Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Février 2023 (volume 24, numéro 2)
titre article
Cassandre Martigny

Avouer l’inavouable : l’expérience de la parole mythique

Confessing the Unmentionable : the Experience of the Mythical Word 
Lucie Thévenet, Phèdre à Hippolyte. Scènes d’aveux antiques et contemporaines, Paris : Les Belles Lettres, coll. « Vérité des mythes », 2022, 512 p. EAN 9782251452593.

1Après avoir en 2009 analysé les modalités dans lesquelles un personnage tragique énonce son identité sur la scène théâtrale dans Le Personnage : du mythe au théâtre, c’est à nouveau la parole ou plutôt l’impossibilité de celle-ci qui est au cœur de Phèdre à Hippolyte, « trois mots pour évoquer l’aveu amoureux qui, à lui seul, concentre l’épisode joué par ces figures mythologiques », selon la quatrième de couverture de l’ouvrage. Ce sont les vers 33-34 prononcés par Aphrodite dans le prologue de la tragédie Hippolyte d’Euripide qui ont inspiré à l’autrice le titre de cet ouvrage (p. 67) : l’ambiguïté de la préposition grecque epi (Ἱππολύτῳ δ᾽ ἔπι) ouvre la voie à de nombreuses significations possibles de la même manière que la préposition française va à l’encontre d’une interprétation et d’une représentation univoque de l’aveu, en suggérant les différentes façons de dire un amour impossible. La découverte d’un texte datant de l’Antiquité tardive, La Description d’une œuvre d’art visible dans la cité de Gaza de Procope de Gaza (Annexe 2, p. 461-473), analysé en parallèle des tragédies d’Euripide et de Sénèque, permet à L. Thévenet de souligner la multiplicité de ces traditions. À la fois héritière et jalon dans la réception du mythe de Phèdre, cette œuvre offre un contrepoint inattendu en montrant un aveu paradoxal qui jamais n’est énoncé ou entendu mais qui ne se fait qu’au détour d’une lettre.

2Cette nouvelle mise en perspective de la parole de Phèdre invite la chercheuse à analyser aussi les sources iconographiques, pour la plupart reproduites dans le cahier central, qui représentent l’épisode sous l’ère romaine. L. Thévenet élargit encore son corpus grâce à trois réécritures et adaptations du xxe siècle : Phèdre de Marina Tsvetaeva (1928), Phèdre de Yannis Ritsos (1978) et Gibiers du temps de Didier-Georges Gabily (1995), « trois pièces pour révéler et mettre en jeu trois éléments fondamentaux : l’aveu direct, l’aveu par lettres, et la pendaison qui s’ensuit » (p. 23). L’autrice ne propose pas une analyse diachronique, du fait de l’importante postérité du scénario antique et des choix qu’elle implique, et écarte sciemment la Phèdre de Racine, pourtant majeure dans la construction du mythe de Phèdre, à cause de sa trop grande proximité avec la Phèdre de Sénèque dont elle s’inspire. Les choix de l’autrice sont en effet guidés par la volonté d’analyser différentes versions autour de l’aveu et de les mettre en lien pour les relire sous un autre éclairage.

3Le plan de l’ouvrage suit la chronologie de l’aveu en précisant d’abord les circonstances qui lui servent de cadre : la présence en absence de Thésée, le mal d’amour dont souffre Phèdre (« L’amour »). Dans un second temps, la chercheuse s’interroge sur les modalités de l’aveu à Hippolyte, sur ses ramifications possibles et sur la réaction de rejet du personnage masculin (« L’aveu »). Enfin, l’ouvrage met en lumière les conséquences fatales de cette déclaration à travers l’analyse des morts de Phèdre, d’Hippolyte et de la nourrice. Ce compte rendu ne suivra pas ces trois temps forts afin de mieux montrer les apports de l’approche méthodologique adoptée par l’autrice dans l’ensemble de l’ouvrage. Celle-ci rend visible la construction « de différentes Phèdres et différents Hippolytes » (p. 18) qui dessinent leur figure à travers ce moment crucial qu’est l’aveu et met en exergue les dynamiques d’élaborations et de réélaborations de cet épisode mythique. On soulignera avec L. Thévenet la diversité des interprétations offertes par les pièces de théâtre et représentations iconographiques de la déclaration de Phèdre à Hippolyte dans l’Antiquité. Ces œuvres témoignent d’une dynamique de réécriture déjà pleinement opérante, manifeste dans les jeux de répétitions et de variations autour d’un même épisode. Elles mettent également en évidence une représentation paradoxale du désir féminin, une ambivalence qui constitue, selon la chercheuse, toute « l’expérience de la parole mythique » (p. 453), et que réélaborent les dramaturges du xxe siècle. En suivant l’approche « uchronique » de L. Thévenet, on montrera dans un dernier temps la façon dont les pièces antiques peuvent être relues à l’aune de leurs scénarios possibles, mis en scène dans les pièces de Tsvetaeva, Ritsos et Gabily, pour apporter de nouvelles significations au mythe.

Des aveux, des Phèdres : élaborations & réélaborations d’un mythe dans l’Antiquité

4Comme le rappelle L. Thévenet, il est tout aussi impossible de remonter à un « mythe unique » que de retrouver « une version première », « un personnage originel » (p. 18). Cette quête doit cependant rester un horizon abstrait et théorique, selon l’autrice, en ce que le personnage mythologique « existe malgré tout comme référence, comme une silhouette schématique qui s’esquisse à travers la superposition de ses identités multiples, une figure au sens géométrique du terme » (p. 17). C’est de cette superposition dont la chercheuse veut rendre compte à travers l’analyse des différentes versions du récit de Phèdre, qui coexistent dès l’Antiquité gréco-latine. Elle étudie les variations de cette matière, la logique de réécriture qui est déjà pleinement opérante durant cette période et qui, ajoute l’autrice, « est même intrinsèque à la notion de mythe » (p. 17). Dans les trois chapitres de l’ouvrage, elle retrace cette diversité des approches en revenant sans cesse aux textes antiques, notamment à l’Hippolyte couronné d’Euripide et à la Phèdre de Sénèque, qui constituent deux jalons majeurs dans l’élaboration du mythe de Phèdre. Ces deux tragédies présentent aussi deux modalités opposées de l’aveu : dans la première, jamais les personnages ne sont l’un en face de l’autre, dans la seconde, l’aveu se fait face à face. Pour nuancer cette apparente bipartition, L. Thévenet ajoute à son analyse des tragédies qui ne sont parvenues à la postérité qu’à l’état de fragments : l’Hippolyte voilé d’Euripide, vraisemblablement écrit avant l’Hippolyte couronné, et la Phèdre de Sophocle, dans lesquelles se font jour d’autres modalités de l’aveu.

5Les fragments de l’Hippolyte voilé laissent entendre une parole revendicatrice, une audace tirée d’Éros et inspirée de la poésie de Sappho. D’après la notice de présentation ancienne de l’Hippolyte couronné, il est évident que cette pièce a été composée dans un second temps « car le caractère inconvenant qui appelait la critique a été corrigé dans ce drame » (p. 162). Si l’on suit le parallèle que fait L. Thévenet entre la première version de l’Hippolyte d’Euripide et l’intrigue de Sthénébée du même auteur tragique, Phèdre aurait proposé à Hippolyte de faire alliance avec elle pour éliminer le roi encore présent, poussant ainsi le jeune prince à commettre un parricide (p. 172-173). À la différence du premier Hippolyte d’Euripide, qui invite à « découvrir la Clytemnestre dans Phèdre » (p. 174), la Phèdre de Sophocle insiste, elle, sur la moralité du personnage. Du fait de la dimension sans doute plus politique de la pièce, Phèdre apparaît avant tout comme une véritable reine soucieuse de la pérennité du royaume : « victime tragique idéale, la Phèdre de Sophocle chercherait à bien faire en proposant le mariage à Hippolyte et serait rattrapée par la fatalité, incarnée par un Thésée de retour » (p. 84). L. Thévenet rappelle les nombreux commentaires de cette pièce qui ont contribué à définir Phèdre comme un personnage honorable. La ressemblance entre Thésée et Hippolyte, qui remonterait peut-être à cette pièce, servirait moins à dénoncer le scandaleux désir de la figure féminine qu’à renforcer sa loyauté envers son mari défunt, qui justifierait alors son amour pour Hippolyte. À travers ces différentes interprétations, c’est la question de la culpabilité de Phèdre que soulève L. Thévenet. L’ekphrasis de Procope de Gaza, qui innove par rapport à ses prédécesseurs, ajoute un élément de plus à ce procès : Phèdre avouerait son amour pour Hippolyte à la nourrice alors que Thésée dormirait à côté voire feindrait le sommeil pour démasquer sa femme (p. 99-105). En parcourant l’ensemble des versions transmises depuis l’Antiquité, la chercheuse montre la façon dont la présence ou le type d’absence du mari influe sur le degré de culpabilité de Phèdre :

Thésée mort, elle est en partie du moins dédouanée de sa faute ; Thésée absent, elle a des raisons de lui en vouloir et de lui préférer un autre homme – même si le choix de son beau fils reste évidemment discutable ; Thésée, présent, elle est coupable, sans discussion possible. (p. 105)

6À la suite d’Ettore Paratore et d’Ugo Moricca, l’autrice de Phèdre à Hippolyte cherche aussi à reconstituer la scène de l’aveu telle qu’elle devait être mise en scène dans le premier Hippolyte d’Euripide. La logique de volte-face du second Hippolyte implique-t-elle nécessairement l’existence d’une scène où l’aveu se trouve énoncé par Phèdre lors d’une confrontation en face à face1 ? Si c’est le cas, cet aveu est-il représenté sur scène « en direct » ? Rien n’est moins sûr, comme le révèle la comparaison que fait L. Thévenet entre cette intrigue et celles d’autres pièces attiques où l’aveu direct n’est pas montré. Selon les hypothèses de la chercheuse, l’aveu peut très bien être perçu de l’extérieur de la skénè par un personnage témoin ou par le chœur, ou bien relaté dans un récit inscrit dans le temps scénique ou avant le début de la pièce, comme c’est le cas dans la tragédie Sthénébée d’Euripide. L. Thévenet fait l’hypothèse d’un entre-deux : il est possible que l’auteur Tragique ait fait sortir le personnage de l’intérieur du palais, avec la même intensité que lors de la confrontation entre Hippolyte et la nourrice dans la pièce conservée. Quoiqu’il en soit, la mise en évidence par la chercheuse de cette difficulté à représenter l’aveu direct dans le théâtre grec révèle sans doute l’interdit qui pèse sur celui-ci et a fortiori sur celui de Phèdre.

7Le deuxième Hippolyte d’Euripide est également la seule pièce conservée dans laquelle Phèdre utilise une lettre pour calomnier Hippolyte. L’analyse de l’iconographie romaine et de l’ekphrasis de Procope de Gaza ouvre la voie à de nouvelles conjectures en faisant de la lettre le moyen pour Phèdre de déclarer son amour, au point de rendre indispensable cet « objet [qui] vaut comme signe à part entière et équivaut à une représentation possible de l’aveu » (p. 209). Dans sa recherche de la source perdue, L. Thévenet suit la piste des Héroïdes d’Ovide, d’une source alexandrine, de l’Hippolyte de Lycophron (p. 206), sans trouver un texte théâtral qui vienne faire écho à ces images. Cette absence suscite forcément l’interrogation et l’imagination, génère des scénarios divers que l’on retrouve dans les réécritures modernes des pièces antiques.

8Enfin, L. Thévenet, en exposant l’ensemble des représentations du mal d’amour de Phèdre à l’époque romaine sur différents supports, souligne également la façon dont l’approche iconographique renouvelle les significations du mythe de Phèdre. Ces œuvres, en se focalisant sur certaines scènes clés, modulent la trame de l’histoire et en retracent une autre version que celle transmise par le théâtre. Il s’agit souvent de montrer d’un côté Phèdre méditative et/ou souffrante entourée de ses servantes, et de l’autre Hippolyte à la chasse (p. 108). Outre la séquence mythique facilement reconnaissable dans cette illustration, le support sur lequel elle est inscrite donne lieu à une autre interprétation :

En effet, isolés sur la surface du sarcophage, les personnages mythologiques se trouvent alors décontextualisés de la narration première pour venir incarner en contexte funéraire les patrons commanditaires, et jouer ainsi la situation même du deuil, en projection de la situation réelle. (p. 109)

9Dans le contexte funéraire, Phèdre est moins la femme trompeuse et séductrice, à l’origine de la mort d’Hippolyte, que la représentante d’une maternité figée dans son deuil. « Le scénario mythique perd de sa substance » (p. 110) pour être adapté à des circonstances spécifiques. L. Thévenet ajoute que « la dimension funéraire rejoint ainsi le destin funeste des deux personnages, et l’annonce d’une certaine manière, dans un système de projections diffractées où s’entremêlent mythe et réalité » (p. 111). La réalité réinvestit le mythe, en isolant un élément, une caractéristique, qui donne une identité au personnage parfois contradictoire avec la figure mythologique. De l’amoureuse à l’endeuillée, Phèdre est devenue un type, un « paradigme de la douleur » (p. 107) dont la signification a été largement renouvelée.

« Dire & ne pas dire » : la représentation paradoxale du désir féminin

10« Dire ou ne pas dire » (Barthes, 1963, p. 115), là est tout l’enjeu de la Phèdre de Racine selon Roland Barthes. À travers la comparaison des différentes traditions mythiques, L. Thévenet montre qu’il s’agit en réalité d’une fausse alternative à laquelle il vaudrait mieux substituer la formule : « dire et ne pas dire » (p. 25). Ce paradoxe est notamment mis en évidence par la figuration iconographique de l’aveu et sa représentation sous la forme d’une lettre devenue au fil des siècles une constante selon la chercheuse. L’analyse de ces deux modalités permet de nuancer une distinction théorique entre l’aveu direct et l’aveu indirect.

11Cette distinction est d’autant plus floue que, depuis la tragédie d’Euripide, les maux du corps sont aussi des mots qui trahissent l’amour caché de Phèdre (p. 126). La passion transparaît dans la transformation du personnage en Amazone chasseresse, dans un rêve de fusion avec Hippolyte (p. 134). Cette métamorphose, explicite chez Sénèque, permet au personnage de devenir chez Gabily la « matrice des Amazones » en n’enfantant que des filles issues de son union avec les avatars d’Hippolyte. Dans la fresque décrite par Procope, la représentation du corps de Phèdre devient un ensemble de signes que décrypte l’orateur-spectateur, en s’adressant d’abord fictivement au personnage avant de parler de celui-ci, selon une reconfiguration prépositionnelle qui sert de fil directeur à l’ensemble de l’ouvrage Phèdre à Hippolyte (p. 111-120). Dans cette ekphrasis, la Phèdre peinte va tenter d’approcher le véritable Hippolyte et non plus son seul portrait en lui faisant porter une lettre, tout en silence (p. 117). Ainsi les effets dévastateurs produits par l’amour inavouable sur le corps rendent nécessaire l’expression verbale de celui-ci : dans la description procopéenne, « les désirs sont alors littéralement ex-primés, libérés-au dehors », selon l’autrice (p. 146). Des textes antiques à leurs réécritures modernes, Phèdre avoue d’abord son amour pour le fils de l’Amazone à la nourrice, mais là encore L. Thévenet montre « la combinaison de possibilités de narration qui joue avec les acquis et attendus de l’épisode mythique » (p. 160). Tsvetaeva, dans un dialogue constant avec les textes antiques, entremêle dans sa pièce toutes les formes possibles de l’aveu, d’abord énoncé de façon contournée à la nourrice, puis exprimé indirectement au détour d’une lettre portée par la nourrice à son destinataire, avant une déclaration directe de Phèdre et Hippolyte (p. 184). La chercheuse insiste alors sur l’importance de l’écriture comme acte déclencheur dans cette réécriture, puisque le seul fait de rédiger son aveu permet au personnage de surmonter sa honte pour aller voir l’objet de son amour (p. 221).

12La difficulté à dire se manifeste chez Tsvetaeva dans la difficulté concrète de Phèdre à articuler des mots, une incapacité qui soulève, selon L. Thévenet, une problématique plus vaste liée à l’expression du féminin. La soif d’absolu du personnage aboutit à son suicide, une mort qui est évoquée en filigrane dans l’aveu direct de la Phèdre de Ritsos. Dans un sous-chapitre, intitulé « Elle parle » (Milaei), la chercheuse explique que l’effacement du rôle de la nourrice renforce en retour la démarche de Phèdre dans la réécriture de l’auteur grec, selon un procédé d’inversement du modèle euripidéen (p. 185-187). Dans le second Hippolyte, Phèdre se tait alors qu’Hippolyte se lance au moment de l’aveu fait par la nourrice dans une longue diatribe contre les femmes. Dans la pièce de Ritsos, c’est Hippolyte qui désormais reste silencieux en écoutant la parole « libre et libérée » de Phèdre qui lui avoue toute la force de son désir. Cette scène fait l’objet même de toute la pièce grecque moderne comme pour rendre compte de l’importance de celle-ci dans la construction d’un personnage tragique, perçu depuis la Phèdre de Sénèque voire depuis le premier Hippolyte d’Euripide comme une figure en proie à un éros dévastateur, outrepassant les lois morales, au point d’être accusée d’adultère et d’inceste (p. 161 et sq.). Toutefois, L. Thévenet met une nouvelle fois en évidence l’aspect paradoxal d’un aveu qui ne nomme jamais l’objet de celui-ci, comme si Hippolyte n’était pas réellement présent et que seul comptait pour Phèdre l’affirmation de son désir. Des œuvres antiques à leurs réécritures modernes, la tension contenue dans l’expression « dire et ne pas dire » révèle la portée scandaleuse d’un désir exprimé par une voix de femme, une audace qui condamne à mort Phèdre qui a osé dire et doit à présent se taire à tout jamais :

L’aveu de Phèdre à Hippolyte, c’est bien l’expression d’un désir qui n’a pas lieu d’être, d’un amour déplacé, ce qui lui confère toute sa force et sa beauté puisqu’il ne vaut que par et pour lui-même. Mais il ne peut être entendu […] (p. 452)

13Selon l’autrice, la corde apparaît alors comme l’instrument le plus adéquat pour réduire au silence le personnage féminin. Cette voix étouffée c’est aussi, symboliquement et physiologiquement, celle de l’utérus, selon une relecture physiologique et hippocratique de la mort de Phèdre (p. 368 et sq., p. 452-453). Le vide iconographique autour du suicide de Phèdre suggère également l’irreprésentabilité de cette indicible parole féminine.

« Sous le (si)gne de l’uchronie » : réinterpréter les œuvres antiques à l’aune de leurs scénarios possibles

14L’analyse de la diversité des représentations antiques de l’aveu de Phèdre à Hippolyte permet aussi à L. Thévenet de mesurer la part de composition et de recomposition visible dans les réécritures et adaptations modernes. À l’étude chronologique, qui reviendrait à dresser une histoire des reprises de ces « scenarios d’action » (Calame, 2015, p. 503), la chercheuse préfère une méthodologie relevant de l’uchronie, grâce à laquelle elle met en lumière les possibilités de trames alternatives offertes par une œuvre donnée (Escola, 2012). Selon l’autrice, cette démarche montre également la façon dont « les œuvres contemporaines peuvent éclairer d’un nouveau jour les œuvres antiques en mettant le plein feu sur certains de leurs aspects pour les rendre plus perceptibles, dans un jeu d’enrichissement réciproque » (p. 24). En relisant les textes antiques à partir de la formule « et si », elle révèle les autres textes latents, dont certains sont mis en scène dans les réécritures de Gabily, Tsvetaeva et Ritsos. Elle souligne alors rétrospectivement l’apport de ces réinterprétations pour l’étude de la matière antique.

15La représentation du temps qui précède l’aveu et qui lui sert de cadre fournit déjà des fils narratifs susceptibles d’être modifiés pour tisser une nouvelle trame. Que ce soit dans l’Hippolyte conservé d’Euripide ou dans la Phèdre de Sénèque, les œuvres antiques placent toujours la première rencontre entre Phèdre et Hippolyte dans un temps antérieur à la représentation de la tragédie pour laisser le temps aux sentiments du personnage féminin de se développer. Tsvetaeva modifie cette donnée en situant ce moment dans le temps scénique et en montrant le face à face originel dans lequel s’enracine la suite de la pièce. Le premier tableau intitulé « La Halte » se présente, selon L. Thévenet, comme le long développement du prologue imaginé par Euripide et repris par Sénèque, avant « l’apparition de Phèdre », déjà bouleversée et en perte de repères. La dramaturge donne ainsi une nouvelle unité à sa pièce, « celle de la passion » (p. 69). Dans Gibiers du temps, Gabily montre quant à lui ce qui se serait passé si Thésée n’était pas revenu, en allongeant considérablement la durée du séjour du roi aux Enfers. Dans cette version, c’est alors Phèdre qui endosse son rôle en faisant tuer Hippolyte. À la fois « dénonciatrice, juge et bourreau » (p. 95), le personnage féminin est étoffé et s’enrichit de cette absence.

16Le motif de la lettre présent chez Euripide et Procope de Gaza subit lui aussi des variations qui témoignent d’une appréhension fine des sources antiques. Dans sa pièce, Tsvetaeva envisage qu’Hippolyte n’ait même pas ouvert la lettre d’aveu de Phèdre, la dramaturge ayant peut-être en tête la violente réaction de celui-ci dans l’ekphrasis de Procope de Gaza. Bien plus, l’autrice laisse la lettre d’aveu fermé sur son contenu. L’objet révèle alors moins le caractère de Phèdre que celui d’Hippolyte, dont l’attitude de rejet prépare celle qu’il fera subir à Phèdre au moment de l’aveu direct (p. 219-220). La réécriture de Tsvetaeva présente en outre une inversion du modèle euripidéen en faisant de la lettre un substitut de l’aveu direct, un moyen pour le personnage de donner un écho à sa voix féminine. La lettre n’est plus un objet de calomnie comme dans l’Hippolyte grec : en dévoilant l’amour de Phèdre, elle devient la preuve même de l’innocence d’Hippolyte. L’importante réinterprétation autour des fonctions de la lettre fait dire à L. Thévenet que ce motif à lui seul apparaît comme « emblématique de la plasticité et des variations propres à la matière mythologique, révélateur des réinterprétations et reconfigurations auxquelles elle est soumise » (p. 233).

17Ce mouvement d’aller-retour, de va-et-vient entre Antiquité et modernité, qu’illustre d’ailleurs le retour de Thésée dans l’époque contemporaine dans la pièce de Gabily, est également patent dans les différents scénarios de la mort des personnages, qui montrent les réagencements des sources les unes par rapport aux autres. Tel Penthée, Hippolyte est démembré chez Sénèque ; tel Actéon, il est dévoré par les chiens de son père chez Gabily, trouvant ainsi la mort dans des circonstances similaires à celles dans lesquelles Euripide lui-même est décédé, selon certains récits de Vies : « une fois encore, écrit L. Thévenet, le texte contemporain rejoint une logique antique sans qu’il y ait de filiation directe probable » (p. 312) et crée même une correspondance fictive entre poète et héros tragiques. Quant à la mort de Phèdre par pendaison, elle doit, selon la chercheuse, être lue « en surimpression à des rites de balancement, liés au culte primordial de l’arbre et de la nature, avec une valeur de fertilité » (p. 404), des rites que revivifie Tsvetaeva dans sa réécriture : le cadavre du personnage est décrit par la nourrice comme le fruit de l’arbre, le myrte, auquel elle s’est pendue. Dans Gibiers du temps, Gabily invente un nouveau type de rituel autour de la pendaison en l’intégrant directement au mythe (p. 406) : chaque année et depuis des siècles, Phèdre tente de se suicider à cause de la perte d’Hippolyte dont elle a ordonné la mort, et chaque année la corde est entaillée par son entourage. Elle couche ensuite avec un avatar du jeune homme et donne chaque année naissance à une nouvelle fille. D’après L. Thévenet, cette succession répétée est à lire comme l’instauration d’un rituel perverti. Selon une perspective hippocratique explorée par la chercheuse, la pendaison est organiquement liée à la sexualité et à un bouleversement intime du désir. Chez Gabily, Phèdre ne se pend jamais et soigne chaque fois son désordre utérin et son désir grâce à un faux Hippolyte, sans être jamais véritablement guérie. La pièce donne une nouvelle représentation au désordre de la passion amoureuse en retrouvant la dimension ritualiste contenue, selon l’autrice, dans la mort par pendaison du personnage et dans le mythe de Phèdre.

18Enfin, chez Ristos la mort permet au personnage féminin de reprendre en main son destin, après sa déclaration d’amour à Hippolyte. « Moi aussi, je m’approprie avec empressement ma mort » (v. 468) déclare Phèdre, comme si elle se réappropriait son propre mythe. « Dire l’amour en face, faire exister l’impossible dialogue entre Phèdre et Hippolyte, était, d’après L. Thévenet, une autre manière de s’imposer, comme personnage pour Phèdre, et comme auteur pour Ritsos » (p. 190). Il est aussi une autre manière de recomposer la « trame » du mythe, selon l’image privilégiée par la chercheuse pour désigner « cette logique à la fois faite de linéarité et d’inversions de superpositions successives, qui figure finalement le mieux la complexité et l’élaboration du tissage de la matière mythologique, en écho à celui de la toile de l’araignée » (p. 442). Le mot, pris dans sa réalité matérielle, celle qui évoque le mouvement spécifique au fil de la trame que l’on entrecroise dans un sens puis dans un autre, rend compte de la complexification de l’identité de Phèdre et de ses actions, à travers les nombreuses réécritures qui continuent de façonner le personnage dans un mouvement de va-et-vient avec les textes antiques. Cette dynamique de renouveau et de reconfiguration de la matière mythique est enfin visible dans le traitement de la mort de la nourrice qui depuis le deuxième Hippolyte d’Euripide jusqu’aux représentations iconographiques romaines joue un rôle central dans l’aveu (p. 415-440). Contrairement au couple tragique, la représentation de ce personnage n’est pas encore figée par la postérité. La nourrice peut alors incarner le retour du tragique après la mort de Phèdre et reprendre son rôle. Elle se fait ainsi l’écho de la voix de la pendue, d’une parole destinée à se développer à travers les siècles pour que le mythe continue de se transmettre et de se réélaborer.

Conclusion

19L’ekphrasis de Procope de Gaza a servi à L. Thévenet de pierre de touche pour revisiter l’histoire de la transmission de cet épisode mythique qu’est l’aveu de Phèdre à Hippolyte. Tout en dialoguant avec les tragédies d’Euripide et de Sénèque dans lesquels il s’est d’abord élaboré, cette œuvre reprend également les représentations figurées de la déclaration par l’intermédiaire de la lettre, dont la chercheuse a également montré l’importance au fil des siècles et des chapitres de son ouvrage. L’analyse des différentes fonctions de cet objet remet également en cause l’apparente dualité qui opposerait aveu direct et indirect, mais aussi le fait de dire et/ou de ne pas dire, pour mieux souligner la forte ambivalence de la parole féminine. Cette parole mortifère aux conséquences fatales est aussi une parole libératrice sur laquelle se concentrent les réécritures modernes de Tsvetaeva, de Ritsos et de Gabily en faisant entendre le désir de Phèdre, plus que son objet. Cette parole amoureuse revendiquée qu’incarne le personnage est certainement ce qui lui confère aussi son caractère scandaleux depuis l’Antiquité. Les scénarios possibles qui émergent de l’analyse des sources antiques nourrissent les œuvres contemporaines et suggèrent de nouvelles interprétations pour l’auteur-dramaturge ou l’artiste qui se demanderait comment composer l’aveu et auxquels s’adresse également cet ouvrage conçu comme une « boite à outils » (p. 24). En se situant non plus seulement en amont mais aussi en aval des œuvres et en adoptant une approche « uchroniste », L. Thévenet rend compte des échanges incessants entre les réécritures et leurs sources, d’un enrichissement réciproque qui permet de raconter encore et encore l’aveu de Phèdre à Hippolyte, de réinvestir le matériau mythique pour lui donner d’autres significations. Après la mort de Phèdre, la parole mythique est ainsi loin d’être tue ou oubliée, comme le soulignent les mots de la Pythie par lesquels se terminent Gibiers du temps et Phèdre à Hippolyte (p. 453) :

Car je dis les noms de tous ceux qui fondèrent et de tous ceux qui disparurent. Je dis les noms
Car c’est mon lent travail de dire les noms
Et en premier lieu celui de Thésée, qui fut, en second celui de Phèdre,
Qui fut, et les noms de tous ceux de la descendance, qui furent, je les
Connais, je les dirai, je les répéterai.