité, et qui trouvera sa place dans toutes les bibliothèques de celles et ceux qui aiment suivre les chevaliers d’Arthur dans leurs errances aventureuses.