L’Occident et la haine des Juifs
1En août 2021, l’une des plus grandes figures de la philosophie contemporaine nous quitte, laissant derrière elle une œuvre foisonnante et une pensée singulière, parfois radicale. Alors que Jean‑Luc Nancy s’était déjà intéressé à la question de l’antisémitisme dans son essai Exclu le Juif en nous, paru en 2018, cette problématique ne cesse de le préoccuper tout au long de sa carrière. Au début des années 2000 commence un dialogue entre ce dernier et Danielle Cohen‑Levinas, philosophe spécialiste des études judéo‑germaniques. Cet entretien, qui paraît à titre posthume, en 2022, revient sur les origines et les particularités de « la haine des Juifs », à la fois ancienne et pourtant toujours aussi actuelle.
L’antisémitisme, un mal persistant
2Si le terme « antisémitisme » n’apparaît qu’à la fin du xixe siècle, la haine du Juif existe depuis très longtemps. C’est à partir de ce constat — « l’antisémitisme est un fait civilisationnel irréductible, avéré » (p. 14) — que naît le dialogue entre J.‑L. Nancy et D. Cohen‑Levinas. Avec beaucoup de lucidité, le philosophe revient donc sur ce « lieu commun, un topos, une doxa inavouable et restée inavouée ». (p. 10) Or, bien qu’universel, ce « phénomène répétitif, ininterrompu » (p. 28) qu’est l’antisémitisme ne peut et ne doit surtout pas s’inscrire dans la banalité. Il faut bien sûr voir dans l’usage de terme « banalité » (p. 22) une évidente référence à Hannah Arendt et son travail sur la « banalité du mal1 ».
3Et si l’antisémitisme a traversé les siècles et demeure encore vivace, c’est parce qu’il est, selon J.‑L. Nancy, « une hydre à plusieurs têtes. Vous lui en coupez une, mais il y en a une autre pour prendre le relais ». (p. 14) En effet, la haine du Juif n’a eu de cesse d’exister sous différentes formes. L’extermination des Juifs fut évidemment la forme la plus aboutie d’un antisémitisme meurtrier qui se voulait scientifique. Mais, pour autant, la Shoah n’a pas fait disparaître l’antisémitisme. C’est pourquoi J.‑L. Nancy affirme :
Aujourd’hui, le progrès paraît avoir perdu tout sens, et l’absolu, toute dignité. Non seulement l’antisémitisme ressurgit, comme intact et témoin des mêmes hantises, mais il a pris les allures supplémentaires développées par l’effet des fondamentalistes musulmans, d’une part, et de l’autre, par la position géo‑politique d’Israël et d’une certaine radicalisation judaïque qu’on peut dire étrangère au judaïsme. (p. 39)
4Or, « aujourd’hui, c’est mûr, on ne peut plus éviter de regarder. » (p. 42) Il y a en effet un impératif urgent à prendre conscience de cette réalité qu’est l’antisémitisme. Comme l’explique d’ailleurs D. Cohen‑Levinas, « l’antisémitisme est notre poison, il est aussi vénéneux que notre christianisme, notre démocratie et notre science ont pu être triomphants ». (p. 78)
Aux origines de l’antisémitisme : l’Occident chrétien
5Pour comprendre de près ce qu’est l’antisémitisme, « l’impensé de la civilisation européenne » (p. 12), J.‑L. Nancy décide de revenir, avec précision et lucidité, sur les origines de ce mal profond. L’affirmation est posée d’emblée : seule la civilisation occidentale aurait connu la « mise au ban constante, pendant des siècles, d’un peuple en même temps implanté dans la plus grande partie des territoires, des cultures, des langues et même des nations ou citoyennetés de l’aire de la civilisation donnée ». (p. 22) Cette mise au ban qu’évoque J.‑L Nancy s’opère de deux manières : la « mise au ban d’une identité dite “juive” » mais également une « accréditation générale d’une justification de cette mise au ban ». (p. 23) L’assertion est absolue, et sa radicalité permet au philosophe de discréditer d’éventuels propos opposés, de faire face au scepticisme. L’antisémitisme est donc « une pièce constitutive de l’Europe » (p. 24) qui s’accentue « dans l’époque où l’Europe s’est sentie perdre ses propres repères, tout en devenant une société de masse et d’opinion » (p. 23) puisque « l’opinion a massivement adopté la thèse d’une nuisance juive au sein de la société ». (p. 23‑4)
6Plus encore que l’Occident, c’est la naissance du christianisme qui est à l’origine de la haine des Juifs. Selon J.‑L. Nancy, le fondement même du christianisme s’oppose à la pensée juive. Alors que le christianisme entretient un rapport ambigu et duel avec le judaïsme, entre réunion et renouveau, « c’est sous ce double sceau que le christianisme vient placer l’appel juif à un Dieu d’alliance. » (p. 27) Cette contradiction est alors ancrée dans l’essence du christianisme et donne naissance à une première forme de haine : « Et c’est bien pourquoi les chrétiens n’ont pas cessé d’espérer la conversion des Juifs : ce fut longtemps la forme la moins virulente de l’antisémitisme. » (p. 28) Sans cet « autre » qu’est le Juif, le christianisme n’existerait pas. Et pourtant, ce dernier ne cesse de se maintenir à l’écart de cet « autre irréductible ». (p. 32) La haine du Juif ne peut donc qu’être attribuée, selon J.‑L. Nancy, à l’Occident chrétien. Cette hostilité est donc « chrétienne d’origine, quels qu’aient été dans l’Antiquité les rapports des Juifs avec d’autres peuples et / ou nations ». (p. 48) Il ajoute d’ailleurs que « l’antisémitisme s’accentue beaucoup avec les Croisades, puis avec Luther […]. Il y a, au cœur de tout cela, une détestation de soi ». (p. 86) L’antisémitisme est donc une affaire chrétienne qui « persiste, insiste, résiste à toutes les critiques et à tous les opprobres. Il a trouvé un nouvel aliment dans la politique de l’État d’Israël, mais ce n’est qu’un appoint à la même vieille haine ». (p. 96) J.‑L. Nancy se positionne ici en porte à faux face à Hannah Arendt selon qui l’antisémitisme moderne qui aboutit au génocide est totalement différent de cette haine d’origine religieuse provenant du christianisme : « [L]’antisémitisme n’est à l’évidence pas la même chose que la haine des Juifs d’origine religieuse, inspirée quant à elle par l’hostilité réciproque entre deux croyances antagonistes2. » En effet, Arendt récuse l’idée d’un prolongement de l’antisémitisme chrétien à l’antisémitisme moderne. Or, affirmer que l’antisémitisme moderne, à la fois dévastateur et meurtrier, et l’antisémitisme déguisé derrière des arguments antijuifs ou antisionistes, depuis la création de l’État d’Israël, ne sont que « l’appoint à la même vieille haine » occidentale d’origine chrétienne, revient à oublier les traces de cette haine durant l’Antiquité, à passer sous silence également les événements antisémites dans des pays orientaux, à fermer les yeux sur la gravité des propos tenus lors de manifestations antisionistes.
7Faut‑il donc distinguer ce qui s’apparente davantage à un antijudaïsme de l’antisémitisme moderne ? Jean‑Luc Nancy revient rapidement sur cette question.
Antijudaïsme & antisémitisme, quelles limites ?
8Distinguer la notion d’antijudaïsme à celle d’antisémitisme revient, selon J.‑L. Nancy, à affirmer pouvoir séparer la notion de peuple et de religion. Or, « le problème est qu’on ne sépare pas si facilement les deux, même lorsqu’il s’agit de Juifs entièrement sortis de la religion » (p. 50), nous dit‑il.
9J.‑L. Nancy évoque d’ailleurs l’ambigüité entre ces deux termes. Rappelons d’abord leur origine : le mot « antisémite » apparaît au cours des années 1870, c’est‑à‑dire en « pleine période d’émergence des pensées de détermination des “races” et de clôtures nationalo-ethno, etc. ». (p. 49) Il est employé pour la première fois par un journaliste allemand, Wilhelm Marr, pour désigner la haine des Juifs. Le substantif « antisémitisme » est donc apparu au moment où l’on a commencé à considérer que ce qui différencie les Juifs et les non‑Juifs relève de la race (donc d’une prétendue science objective) et non de la doctrine religieuse. Il convient d’ailleurs d’ajouter que si le terme « sémite » désigne, dans un premier temps, « celui qui appartient au groupe ethnique et linguistique dont Sem est considéré comme l’ancêtre3 », en réalité, « il y avait peu d’autres sémites en Europe ». (p. 49) Ce mot a donc été créé dans le but de désigner la haine des Juifs détachée de tout argument religieux. Mais, Jean‑Luc Nancy ne partage pas cette position et affirme que le terme sert à « baptiser […] ce qu’était depuis longtemps l’hostilité chrétienne envers les Juifs ». (p. 50) Le terme antijudaïsme, quant à lui, est bien plus récent.
10Selon le philosophe, les frontières entre les deux termes sont poreuses. S’il existe encore beaucoup de discussions de critiques, théoriciens et historiens sur l’usage du terme antijudaïsme et sur sa possible distinction de l’antisémitisme, pour J.‑L. Nancy « aucun argument scientifique ne peut changer quelque chose au fait massif d’une hostilité séculaire aux Juifs — tout d’abord en Europe puis autour de la Méditerranée, avant qu’elle essaime plus loin à la faveur des événements initiés par la création de l’État d’Israël ». (p. 48) De fait, le penseur se montre très critique envers le terme « antijudaïsme » qui lui semble « servir de paravent à “antisémitisme” » (p. 50) en ceci que son ambigüité pourrait minimiser la gravité de l’antisémitisme. Toutefois, J.‑L. Nancy ne prolonge pas la réflexion en avouant : « Je n’ai pas de compétence pour aller plus loin dans les analyses. » (p. 46)
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12Souvenons‑nous tout de même que malgré ses nombreux travaux sur l’antisémitisme, c’est avant tout en tant que philosophe qu Jean‑Luc Nancy aborde la question. Il évoque d’ailleurs brièvement le rapport que la philosophie entretient à la pensée juive. S’il affirme que « la philosophie n’a jamais considéré le fait juif d’un point de vue philosophique » (p. 30), il n’omet pas de mentionner quelques exceptions, telles que Levinas et Derrida mais aussi le profond antisémitisme d’Heidegger. Si quelques points peuvent être, nous l’avons vu, remis en question par leur radicalité et leurs limites, « l’important est d’arriver à bien déceler la source du poison et sa virulence ». (p. 77) Au cours de cet entretien, Jean‑Luc Nancy a su analyser le vice de la pensée antisémite selon laquelle, « au bout du compte, il n’y aucune place pour les Juifs ». (p. 103) Au fond, La Haine des Juifs sonde les origines et les fondements de l’antisémitisme ainsi que la compatibilité entre l’identité juive et la culture occidentale. Et « quelque chose a bougé, oui, mais le travail qui serait nécessaire pour surmonter l’antisémitisme ne relèvent pas des seuls chrétiens […]. » (p. 100‑101) Ces mots font d’ailleurs écho à ce que Sartre affirme lorsqu’il écrit : « [L]’antisémitisme n’est pas un problème juif : c’est notre problème4. »