La plume incandescente de Froissart : l’écriture de l’histoire dans les Chroniques, ou la multiple expérience de l’écoute, de la lecture et de la vie
1Dans sa thèse de doctorat, soutenue en 2017 et parue en 2021, Vĕra Soukupová remet en lumière deux questions qui suscitent un grand nombre de travaux, à la fois chez les spécialistes d’histoire et de littérature, à la fois chez les médiévistes et les modernistes : l’expression — voire l’expressivité — de la réalité historique et ses conditions de réalisation à travers l’écriture, le tout en passant au peigne fin les Chroniques de l’auteur hennuyer et valenciennois du xive siècle. Soutenue par une étude très approfondie d’un grand nombre de témoins manuscrits des Chroniques, ainsi que de textes antérieurs et postérieurs, elle tente de donner un aperçu de la façon dont Jean Froissart, au milieu de la forêt d’événements qu’il a passé une grande partie de sa vie à collecter — par des récits recueillis directement ou par la lecture assidue des Chroniques du chanoine liégeois, Jean le Bel, son prédécesseur en la matière — ou auxquels il a lui-même assisté, perçoit cette réalité historique et la manière dont il la transmet. Forte d’un certain nombre d’investigations déjà menées depuis les années1980 par l’historiographie moderne qui a revalorisé à la fois l’historicité des chroniques froissartiennes, tout en n’omettant pas d’en exploiter la part de construction artistique, l’historienne veut poursuivre l’exploration dans cette direction, « susceptible de dévoiler la sédimentation d’un agrégat d’idées et d’images, qui prennent forme en fonction de déterminismes multiples — les horizons de l’auteur, sa position dans la société, ses sources, le caractère de sa chronique, les buts de son écriture » (p. 11). À la suite des rencontres ayant eu lieu dans les années 1990, comme celles du colloque Froissart Across the Genres, le « colloque-anniversaire » de 2004, Froissart dans sa forge, ou encore le colloque international de Paris, en 2006, la tendance à étudier le poète et chroniqueur tant d’un point de vue littéraire qu’historique se maintient, notamment grâce aux travaux actuels de Pierre Courroux (2016) et Cristian Bratu (2018), qui « analysent l’œuvre de Froissart dans une perspective diachronique, en l’insérant dans la longue évolution de l’historiographie médiévale » (p. 13). L’objectif de ce travail semble avoir été celui de constamment respecter la vision du temps de Froissart — du moins la manière dont il le construit, sans obéir à l’idée souvent tentante d’une progression, les différents récits des Chroniques constituant une appréhension toujours différente d’un même événement historique ou d’événements possiblement comparables, dans la lignée des travaux de George Diller, qui a, le premier, adopté une perspective comparative, avant J.-M. Moeglin. Reprenant cette perspective comparative, en confrontant le grand nombre de manuscrits témoins clairement présentés en introduction (p. 31-38), V. Soukupová, nourrie d’une lecture attentive du texte médiéval et de ses spécialistes, réussit le pari de livrer une étude très complète sur le dense matériau historique des chroniques froissartiennes, mais aborde aussi son traitement littéraire — sans contourner les difficultés entre ces deux aspects, que la critique historique a bien souvent soulignés —, en invoquant la notion mise au point par Lubomír Doležel (1998), qui postule que la narrativisation de l’histoire n’en est pas une reconstruction, mais une perception, un reflet, par une sensibilité (world-imagining text), ainsi que l’a également constaté Roger Chartier en nuançant la position radicale de certains narratologues sur la référentialité des récits historiques. Selon lui, ils « produi[sent] un savoir contrôlable et vérifiable, car il[s] ne se détache[nt] pas de la réalité du passé, dans la mesure où celle-ci se donne à lire » (Chartier, 1998, p. 99-123). Le projet est clairement synthétisé dans une formule empruntée à Alain Boureau : il ne s’agira pas de « céder aux sirènes relativistes ou formalistes qui font de tout processus historique une narration englobant un réel inaccessible ou inexistant [mais d’]insister sur la puissance d’un modèle narratif producteur de pensées et de structures, [ce qui] ne saurait dispenser d’examiner l’usage de chaque récit comme un fait historique dont on doit chercher les circonstances, les agents et les effets » (Boureau, 1993, p. 10). L’ouvrage Le passé est un événement. Correspondances de l’archéologie et de la littérature (2022), paru récemment, sous la direction de Mireille Séguy et Laurent Olivier, confirme l’actualité de l’approche retenue par V. Soukupová. L’architecture du travail dont nous rendons compte découle naturellement de la démarche précisée par l’auteure : la première partie de son travail consiste en une analyse plutôt sociologique du rôle que Froissart tient dans son temps et son milieu, avec une observation du réseau culturel et politique dans lequel il prend place, le tout étant constamment mis en lien avec la construction poétique de son image et de son intimité, dans la seconde partie de la thèse. Les sources du récit historique seront ensuite analysées, sans être passées au crible d’une étude rigide mais plutôt dans la perspective d’une « analyse de leur présentation » par Froissart lui-même (p. 29). La reconstitution de la réalité historique et sa représentation sont précisément abordées à la fin de ce travail.
L’être-au-monde de Froissart : de soi aux autres
2La communauté nationale et la perception des étrangers. L’étude aborde premièrement la question du rapport que Froissart a pu entretenir avec les différentes nations constituant l’histoire qu’il tente d’écrire, étant entendu que si « une grande partie de la production historiographique médiévale se lie à un milieu politique, social ou religieux particulier, qui définit et modèle son appréhension du monde contemporain ainsi que du passé » et que « l’écriture historique se voit souvent instrumentalisée en vue de forger ou d’affirmer une identité collective concrète » (p. 45), l’auteur hennuyer, originaire d’une terre à l’identité linguistique francophone mais politiquement influencée par l’Empire, n’envisage pas les communautés nationales sur un pied d’égalité. L’idée de « nation » est en pleine construction aux xive et xve siècles, et Froissart se trouve confronté, devant l’ampleur de la matière qu’il travaille, à la nécessité de dire le multiple dont il ne fait pas l’expérience de la même manière. La diversité ethnico-linguistique qu’il rencontre n’est pas nécessairement le fruit d’une confrontation physique ou d’un vivre-ensemble induisant un sentiment communautaire : il est en effet tributaire des voyages qu’il accomplit, notamment en Angleterre, pendant sa jeunesse, mais aussi des témoignages qu’il recueille et des sources qu’il utilise. Son entreprise historiographique même est conditionnée par « l’extension de la guerre [le conflit franco-anglais] à des régions voisines, l’implication dans celle-ci des terres de l’Empire, de l’Écosse ou des royaumes ibériques » (p. 46). L’entreprise à laquelle il se livre dépasse donc les limites de son vécu expérientiel et V. Soukupová saisit parfaitement l’enjeu qui a été celui de l’auteur en fournissant une réflexion essentielle sur l’idée de « nation » telle que l’entrevoit Froissart1, et surtout, telle qu’il l’entrevoit à travers le temps, susceptible de faire subir à la notion ou à sa perception des évolutions importantes.
3La première communauté à laquelle Froissart se sent appartenir, et depuis laquelle il se définit, est celle, bien sûr de la langue française. Même si les poèmes qu’il a écrits à la cour anglaise sont composés en langue picarde, le poète et chroniqueur ne manque pas de reconnaître le français comme « sa » langue (p. 52), qu’il pare de toutes les vertus, « langue des cours les plus brillantes, de l’aristocratie la plus noble, de la littérature la plus fine » (p. 48). Après une riche étude lexicologique des mots qui désignent une communauté d’appartenance et dans laquelle V. Soukupová analyse la progression d’une conscience nationale chez l’auteur, elle en vient au constat selon lequel ce dernier comprend l’appartenance « en termes de sentiments » (p. 59) : il s’agit pour Froissart d’ « estre de coer françois », sentiment qui implique donc le fait qu’il reconnaît comme les siens les gens d’origine française mais aussi tous ceux qui, de près ou de loin, selon des intérêts divers et parfois plus triviaux, ont à cœur l’intérêt de la France. Perception de l’étranger, importance de la langue utilisée, allégeance au souverain après la paix franco-anglaise de Brétigny, en 1360, sont autant de circonstances et de facteurs qu’étudie l’auteure pour tenter d’éclairer le positionnement du chroniqueur et de restituer la façon dont il situe et perçoit son univers. Elle synthétise cette situation personnelle en concluant que
ce fut moins la découverte du voyage qui fut formatrice pour sa perception de l’étranger et qui contribua à une maturation du concept de la nation, mais plutôt la rencontre avec d’autres façons d’envisager ces réalités, avec d’autres discours sur l’identité, qui lui permirent de voir, derrière les royaumes et les dynasties, des peuples avec leurs propres sentiments d’appartenance et une manière de se définir par rapport aux autres communautés, souvent par rapport aux plus proches (p. 78).
4Froissart et ses « patrons ». L’autre enjeu de cette première partie de l’étude est d’observer les implications narratives, pour les Chroniques, du mécénat dont a bénéficié Jean Froissart. Trois grands mécènes ont a priori marqué la carrière du poète et historiographe, et dont la présence a parfois pu contribuer à disqualifier la rigueur dont il voulait faire preuve2 auprès de certains historiens modernes. V. Soukupová recense les critiques qui ont pu être faites en ce sens (p. 82-83) et tente de nuancer des jugements parfois injustement prononcés, elle souhaite « reconsidérer le problème de ce mécanisme “automatique” qui définirait le mécénat comme laissant une empreinte obligée dans l’ouvrage avec lequel il est lié, textuellement, inter-textuellement ou extratextuellement » (p. 83). Les conclusions auxquelles l’auteure parvient sont qu’avec les dédicataires bien souvent mentionnés dans les prologues froissartiens, le chroniqueur ne conclut pas du tout obligatoirement un « pacte encomiastique », mais qu’il s’agit plutôt de s’inscrire dans un temps politique et social. Les mécènes indiqués bénéficient d’une présence extrêmement diverse d’une rédaction à l’autre et d’un livre à l’autre des Chroniques. Si leur rôle en tant que commanditaire ou témoin de l’histoire est bien souvent mentionné, ils ne sauraient être tenus pour censurer l’historiographe. En guise d’exemple, retenons que Robert de Namur bénéficie d’une représentation plutôt discrète dans le livre I, quoiqu’assez positive et flatteuse dans les versions A et B de ce premier volume (p. 87-99). Gui de Blois bénéficie quant à lui d’une représentation tout à fait remarquable, d’après la comparaison à laquelle se livre l’auteure, avec les récits qui mentionnent son investissement politique, mais reçoit également quelques critiques : cette ambivalence amène V. Soukupová à dire, après une analyse approfondie reposant sur des comparaisons fines des différentes versions d’une rédaction, que « le lien privilégié entre le chroniqueur et ces seigneurs3 […] ne dicte ni le choix de la matière, ni le ton exclusivement élogieux à leur égard. L’attitude de Froissart envers ses patrons reste assez sobre ; il se saisit toutefois volontiers des occasions de mettre en exergue leurs qualités dominantes » (p. 118). De la sorte, il ne faut pas trop rapidement discréditer les prétentions de Froissart à dire la vérité, car les contacts avec de grands seigneurs ou les commandes qu’il reçoit de leur part traduisent bien plutôt une insertion sociale au plus près des centres événementiels de l’histoire. Ces relations doivent être entendues davantage comme « une structure mentale au travers de laquelle le chroniqueur interprète le monde […], dispose d’un certain répertoire d’images qui lui permettent de donner un sens à des événements racontés en rapprochant les figures de son récit à ces “cas-modèles” » (p. 152).
5Présences et valeurs du « je » : la mise en scène d’un « soi ». La dernière dimension qui nous semble importante à retenir, et qui constitue le début de la seconde grande partie de la thèse de V. Soukupová, est celle de la construction auctoriale de soi, ou pour le dire avec les mots de Cristian Bratu (2019), de « l’égotextualité », expression empruntée à Paul Valéry. L’auteure de cette thèse prend bien en compte que cet « égotisme historiographique » relève de la construction et qu’il est susceptible d’assumer une pluralité de rôles et de postures diégétiques qu’il importe d’identifier pour évaluer la portée du discours historique. Ayant tantôt une fonction de régie ou une fonction figurative d’un soi, le je déployé par Froissart endosse une multitude de positions (p. 173) telles que le « je-conteur », caractérisé par une forte modalisation subjective et des formules oratoires que nous retrouvons principalement dans les récits de bataille (p. 161-165), le « je-metteur en mémoire » qui assume un rôle testimonial tout en admettant l’impossibilité d’embrasser la totalité de l’histoire (p. 165-167), le « je-juge des événements et moralisateur » qui se prononce sur la matière mise en récit, bien que de façon moins régulière, étant entendu qu’il faut « distinguer les commentaires d’ordre moral et les remarques d’ordre émotionnel » (p. 168). Toujours est-il que la pensée de l’auteur est « en mouvement », ce qui explique les révisions de jugement, les nuances d’une version à une autre du récit. Enfin, nous observons la présence d’un « je-régisseur des informations » qui renseigne le lecteur sur les informations et les sources auxquelles il accède pour écrire son récit (provenance des informations, qualité de la source déterminant le crédit qu’on peut lui accorder, type d’accès). Par ailleurs, le « je » froissartien se manifeste aussi comme trace de l’auteur écrivant. V. Soukupová livre une étude riche des signatures dont elle interprète la signification en contexte, pour retenir qu’elle contribue à la construction de l’autorité du récit, principalement dans les deux premiers livres des Chroniques. La signature est un moyen de marquer « l’auteur comme source de la critique et de la réflexion sur sa propre entreprise, elle s’inscrit dans une continuité créatrice, et enfin elle se veut un gage d’authenticité en assimilant l’auteur à un collecteur diligent de témoignages » (p. 219). Les livres postérieurs des Chroniques voient s’affirmer l’identité de l’auteur, qui centre principalement son récit sur sa méthode de travail, « autour du récit de son enquête » (p. 220), mettant en scène à la fois les rencontres dont il bénéficie, les sources auxquelles il accède en y renvoyant explicitement (p. 244), ou les voyages qu’il entreprend pour suivre l’histoire au plus près de celle qu’il veut raconter, comme, par exemple, l’entrée d’Isabeau de Bavière à Paris en 1389. Toujours est-il qu’il faut se garder de voir trop rapidement dans ces marques de présence une évolution vers le genre autobiographique. L’auteure rejoint les conclusions d’Élisabeth Gaucher qui ne voit pas la présence du « je » narratorial dans les textes historiographiques comme un accès à un « moi individualisé » (Gaucher, 1994, p. 229). À bien y regarder, il semble, à certains égards, que Froissart progresse vers une écriture extime, dont il importe de relever la dimension pré-mémoriale comme l’avaient déjà fait Michel Zink et William Calin (1993, p. 234) :
Lorsque Froissart introduit dans le récit des passages foncièrement intimes, il n’emploie jamais la signature d’auteur ni aucune autre marque d’autorité. Sa propre vie est ainsi séparée sur le plan idéologique de la matière historique dont il traite. En revanche, dans les mêmes passages où il se nomme ou se dit « acteur », sa mise en scène de lui-même est toujours en rapport avec les événements […] Il est celui qui sert de relais, qui est toujours au-dessus des événements pour les trier, les ordonner et les compiler, les juger et les commenter (Soukupová, 2021, p. 247).
6Pour Froissart, être « acteur » de son récit, c’est avant tout être la voix du monde dans lequel il évolue, en réseau, tant avec l’histoire qu’il entend, celle qu’il lit, celle qu’il observe de ses yeux et celle dont il se souvient.
Entendre, lire, récrire : Froissart au travail
7Les sources de l’historiographe. S’il y a une source à retenir, c’est bien sûr la Vraye Hystoire du proeu et gentil roy Edowart du chanoine liégeois, Jean le Bel, que Froissart nomme, en dehors du prologue, dans le récit de la première campagne écossaise de 1327, puisque le Liégeois y a participé, dans l’escorte de Jean de Hainaut. Après la comparaison des deux auteurs, V. Soukupová identifie une complexification du récit du chanoine par Froissart, qui s’applique à corriger certaines lacunes et à amplifier, avec ici un procédé épique tout désigné, certains événements historiques. Reconnaissant les mérites de son prédécesseur, Froissart n’hésite pas à souligner la nécessité de reprendre toutefois le récit, quitte à invalider la véracité de certains faits racontés dans l’hypotexte alors qu’il en reconnaît l’autorité ailleurs. Produisant un texte nouveau et autonome, il semble que le chroniqueur hennuyer pratique la compilation (Chareyron, 1996, p. 46), méthode héritée de l’historiographie tardo-romaine et particulièrement employée chez les historiographes dominicains. En outre, Froissart utilise également des sources diplomatiques (p. 281-297), de façon moins importante toutefois, car « malgré ses connexions nobiliaires, il ne pouvait normalement pas consulter les actes émis par les chancelleries royales ou ducales, à moins qu’il ne s’agisse d’actes destinés à la circulation publique. […] L’insertion de ce type de sources dans les Chroniques est rare et peu systématique » (p. 283). Des rapprochements peuvent également être faits entre le texte de Froissart et les lettres de la Vie du prince Noir du héraut Chandos, rapprochement qui amène à considérer plus en détail l’usage que Froissart fait des sources orales, et notamment des hérauts — question déjà bien étudiée par Peter Ainsworth (1999) auxquels il « assigne toutes sortes de fonctions qui leur sont propres dans la conduite de la guerre : il les dépeint en train de délivrer et recevoir les messages, apporter les défis, négocier avant les batailles leurs conditions exactes ou arranger les redditions des villes assiégées, mais aussi compter les morts sur le champ de bataille ou énumérer les participants à une campagne » (p. 316). Multipliant ainsi les sources et les modes de perception et d’appréhension de l’histoire, Froissart voyage à travers les souvenirs et les récits pour fournir, à nouveaux frais, et selon le filtre de son individualité une histoire non pas réécrite mais à nouveau vécue, avec une sensibilité différente qui est la sienne, de sorte à nous offrir un éclairage toujours inédit sur les événements dont il entend nous entretenir. Cette variété des sources — qui va du document parfaitement identifiable au témoignage d’un puissant acteur du temps, dont la position sociale authentifie par-là même son discours, des diplomata aux récits de hérauts improvisés chroniqueurs, jusqu’aux faits parfois les plus fantaisistes et aux anecdotes plus littéraires qu’historiques — traduit le fait que « la frontière entre la scripturalité et l’oralité est bien plus perméable qu’on ne l’avait cru » (p. 338). Même si la culture écrite fait que peu à peu, la crédulité envers les sources écrites tend à s’accroître, il n’est pas inutile de rappeler combien l’énonciation historique moderne a été profondément traversée par une mise en crise du logos au xxe siècle, prétendument détenteur d’une vérité officielle et généralisable, superposable à toutes les perceptions individuelles, après les deux Guerres mondiales. Ainsi, il semble que Froissart avait déjà conscience — sans avoir la prétention de pouvoir tout dire — que raconter l’histoire ne peut se faire qu’en tentant d’embrasser une pluralité de voix, susceptibles non pas d’en transmettre la réalité mais les réalités.
8« L’intrigue » de la réalité historique : « rien n’est qui ne soit sceu, ou loing ou pres »4. Michel Zink a, dans Froissart et le temps, rapproché l’écriture additive de l’histoire de Froissart de celle de ses poèmes, où celui-ci se représente comme attendant les nouvelles quotidiennes. L’auteur rejoint selon V. Soukupová la conception isidorienne de l’histoire, qui ne se limite pas à une historia, mais à des historiae particulières et contextuelles. Forte des travaux modernes sur l’historiographie, et à renfort des notions descriptives de l’énonciation historique, l’auteure de cette thèse met en lumière la grande densité événementielle traitée par les Chroniques de Froissart qui chasse, inlassablement, la moindre information, mais celle-ci ne saurait être assimilée dans un magma désorganisé. Utilisant le topos littéraire de l’aventure, Froissart subordonne le destin des hommes au cours de l’histoire qui se fait la véritable quête à accomplir, et non plus celle de partir à la découverte d’un monde merveilleux comme dans la littérature arthurienne. Les événements racontés sont ainsi reconstitués en une chaîne signifiante, qui n’obéit ni au temps merveilleux des légendes ni à celui, impossible à restituer, de la littéralité événementielle, mais à celui d’une perception subjective par l’historien qui pratique plusieurs régimes d’écriture en la matière. Opérant tantôt par des lacunes temporelles, des mises en abîme ou bien encore par des analepses ou des prolepses narratives, l’écriture froissartienne est particulièrement marquée par la subjectivité de son auteur, bien que celui-ci prétende toujours qu’il est soumis à une sorte de temporalité naturelle que les événements racontés imposent d’eux-mêmes : « car la matiere le desire, qui veult aussi bien parler de l’un comme de l’autre5 ». Ainsi, sans accuser Froissart de transformer la réalité ou bien de le soupçonner d’amnésie, il faut retenir que « la quête d’événements qu’il fait sienne, ne s’effectue donc pas seulement au niveau de l’assemblage des faits qui peuvent parvenir jusqu’à lui grâce aux entretiens avec des témoins divers, mais également au niveau de leur exam[en] critique, c’est-à-dire leur mise en rapport avec un contexte plus large et l’appréhension de la signification qu’ils apportent sur le registre de la causalité » (p. 370). N’est-ce pas en définitive ce qu’on identifie aussi chez les historiens ou les écrivains contemporains, dans les récits historiographiques ? Sans aller jusqu’à une comparaison avec le « vécu écrit » (Caille-Gruber, 2011, p. 339) des récits de Claude Simon ou rapprocher le traitement temporel froissartien avec celui, très éclaté des récits historiques modernes, on peut toutefois comprendre que ce que V. Soukupová veut nous montrer, c’est que Froissart écrit avec la mesure du temps qui est la sienne propre, bien conscient de ne pouvoir embrasser la totalité du temps historique. On ne doit toutefois pas prêter au chroniqueur la tendance éidétique d’un Claude Simon, Froissart écrit surtout à partir du souvenir des autres, hormis dans les moments où il se laisse gagner par une nostalgie de la fuite du temps (p. 436-437).
Le poids de la mémoire froissartienne ne pèse donc pas très lourdement sur le récit et, même dans les livres III et IV, l’évocation des souvenirs intimes n’est jamais une fin en soi. Certes, le passé du chroniqueur s’y donne à voir dans une mesure plus accrue, mais non de manière à véritablement structurer le récit. Il n’en est pas moins vrai que l’espace du souvenir devient pour le chroniqueur [celui] où il peut exprimer ses visions d’ordre moral, où il peut proposer une réflexion sur le sens de l’histoire et enfin, où il peut s’insérer dans le cours des grands événements de son temps (p. 465).
9Somme toute, le jugement de Jean-François Hamel peut tout à fait concerner l’histoire à la manière de Froissart : « la complexification des configurations narratives n’entraîne pas l’effacement de toute coordonnée temporelle, ni le refus sans appel des représentations quotidiennes du temps telles qu’elles sont partagées socialement. Élaborer de nouvelles configurations du temps, aussi peu vraisemblables soient-elles du point de vue physique, n’est pas nier la temporalité de l’expérience, c’est plutôt la mettre au jour sous des aspects ignorés, négligés » (Hamel, 2006, p. 176).
10La matière événementielle traitée par Froissart implique, enfin, de se questionner sur la forme et le type de récit historique utilisés, partie de la réflexion que nous aurions peut-être attendue plus tôt dans l’architecture du travail. Les termes « histoire » et « chronique » sont indifféremment employés chez l’auteur, mais ils sont parfois usités dans une construction syntaxique qui modifie leur rapport et le transforme en une relation complémentaire ou hiérarchique. Retenons que le chroniqueur hennuyer dit pratiquer « l’histoire cronisie » dans le prologue de la rédaction de Rome, et qu’il entend par là augmenter et densifier l’œuvre de son prédécesseur, Jean le Bel, à propos duquel il parle bien souvent de « cronique », sans toutefois vouloir augmenter la littéralité historique d’une littérarité fictive. En fait, cette précision tient surtout à l’idée que le substantif « histoire » peut désigner tout type de récit, tant fictif qu’historique (Diller, 1984, p. 26). Il s’agit donc d’augmenter, mais en précisant surtout les circonstances de l’histoire racontée. Par exemple, Froissart a à cœur de rendre justice au caractère de tous les personnages évoqués, ainsi que le recommande Cicéron, comme le remarque Pierre Courroux : c’est là la lacune que Froissart lui-même reconnaissait à ses premiers textes. L’exigence de fidélité proclamée à l’histoire est de manière générale associée à une certaine méfiance envers la langue métaphorique, c’est-à-dire littéraire, que nous retrouvons dans l’ouverture de la chronique de Jean le Bel et dans le prologue de la rédaction A des Chroniques de Froissart. Mais, le lien que le chanoine liégeois faisait entre abondance et fausseté n’est pas repris par le chroniqueur hennuyer : « s’il ne dédaigne pas de se vanter d’un grand livre en prose, c’est pour dire que l’abondance des paroles n’est pas nécessairement nuisible à la vérité historique qu’il prétend évidemment écrire » (p. 400). Enfin, la dernière marque de l’écriture historique telle que Froissart la conçoit, et qui est à retenir, est l’importance qu’il accorde à sa méthode d’enquête. « Raconter “au long” n’implique pas seulement ou avant tout l’exhaustivité de la représentation visuelle, ou la plus grande amplitude descriptive possible. Pour Froissart, c’est un véritable voyage en amont, dans le creux du temps », nous dit V. Soukupová (p. 413), en faisant allusion aux interventions de régie de l’auteur, dans des micro-narrations rétrospectives, au milieu desquelles il revient sur l’importance d’accéder aux sources les plus directes de l’histoire et aux conditions circonstancielles de cet accès.
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11À la lecture exigeante mais passionnante de ce travail, nous saluerons la grande qualité de la méthode d’investigation de l’auteure, qui nous emmène dans l’antichambre de l’historiographe Jean Froissart. Cette thèse a su tenir compte à la fois des spécificités de l’écriture médiévale, tant historiographique que littéraire, et des théories les plus récentes issues du champ d’études historiques contemporain. À coup sûr, elle est une contribution supplémentaire au dialogue, qui est encore très vif au sein des études actuelles, sur la frontière entre histoire et expression de l’histoire, mais aussi en littérature, sur la construction qu’opère l’écrivain de sa propre image au sein de son œuvre, d’où découle la question immémoriale de la vérité de l’écriture, entre littéralité et littérarité, et dont l’ouvrage de Sabrina Loriga et Jacques Revel (2002) témoigne encore tout récemment. Écrire l’histoire était aussi, chez Froissart, l’œuvre d’un homme avec sa sensibilité : il ne s’agit ni de dire qu’elle est privée de tout fondement véridique, ni de radicaliser une objectivité qui n’avait pas lieu d’être.
Les Chroniques témoignent-elles non des penchants imposés par la situation sociale du moment de l’auteur, mais d’une « écriture affective » qui se permet de glisser dans le récit de l’admiration, de la gratitude, de l’affinité intellectuelle et d’autres sentiments ressentis pour les seigneurs qui l’aidèrent d’une façon ou d’une autre, ou que le chroniqueur croisa simplement pendant son riche parcours de vie (p. 470).
12En effet motivé par un certain idéal moral de vertu chevaleresque, Froissart ne se priva jamais de faire part de certaines de ses déceptions face à la réalité de l’histoire. L’histoire est une affaire, chez lui, d’investissement émotionnel autant que de rigueur intellectuelle : elle prête autant le flanc à un récit purement descriptif qu’à une tentative de lecture allégorique (Deruelle, 2016) des comportements héroïques. L’histoire se révèle être, en définitive, tant ce qu’on en perçoit que ce qu’on en dit, « la pluralité des perspectives ét[ant] l’un des principes régisseurs de l’écriture [froissartienne] » (p. 479), elle a chargé de façon riche sa mémoire autant que sa plume, qui se fait incandescente par la densité avec laquelle lui arrivent les événements de l’histoire, et dont la réécriture constante par Froissart lui-même, a su témoigner.
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