Voyager au pays de nulle part : utopies indianocéanes
« Si vous avez lu la République de Platon, l’Eutopia du chevalier Morus ou la Nouvelle Atlantis du chancelier Bacon, qui ne sont que l’ouvrage des imaginations ingénieuses de leurs auteurs, vous croirez peut-être que les relations des pays nouvellement découverts sont de ce genre, et surtout quand vous y trouverez quelque chose de merveilleux. »
Denis Veiras, Histoire des Sevarambes
1Ce n’est pas en tant que dix-huitiémiste spécialiste de Bernardin de Saint-Pierre que nous retrouvons ici Jean-Michel Racault, mais en raison de son intérêt pour la forme de l’utopie. Le corpus retenu est celui de l’utopie louis-quatorzième, déjà connue pour sa parenté avec le libertinage et sa préfiguration de la philosophie des Lumières. En effet, les trois textes à suivre, dont Jean-Michel Racault se fait l’éditeur scientifique, remettent en cause l’absolutisme d’un point de vue à la fois philosophique et religieux. Soucieux de contexte, l’auteur commence par indiquer en quel sens il convient d’appréhender le mot utopie :
« La première surprise — ou déception — tient à la très faible que tient [sic] dans les sociétés imaginaires décrites la représentation explicite du devenir social. Certes on y trouvera partout des sociétés égalitaires, sans propriété ni monnaie, se voulant conformes à la Nature, à la Raison et à la Justice. Mais il en est ainsi dans presque toute la tradition des utopies depuis Platon (La République) et More. Il est fort douteux d’ailleurs que ces représentations convenues d’une société ‘idéale’ correspondent à une aspiration politique effective, même si la rêverie régressive qu’elles alimentent fait bien l’objet d’une nostalgie dont le mythe de l’Âge d’or et la littérature pastorale offrent d’autres formulations : cette société idéale, pré-politique, c’est celle d’un monde prélapsaire très archaïque où l’humanité n’aurait pas été chassée du Paradis Terrestre. » (p. 16)
2Les trois textes retenus par Jean-Michel Racault sont respectivement : La Terre australe connue (1676) de Gabriel de Foigny, Histoire des Sevarambes (1677-1679) de Denis Veiras et Histoire des Ajaoiens (1768) de Bernard de Fontenelle. Ils apparaissent comme des voyages au pays de nulle part moins connus que ceux de Platon ou de More. Et Jean-Michel Racault d’indiquer, comme suit, dans quelle perspective il les a choisis :
« L’accent a délibérément été mis dans l’appareil critique sur la polysémie des textes et les difficultés d’interprétation qu’ils suscitent, quitte à privilégier des lectures qu’on pourra juger à la fois partielles et partiales. Partielles, car le lecteur ne doit pas attendre de la présentation et de l’annotation des œuvres l’exhaustivité recherchée en général pour les éditions ‘savantes’. Pour chacun des trois récits, de telles éditions existent (sans notes toutefois pour l’Histoire des Sévarambes). Elles sont globalement excellentes. N’ayant pas l’ambition de les supplanter, nous avons renoncé également à l’exhaustivité bibliographique, ne retenant que les travaux qui ont stimulé notre réflexion, soit en réconfortant nos analyses, soit en nous incitant à les réexaminer, soit en ouvrant de nouvelles pistes. Partialité assumée d’autre part : plutôt que de souligner une fois de plus l’appartenance des trois œuvres — indiscutable en effet — à la pensée libertine ou déiste, leur valeur d’anticipation de l’idéologie des Lumières et plus généralement des thèses politiques ou débats d’idées qu’elles contiennent, on a préféré mettre l’accent sur les effets de sens résultant de la mise en œuvre romanesque de ces contenus explicites, sur les modalités de leur prise en charge par les personnages — le voyageur-narrateur ou ses interlocuteurs utopiens — et plus encore sur les zones d’ombre, contradictions ou inconséquences qui obligent à s’interroger sur leur véritable signification. » (p. 20-21)
3Pour rendre compte du présent recueil, nous présenterons en détail les trois textes du corpus, avant d’en proposer une lecture dans la perspective de l’indianocéanisme.
Constitution de corpus : triptyque utopique
« Un voyage pascalien de l’homme pêcheur au pays des Déistes »
4C’est par cette formule que Jean-Michel Racault condense les enjeux du premier texte, La Terre australe connue, ouvrage de Gabriel de Foigny dont il présente ainsi la complexe intertextualité :
5« C’est un ouvrage fortement tributaire d’un héritage antérieur – l’exégèse biblique, notamment celle des deux récits de la Création dans la Genèse, le récit de voyage initiatique médiéval en quête du Paradis Terrestre, la tradition du voyage imaginaire fabuleux issue de Lucien de Samosate, de Rabelais et de Cyrano — en même temps que fondateur d’un genre nouveau, l’utopique narrative classique, tableau complet d’un monde encadré par une relation viatique censée véridique et appuyée sur une documentation géographique sérieuse. C’est aussi, curieusement, une sorte d’œuvre-bilan, qui présente de ce genre naissant une analyse critique d’une singulière acuité. » (p. 43)
6La Terre australe connue, ouvrage de Gabriel de Foigny est donc à la fois antique et moderne, antique dans sa réécriture des récits de création religieux, des voyages imaginaires de l’Antiquité grecque ainsi que de la quête médiévale du paradis sur terre. Ce texte, comme les deux autres à venir, est véritablement géographique, écrivant la terre arpentée et déployant le monde au moyen des mots. Jean-Michel Racault s’étonne aussi de la précocité de l’autoréflexivité de l’ouvrage, signe plus récurrent de la maturité d’une forme que de son apparition. Et voici la vie sulfureuse de l’auteur de ce voyage d’un hermaphrodite en Australie, où, selon l’ouvrage, l’on ne peut être un homme entier sans les deux sexes :
« Moine cordelier champenois en rupture de couvent, Gabriel de Foigny s’enfuit à Genève en 1666, se convertit au protestantisme, tente de s’intégrer à sa nouvelle patrie en se mariant, devient régent de collège, publie quelques opuscules de piété ou de grammaire. Mais, s’ajoutant aux relents de catholicisme dont on le soupçonne et aux doutes sur la sincérité de sa conversion, la réputation de débauché qui le poursuit dans ses divers lieux de résidence (à Genève, Lausanne, Morges, puis Genève encore) suscite la méfiance et justifie, après la publication clandestine de son roman, une véritable persécution administrative des autorités de la cité de Calvin. » (p. 44)
7Comme on le découvre dans la citation, la vie de l’auteur est marquée par les guerres de religion qui coupent la France en deux, Catholiques d’une part et Protestants de l’autre. La capitale protestante Genève fait partie de la trajectoire d’un auteur qui passe d’une religion à l’autre, non sans difficulté.
Tartuferie et religion(s) du soleil
8Le deuxième texte du recueil s’intitule : Histoire des Sevarambes (1677-1679). Il est signé Denis Veiras et Jean-Michel Racault y souligne l’importance de « la religion comme imposture, [et de] l’imposture comme religion » (p. 193) dans le cadre de l’ouvrage le plus long du recueil, et sans doute aussi le plus célèbre, en ce qu’il est cité notamment par Leibniz et Kant. Comme la date de publication l’indique, l’ouvrage prend la forme d’un diptyque lié à deux contextes distincts :
« La publication de l’Histoire des Sévarambes telle que nous la connaissons se situe à cette période de sa vie, en 1677 pour les volumes I et II, en 1679 pour les volumes III, IV et V. Mais, point important pour en comprendre la perspective d’écriture, le genèse remonte à une époque plus ancienne, alors que l’auteur n’avait pas encore quitté l’Angleterre et n’envisageait probablement pas de le faire. Cette situation soulève un double problème. Si, pour le lecteur français de l’Histoire des Sévarambes, le contexte intellectuel du livre est lié aux troubles de la Fronde puis à la mise en place de l’absolutisme à partir du règne personnel du Roi-Soleil après 1661, il est probable que Veiras a commencé à l’écrire pour un lecteur anglais dont la toile de fond politique, celle de la chute de la monarchie et de la guerre civile suivie d’une parenthèse républicaine, puis de la dictature, enfin de la Restauration, était assez différente, Charles premier, Cromwell et Charles II y occupant la place de Mazarin, de Condé et de Louis XIV. » (p. 197)
9Deux contextes politiques constituent donc la toile de fond de l’Histoire des Sévarambes qui vise d’abord un lecteur anglais, puis un lecteur français. C’est en particulier à ce second lecteur que nous nous intéressons, car la réflexion sur une religion solaire permet de mettre en perspective la politique du roi qui revendique cet astre : « les Prestarambes, restés fidèles à l’ancien culte solaire, et sa perversion par les Stroukarambes, disciples de l’imposteur Omigas ou Stroukas, qui s’était fait passer pour le fils du Soleil. » (p. 207). Comme dans le cas précédent, la connaissance de l’auteur est imparfaite et ne saurait donner lieu qu’à un aperçu :
« Qui a écrit l’Histoire des Sévarambes ? La question, longtemps débattue, a encouragé des attributions fantaisistes plus ou moins prestigieuses – à Isaac Vossius, à Bayle, et même à Leibniz – mais la réponse se trouvait déjà dans les noms mêmes des personnages du roman. Le voyageur, découvreur et historiographe de l’empire Sévarambe à la suite d’un naufrage survenu en 1655 sur les côtes des Terres Australes, puis rédacteur du manuscrit sous sa forme originale, est nous dit-on un certain capitaine Siden — anagramme de Denis. C’est lui qui relate l’histoire déjà ancienne du créateur de l’État, le prince persan Sévaris — anagramme de Veiras — lequel, débarqué lui-même en 1427, s’en fit le législateur et prit alors le nom de Sévarias, la particule –as étant un signe de dignité dans la langue du pays. Ce qui, si l’on complétait l’anagramme, donnerait Vairasse, graphie alternative fréquente du même patronyme. Denis Veiras — appelons-le ainsi puisque cette orthographe est la plus usuelle aujourd’hui — se rêve à travers eux bâtisseur d’empire et explorateur d’un monde. » (p. 194)
10Dans le cas présent, l’auteur se met en scène, de façon énigmatique, dans un texte dont il est à la fois l’auteur et le protagoniste. Par conséquent, le texte possède une dimension autobiographique.
La République des philosophes ou Histoire des Ajaoïens
11Ce dernier texte est à la fois le plus court du volume et celui dont l’auteur est le plus (re)connu, puisqu’il s’agit de Fontenelle. Jean-Michel Racault rappelle néanmoins que cette attribution, à laquelle il adhère, est, depuis longtemps, problématique :
« Le livre paraît en 1768, sans nom d’éditeur, prétendument à Genève, en réalité à Amsterdam. Sans bénéficier d’un grand retentissement — il ne sera pas réédité — il soulève cependant une querelle d’attribution qui n’est pas encore tranchée, car on retrouve aujourd’hui les positions divergentes qui furent à l’époque celle de deux journalistes [Pierre Rousseau et Jean-Baptiste Robinet] également bien informés. » (p. 454)
12La République des philosophes ou Histoire des Ajaoïens est, pour son auteur, un texte de jeunesse et, pour la forme de l’utopie classique, un texte tardif qui, comme tel, se révèle à la fois complexe et autotélique, raison pour laquelle son éditeur scientifique entreprend la reconstruction du contexte de la façon suivante :
« Le terreau intellectuel des Ajaoïens est bien en effet celui que partagent les libertins érudits des années 1675-1690 que Fontenelle fréquentait alors. On retrouve leurs lectures, de L’Autre Monde de Cyrano de Bergerac au Tractatus de Spinoza très vraisemblablement, en passant par les Discours anatomiques du médecin Guillaume Lamy et les manuscrits clandestins, ainsi que leurs thèmes philosophiques habituels : matérialisme atomistique, éternité du monde, âme matérielle, critique des textes sacrés, réflexion sur le fabuleux et la fonction sociale des religions, compatibilité ou incompatibilité entre l’athéisme et l’ordre collectif… Mais ces idées n’étaient pas propres à Fontenelle : elles étaient partagées par beaucoup de gens, même si l’analyse minutieuse de Giuseppe Lissa apporte des indices plus personnels effectivement troublants. Les Ajaoïens s’insèreraient dans l’évolution philosophique de l’auteur au moment de la crise sceptique reflétée par le Dialogue des morts, crise dont l’utopie permettrait le dépassement en rétablissant une certaine confiance dans le pouvoir de la raison. » (p. 455)
13Bien qu’il soit plus tardif, l’hypotexte de l’Histoire des Ajaoïens est le même que celui des textes précédents, à la fois pour l’Antiquité (Lucien) et la modernité (Cyrano de Bergerac. Un autre point commun est l’héritage, sur le temps long, des guerres de religion, et dans un contexte plus bref : le libertinage. La date du texte permet de mieux comprendre la formulation des titres du plan, qui relève d’une mise en forme thématique, à tendance ethnographique, qui deviendra celle de la colonisation : description de l’île, religion, éducation, magistrats, police, guerre, trésor, mariage, naissance, mort et funérailles.
L’utopie dans l’océan Indien
Madagascar dans La Terre australe connue (1676) de Gabriel de Foigny
14Centrant son propos sur la forme utopique, Jean-Michel Racault délaisse la piste du réalisme. Et il le fait avec raison pour dix des quatorze chapitres du récit, à savoir ceux qui ont trait à la description idéalisée de la Terre australe éponyme aux points de vue suivants : géographie, constitution, us et coutumes, religion, conception de la vie, emploi du temps, langue et culture, faune, curiosa et pratique de la guerre. Mais pourquoi le récit s’ouvre-t-il et se ferme-t-il avec Madagascar ? Jean-Michel Racault n’insiste pas sur cette piste : « Madagascar, espace intermédiaire entre les deux mondes, aux frontières géographiques du connu et de l’inconnu, comme celui du Congo. » (p. 51). Nous souhaiterions défendre la thèse selon laquelle il y a plus, ne serait-ce qu’en raison de l’emploi d’un nom propre. En effet, Madagascar est un moyen d’ancrer le récit utopique dans la réalité des navigations de l’océan Indien. Gabriel de Foigny évoque précisément, en préambule, l’entrée des Européens dans l’océan Indien de la façon suivante : « Vasco de Gama, doublant le premier le Cap de Bonne Espérance l’an 1497 pour découvrir les Indes Orientales » (p. 101). On trouve également une description réaliste des colons européens qui butinent autour de Madagascar :
« Je connus d’abord que c’était trois navires français partis de Madagascar pour butiner et chercher fortune. Ils ne trouvèrent rien dans l’île, parce que le peuple s’était réfugié dans la caverne d’un roc inaccessible. Après quelques efforts pour attraper quelque chose, ils retournèrent à leurs vaisseaux. » (p. 184).
15Avant de sombrer dans le fantasme de la cruauté et du cannibalisme, le narrateur s’efforce de situer l’île en fonction des connaissances de l’époque :
« Tonbolo, où nous arrivâmes, est un port suivi d’une petite ville médiocrement forte, habitée de cinq à six cents ménagers, dont la plupart sont Français, quelques-uns Portugais, d’autres Anglais et fort peu de Hollandais. Il y reste quelques naturels du pays, qu’on a bien de la peine à apprivoiser. Elle est sous le tropique du Capricorne, au 65e méridien selon la géographie de Ptolémée. » (p. 186)
16Le narrateur passe ensuite à une fantastique description des habitants assimilés à des Cafres qui, selon lui, sont l’engeance descendant de l’union d’un homme avec une tigresse, dont la cruauté donne lieu au tableau suivant. En effet, lorsqu’ils capturent des Européens, les Malgaches les pendent par les pieds à un arbre et les propulsent l’un contre l’autre pendant que les enfants se repaissent du sang qui coule de leurs meurtrissures.
Histoire des Sevarambes (1677-1679) de Denis Veiras
17Dans ce deuxième texte lié au mythe de la terre australe, ce n’est plus la terre, ni une île, qui compte, mais la mer et l’océan. En effet, avant la narration utopique et pour y arriver, une navigation est nécessaire, inspirée de realia :
« Le voyageur avait été jeté une quinzaine d’années plus tôt à la suite d’un naufrage (non moins authentique) du navire de la VOC (Compagnie néerlandaise des Indes Orientales) Le Dragon d’or sur les côtes de la Nouvelle-Hollande, l’actuelle Australie. Tout cela, étayé par des correspondances de personnages officiels de la Compagnie et, pour partie au moins, factuellement vérifiable, confère par effet de contiguïté une forte présomption de réalité au récit qui va suivre. » (p. 200)
18Dans la suite de l’intrigue, suivant un lieu commun romanesque, une tempête survient, qui entraîne une dérive dans l’océan Indien :
« Il suffira donc de dire que nous poursuivîmes heureusement notre voyage jusqu’au troisième degré de latitude méridionale, où nous arrivâmes le 2e jour du mois d’août de la même année 1655. Mais la mer, qui jusqu’ici nous avait été très favorable, commença de nous faire sentir les effets de son inconstance ordinaire. » (p. 245)
19Alors que la relation de voyage égrène des éléments topiques, passage par les Canaries puis le Cap-Vert et cortège de poissons volants, l’entrée dans l’océan Indien n’est pas mise en valeur. Elle va de pair avec une tempête dont la fonction est de passer du topique réel à l’utopique imaginaire. Ainsi l’océan Indien n’est-il pas plus réel que la Terre australe dans un récit utopique qui délaisse rapidement la destination réelle aux Indes orientales : Batavia.
Histoire des Ajaoiens (1768) de Bernard de Fontenelle
20Ce dernier texte paraît d’abord détaché de l’océan Indien. En effet, son ancrage terrestre est radicalement utopique, selon un prisme religieux rappelé par Jean-Michel Racault à l’occasion de l’explication du titre : « Jao étant chez les historiens antiques et chez les Pères de l’Église l’une des transcriptions grecques du nom hébreu de Yahvé, les Ajaoïens, dont le nom est précédé d’un A privatif, sont donc des hommes sans Dieu, des ‘esprits forts’ » (p. 452). En outre, une lecture approfondie du texte montre que la terre australe mythique est abordée, cette fois-ci, non plus par le biais de l’océan Indien, mais par celui du Pacifique. Néanmoins, le texte se présente comme une grille de lecture de l’océan Indien comme monde colonisé bipartite :
« Pourquoi, dans le contexte ‘colonial’ de l’utopie ajaoïenne, résultat d’une conquête territoriale accompagnée d’épisodes sanglants, ce clivage fortement souligné entre deux mondes, celui du pleinement humain voire du surhumain et celui de l’infra-humain incarné par la population autochtone vaincue ? » (p. 453)
21Le texte se plaît en effet à détailler comment les autochtones sont radicalement mis en coupe réglée, jusqu’à l’étouffement d’êtres humains jugés surnuméraires ainsi que l’interdiction de la transmission des traditions aux enfants par le truchement de la chanson. Mais dans ce texte ironique, c’est moins le clivage entre colon et colonisé que nous souhaitons souligner, que la subversion du lieu commun de la supériorité de celui qui vient de loin :
« L’impertinent préjugé où nous sommes toujours que les peuples qui ne sont pas de notre continent sont autant de barbares brutes nous faisait alors supposer que ces inconnus, s’il y en avait, n’étaient pas assez fins pour avoir des sentinelles sur leurs côtes, comme nous en avons dans notre Europe ; mais nous nous trompions lourdement ; car, comme je le dirai, nous étions découverts avant d’avoir découvert. » (p. 486-487)
22Le clivage qui existe entre colon et colonisé, souvent identique à celui entre allochtone et autochtone, n’est pas ici une équation à deux, mais à trois termes. En effet, les allochtones se sont appropriés la terre et en ont, pour ainsi dire, presque effacé les premiers habitants qu’ils dominent et façonnent à leur guise. Par conséquent, celui qui vient de l’extérieur a beau jeu, dans son rêve colonial, de se croire supérieur mais, dans le contexte de la fiction utopique, il se rend rapidement compte de son infériorité réelle. Dans le corpus ici retenu, la barbarie n’est pas du côté de l’autre.
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23On aura ainsi résumé les connaissances auctoriales et littéraires qui permettent de mieux cerner La Terre australe connue (1676) de Gabriel de Foigny, Histoire des Sevarambes (1677-1679) de Denis Veiras et Histoire des Ajaoiens (1768) de Bernard de Fontenelle. Nous avons ensuite proposé une lecture de ces utopies dans la perspective de l’indianocéanisme. En dernier ressort, de ces textes résistant à l’interprétation, à la fois du fait de leur hétérodoxie et de leur ambiguïté, nous retenons principalement deux éléments. Le premier est l’écriture de la terre, c’est-à-dire la dimension proprement géo-graphique de ces textes et la seconde est l’étroite connivence entre utopie et récit de voyage. Il est moins évident qu’on ne pourrait le penser de discriminer entre le récit de voyage de la découverte d’une terre nouvelle et la description d’une société idéale. Ainsi l’utopie narrative classique — adjectif qui renvoie historiquement à l’époque et scientifiquement à la nécessité d’instituer ces textes dans l’histoire littéraire — annonce-t-elle à la fois Les Voyages de Gulliver (1726) de Jonathan Swift et Aline et Valcour (1793) de Sade. In fine, avant Paul et Virginie (1788), roman de Bernardin de Saint-Pierre qui fait entrer, réellement, l’océan Indien en littérature, une production littéraire en prose, souvent qualifiée d’utopique, mettait déjà en scène un espace continental imaginaire, la terre australe, et l’espace maritime adjacent, appelé Océan Indien.