La Grèce moderne dans les discours médiatiques européens de la deuxième moitié du xixe siècle
1Que ce soit dans le domaine de l’histoire culturelle ou de la recherche littéraire, les travaux sur la représentation que les Européens avaient de la Grèce moderne au xixe siècle sont nombreux. Parmi les plus connus, on peut évoquer, au sein de la recherche francophone, Le Mirage grec : la Grèce moderne devant l’opinion française (1846-1946) de Sophie Basch ou encore La Médaille et la rouille : l'image de la Grèce moderne dans la presse littéraire parisienne (1794-1815) de Georges Tolias. L’ouvrage collectif Languages, Identites and Cultural Transfers : Modern Greeks in the European Press (1850-1900) s’inscrit dans une perspective semblable tout en se démarquant tant par le choix de la période complexe qu’il se propose d’étudier que par une approche constructiviste latente des identités nationales dans la lignée des travaux de Benedict Anderson ou d’Anne-Marie Thiesse1.
2L’introduction du volume propose une synthèse de l’histoire du nouvel État grec issu de la guerre d’indépendance et contextualise finement la période qui constitue sa principale préoccupation. Il ne s’agit pas de s’intéresser à la première moitié du xixe siècle où existe, dans une certaine mesure, un consensus européen forgé dans le sillage du Romantisme et voyant dans la Grèce un pays injustement opprimé, berceau de la civilisation occidentale : la publication de La Grèce contemporaine (1854) d’Edmond About marquerait le reflux général de ce philhellénisme qui a accompagné la naissance de l’État grec. Dans la deuxième moitié du siècle, la Grèce serait désormais moins perçue comme l’héritière directe d’une glorieuse civilisation antique et davantage comme un royaume arriéré, voire méprisable, devenu paradoxalement un facteur d’instabilité en Orient.
3Toutefois — et c’est l’une des qualités majeures de cet ouvrage —, l’objectif n’est pas de systématiser ce constat en présentant cette période comme le règne incontesté du « mishellénisme » (p. 13), car « les Européens de la deuxième moitié du xixe siècle ne partagent aucune vision commune de la Grèce » (p. 27), comme le soulignent Georgia Gotsi et Despina Provata qui assurent la direction de l’ouvrage. S’intéressant à la presse dans toute sa diversité et aux médiateurs œuvrant dans cinq aires cultuelles différentes (France, Grande-Bretagne, Allemagne, Hollande, Italie), les neuf études qui composent ce volume illustrent parfaitement la polyphonie des discours sociaux européens et mettent en évidence le caractère à la fois médiatique et transnational de la fabrique de l’identité néohellénique.
Médiateurs culturels au service d’un nouvel imaginaire
4Deux articles de ce volume s’inscrivent dans une démarche prosopographique. Il s’agit de s’intéresser à l’œuvre de différents médiateurs qui tentent d’asseoir un nouvel imaginaire de la Grèce à l’étranger, délesté de d’un certain nombre de stéréotypes passés.
5Stessi Athini traite d’une figure incontournable des transferts culturels franco-grecs : l’écrivain-journaliste Marinos Papadopoulos Vretos. Après avoir retracé la biographie de cet intellectuel grec ayant vécu une bonne partie de son existence en France, la chercheuse s’intéresse plus spécifiquement à son œuvre de médiateur au service de la cause de sa patrie. Que ce soit en mobilisant les cercles philhellènes ou en traquant les contempteurs de la Grèce dans la capitale française, en écrivant dans la presse française ou encore dans les périodiques qu’il fonde lui-même à l’étranger, Vretos essaie de combattre par tous les moyens les discours mishelléniques qui ont eu tendance à occuper l’espace médiatique. Il soutient ainsi inlassablement que la Grèce n’est pas un royaume en déréliction, plombé par une mauvaise gestion chronique mais un État se modernisant et s’industrialisant rapidement, doté d’une culture tout aussi vivante et intéressante que celle de l’Antiquité dont il serait le descendant direct.
6Despina Provata s’intéresse, à son tour, à une autre figure emblématique non plus grecque mais française : Juliette Adam, véritable « ambassadrice officieuse de la Grèce » (p. 128) a activement travaillé à la construction d’un nouvel imaginaire du pays qui se voulait indépendant non seulement du cadre oriental dans lequel on avait tendance à le situer mais également de sa glorieuse histoire antique qui faisait souvent écran à la compréhension des enjeux socio-culturels contemporains. En dépouillant La Nouvelle Revue fondée par Adam en 1879, la chercheuse montre l’œuvre de médiation multiforme de cette salonnière notoire de la IIIe République qui a su mettre à contribution de nombreux intellectuels faisant partie de ses réseaux. Grâce à leurs apports, elle a pu transformer sa revue en un « rempart contre les détracteurs de la Grèce » (p. 129) tout en s’assurant d’un discours médiatique cohérent tant au niveau politique, historique que littéraire.
Presses, universités, sociétés savantes et la question des études néohelléniques
7Trois autres articles de ce volume, dans une approche davantage historique, se penchent sur la question de l’autonomisation progressive des études néohelléniques par rapport aux études classiques. Il s’agit notamment de mettre en lumière la contribution, dans ce processus, des différentes sociétés savantes et de leurs organes de presse.
8Alexandros Katsigiannis s’intéresse à deux sociétés savantes qui voient le jour pendant une période de renouveau du philhellénisme, suite à la « grande révolte » crétoise : l’Association pour l’encouragement des études grecques en France créée en 1867 et la Society for the promotion of Hellenic Studies fondée une décennie plus tard en Grande-Bretagne sur le modèle de la première. Le dépouillement des organes de presse de ces deux sociétés savantes, respectivement L’Annuaire de l’association pour l’encouragement des études grecques en France et The Journal of Hellenic Studies, permet d’avoir une idée précise de leur contribution. Grâce à un vaste réseau d’intellectuels français comme grecs, de philhellènes et de mécènes prêts à soutenir sa cause, l’Association pour l’encouragement des études grecques en France a réussi à imposer l’étude de la culture et de la langue néohelléniques comme un champ disciplinaire autonome. Bien que fondée sur le modèle français, la Society for the promotion of Hellenic Studies n’aurait, en revanche, pas connu le même succès, son action se réduisant à des enjeux archéologiques et à l’étude de la culture antique.
9Lambros Varelas explore l’histoire de la revue hollandaise Ελλάς (1887-1897) fondée par le philologue Hendrick Clemens Müller et conçue comme instrument de la Société philhellénique d’Amsterdam. S’inspirant des travaux plus anciens du philologue français Gustave d’Eichtal, la Société et sa revue promeuvent la katherevousa comme langue universelle, militent pour l’enseignement du grec moderne et pour le remplacement de la prononciation érasmienne du grec ancien par sa prononciation grecque moderne. Bien qu’elle ait pu jouir d’une certaine notoriété et qu’elle ait réussi à fédérer un vaste réseau international de néohellénistes, la revue n’a finalement atteint que des tirages assez faibles, car ses causes n’étaient pas vraiment partagées par la majorité des contemporains : d’une part, le milieu enseignant en Hollande était fortement opposé à l’abandon de la prononciation érasmienne et, d’autre part, la prise de position de Müller en faveur de la katharevousa, au moment même où la Grèce se déchirait autour de la « question de la langue », lui aliéna un certain nombre de soutiens.
10Marilisa Mitsou déplace le terrain d’enquête en Allemagne en étudiant la difficile émergence des études néohelléniques au sein de l’université allemande gagnée, jusque dans les années 1870, par le culte néohumaniste de l’Antiquité et le désintérêt le plus total pour toute manifestation moderne de la culture grecque. Elle s’intéresse plus particulièrement à la figure du byzantiniste Karl Krumbacher qui a joué un rôle central dans l’autonomisation progressive des études byzantines et néohelléniques en Allemagne et qui occupe, à partir de 1898, la première chaire de philologie byzantine à l’Université de Munich. Son principal moyen de promotion des études néohelléniques a été la revue Byzantinische Zeitschrift (1892-1900) qui se donnait l’objectif ambitieux d’étudier « l’ensemble de la vie intellectuelle grecque depuis la fin de l’antiquité jusqu’au seuil de l’époque contemporaine » (p. 227) : en réussissant à fédérer un grand nombre d’intellectuels et néohellénistes du monde entier, elle aurait contribué à la création d’un « courant inédit de “philhellénisme scientifique” » (p. 232).
Représenter la Grèce moderne dans la presse étrangère
11Pour finir, quatre articles de ce volume traitent de la représentation de la Grèce moderne dans des périodiques étrangers qui ne sont pas spécifiquement voués à la défense ou à la promotion de la culture néohellénique et dans lesquels sa présence est incidente.
12Le dépouillement par Ourania Polycandrioti de la Revue des deux mondes est d’autant plus intéressant que, comme le souligne la chercheuse, on n’y trouve aucun collaborateur grec : tous les articles portant sur la Grèce sont rédigés par des Français, une majorité d’entre eux œuvrant au sein de l’École Française d’Athènes. Cela n’a rien d’anodin puisque le prisme de l’Antiquité déforme sans cesse la perception que les auteurs véhiculent de la Grèce moderne. Les collaborateurs de la Revue des deux mondes se mettent ainsi en quête, de façon plus ou moins arbitraire, des vestiges de l’Antiquité dans la culture néohellénique : que ce soit dans le domaine linguistique ou des arts en général, plus le présent se révèle proche du glorieux passé, plus il est digne d’intérêt.
13Georgia Gotsi procède au dépouillement d’une revue savante britannique, The Academy, fondée par le philosophe Charles Edward Appleton en 1869. Dans un contexte général de dédain et d’hostilité envers la Grèce moderne, considérée comme l’« enfant gâté de l’Europe » (p. 137), The Academy occuperait une place à part. En se focalisant sur les contributions de quatre spécialistes de la Grèce moderne qui écrivent dans ses colonnes, cette étude montre de quelle façon ces intellectuels ont contribué au renouvellement de la représentation de la Grèce moderne en brisant notamment l’imaginaire byronien, bien partagé par les courants philhelléniques aussi bien britannique qu’américain : celui d’une Grèce opprimée en lutte pour sa régénération et la restauration de ses gloires passées. Les différents contributeurs de The Academy, malgré leurs divergences, auraient su imposer une vision bien plus nuancée d’une Grèce résolument moderne qui, tout en ayant réussi à préserver intacts les traces de la culture antique, aurait également fait « ses propres pas dans l’échelle européenne du progrès culturel » (p. 159).
14Francesco Scalora s’intéresse au philhellénisme italien dont la constance et la pérennité s’expliquent par des enjeux à la fois politiques et idéologiques. Non seulement l’esprit du Risorgimento entrait résonance avec les revendications grecques d’unité nationale mais l’exploration de la culture néohellénique dans ses rapports avec l’Antiquité grecque avait également pu jouer le rôle d’un prisme permettant de mieux saisir les liens entre l’Italie moderne et la Rome antique. Le chercheur s’est plus particulièrement intéressé à la revue prestigieuse Nuova Antologia fondée en 1866 et conçue comme un instrument d’éducation des élites. Malgré un intérêt qui ne fut guère systématique pour la Grèce moderne, le dépouillement de ce périodique fait émerger plusieurs figures centrales de médiateurs ayant joué un rôle déterminant dans le développement des études néohelléniques en Italie comme celle d’Angelo de Gubernatis qui y tenait une colonne sur les littératures étrangères de 1876 à 1887.
15L’article d’Alceste Sofou s’écarte quelque peu des approches qui dominent dans le reste de l’ouvrage. Il ne s’agit ni dans une démarche prosopographique de faire le portrait d’un médiateur entre la Grèce et l’Europe, ni d’étudier les contenus d’un titre de presse dans une perspective d’histoire culturelle. La chercheuse choisit de se focaliser sur un événement historique précis (la révolte Crétoise entre 1895 et 1897 contre l’Empire ottoman) et de montrer la façon dont il a été représenté dans la presse française. Bien que la question centrale soit de savoir si cette représentation relève de la crétophilie ou du philhellénisme, le travail de dépouillement met également en évidence des éléments très intéressants concernant la fabrique des discours médiatiques français sur la Grèce. Il montre notamment leur grande diversité, leurs évolutions et, surtout, les différentes contraintes qui les informent et qui ont pu être aussi bien politiques qu’éthiques ou culturelles.
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16En somme, Languages, identities and cultural transfers est une lecture stimulante non seulement pour le néohelléniste mais aussi pour l’historien et le spécialiste de la presse. Publié l’année où la Grèce fête le bicentenaire de la guerre d’indépendance, sa lecture nous rappelle une vérité fondamentale souvent reléguée à l’arrière-plan : la création des identités nationales au xixe siècle est, en très grande partie, une affaire de discours médiatiques multiples qui luttent pour l’hégémonie dans une dynamique irréductiblement transnationale.
17Ce principe général que cette publication établit parfaitement au niveau macrohistorique, mériterait par ailleurs, en guise de prolongement, d’être mis à l’épreuve au niveau microhistorique dans une démarche qui accorderait davantage de place à la poétique des discours journalistiques. Il s’agirait, en d’autres termes, de poser la même question concernant les représentations de la Grèce moderne dans les discours médiatiques mais cette fois-ci en procédant à un dépouillement plus ciblé qui pourrait concerner un seul événement de l’histoire du xixe siècle grec ayant rencontré un écho international : non seulement cette démarche faciliterait les rapprochements entre les textes mais elle se prêterait également davantage à une « lecture de près » des différents articles du corpus tout en permettant d’inclure la presse grecque dans le champ de comparaison.