« Le murmure subtil et paisible des objets justes » : La vie matérielle mode d’emploi de David Enon
1Largeur : 10,5 cm, hauteur : 15,7 cm, épaisseur : 1 cm sur le dos, 1,2 cm sur la tranche, après quelques mois de compagnonnage. 168 pages, 84 feuilles reliées collées, une couverture souple bleue — rappel du vêtement de travail. Voilà un livre qu’on glisse aisément dans une poche de tablier, qui tient dans la paume d’une main adulte, qu’on peut emporter partout avec soi. David Enon, designer, enseignant à l’École Supérieure d’Art et de Design TALM à Angers, prodigue, dans ce volume plein d’astuces, nombre de renseignements utiles concernant les objets qui nous entourent. Le titre est inspiré de Marguerite Duras et Georges Perec. Des citations de ces écrivains figurent en exergue, tandis qu’un photomontage combine leurs deux portraits en dernière page — de montages, d’associations de matériaux hétérogènes, il aura d’ailleurs été question dans le texte.
« Tire-toi une bûche ! »
2La vie matérielle mode d’emploi part du constat d’une indifférence vis-à-vis de la matérialité (p. 10). Mal enseignée, mal perçue, la culture matérielle nous (con)cerne pourtant tous et toutes. Il n’est qu’à regarder par la fenêtre les rues, les trottoirs et les immeubles, il n’est qu’à voir à quel point les défaillances de notre cafetière ou de notre aspirateur peuvent nous perturber. Comment réinvestir cette question ? David Enon propose une quinzaine de chapitres et une grosse dizaine de cas pratiques, qui invitent à faire l’expérience de la matière : à la saisir, à l’observer, à la soupeser. Si nous parlons de proposition et d’invitation, c’est que le livre ne cesse d’impliquer ses lecteurs dans une communauté concrète. Il procède un peu à la manière des Québécois qui convient leur hôte dans un cercle en lui disant « Tire-toi une bûche ! » (p. 100) : munis-toi d’un siège, installe-toi confortablement. Les dernières pages de l’ouvrage fournissent même un mode d’emploi pour élaborer sa propre assise à partir de carton. Le terrain de jeu de David Enon est suffisamment vaste pour éviter l’ennui. Dans une vidéo à consulter sur le site de France Culture, il montre comment il « chasse le tabouret ». Au cœur d’une forêt de frênes malades, il repère des branches subdivisées en trois et des troncs à découper afin de créer du mobilier simple et efficace1.
3Sa recherche hérite notamment de celle d’Enzo Mari. Dans les années 1970, ce designer italien incita les visiteurs de la Galleria Milano à construire leurs propres meubles avec des planches standard. Il confiait trente ans plus tard : « En 1974, je pensais que si les personnes étaient encouragées à construire de leurs mains une table, elles pourraient comprendre la pensée cachée derrière celle-ci2 » (Mari, [1974] 2002, p. 5). Si nous nous éloignons de la matière, c’est, pense David Enon, que nous ne faisons pas confiance dans notre propre capacité à l’appréhender. C’est que nous nous sentons désarmés face à elle. Nous en déléguons la maîtrise à quelques spécialistes. Loin d’affirmer une posture d’autorité, David Enon nous enhardit. Comme dans un jeu du chaud-froid, il indique « On s’approche… » (p. 22), « On y est presque » (p. 24). Et parfois, comme d’autres écrivent un art poétique, il nous met au défi : « Prenez une feuille de papier » (p. 26), « Construisez un carré comme suit » (p. 83)...
Ce qui fait tenir le monde
4Ce ton pédagogique est lié au fait que plusieurs moments de ce livre ont pour matière première des cours de design. C’est le cas de la série de questions posées d’entrée de jeu (p. 16), que l’auteur soumet habituellement à ses étudiants en première année, à propos des dimensions du monde, du poids d’une vache à la taille d’une place de parking. Le premier cas pratique qui suit (p. 26) traite du pli. En le lisant, on pense bien sûr à Gilles Deleuze, qui a donné à cette figure du pli la portée philosophique qu’on connaît (1988). David Enon n’est-il pas un peu leibnizien lorsqu’il énonce : « Les plis font tenir le monde » (p. 30) ? En son temps, le philosophe allemand estimait en effet, paraphrase Deleuze, que plier, c’est « rentrer dans l’enfoncement d’un monde3 ». Le monde de Leibniz, pour Deleuze, se feuillette à l’infini, des plis du dedans dans le dehors aux plis du dehors dans le dedans. Par la lecture d’un ouvrage tel que celui d’Enon, le feuilletage s’accomplit de nouveau, nous prenons un pli qui change la forme du monde en retour. Nous ne regarderons plus jamais les bouteilles de shampoing ou de vin (p. 110-111) de la même manière ; ce qu’Enon révèle à leur propos a pour toujours infléchi notre univers perceptif.
5Mais une fois dressés hâtivement ces parallèles, nous nous ravisons aussitôt. Associer ce livre à quelque spéculation philosophique que ce soit serait une erreur, dans la mesure où il s’écrit toujours selon les matériaux. Plus encore, il s’efforce de ne pas intellectualiser son thème, celui de la vie matérielle — un tel traitement étant précisément ce qui a éloigné d’elle certains universitaires incapables de construire la bibliothèque sur laquelle ils poseraient leurs collections. L’entrée en matière s’achève par un clin d’œil : « ces réflexions nous fatiguent déjà » (p. 15). L’enjeu est de fournir une assise stable, pas de paralyser. Exit, donc, toute théorie de l’objet ou de l’autonomie. Plus loin, David Enon botte en touche : « Mais il ne s’agit pas ici de pinailler ; allons droit au but » (p. 19). À l’instar du personnage de Robert Musil, l’auteur semble toujours « retenu par une certaine crainte de penser trop » (Musil, [1930] 2004, p. 293), crainte aussi légitime qu’avisée. Cette disposition d’esprit fait de la lecture un moment profondément divertissant, parce que ce moment réoriente le regard vers les choses les plus banales en apparence, nous porte à les reconsidérer, à leur accorder une nouvelle dignité, en renonçant à les conceptualiser. Le sens concret de la matière, la manière dont ses fibres sont orientées, prévaut toujours sur son sens abstrait. L’apparente frivolité des thèmes abordés dans ce livre « sans rien en lui qui pèse ou qui pose » (Verlaine, [1884] 1995, p. 14) ne doit pas nous tromper. Tâchons de ne pas le perdre de vue : « L’épaisseur du monde n’est pas à prendre à la légère » (p. 81). L’humour de David Enon évoque autant l’Oulipo — le designer met d’ailleurs en images le livre, à paraître, d’un des membres du groupe (Forte & Enon, 2022), que certains créateurs inspirés comme Bruno Munari. Ce dernier, dans L’art du design, décrit une orange à la façon dont on détaillerait un produit d’industrie : « L’orange est donc un objet presque parfait doté d’une cohérence absolue entre forme, fonction et consommation. Même la couleur est idéale ; en bleu, ce produit serait absolument absurde » (Munari, [1998] 2012, p. 132).
Politique de la matérialité
6Dénué de toute prétention, La vie matérielle mode d’emploi est riche de trouvailles poétiques. Par une métaphore sonore, David Enon nous donne à entendre l’un des temps forts de son texte : « c’est une question d’habitude : développer notre acuité à percevoir le murmure subtil et paisible des objets justes et dépasser la vulgarité bavarde et bruyante du spectacle commercial » (p. 109). À l’idée d’écoresponsabilité, il préfère celle de justesse, plus jolie mais aussi plus labile. Ce que David Enon appelle un objet juste est un objet qui ne s’ajoute pas stupidement à la somme des produits industriels. Un objet qui émerge, explique-t-il dans une conversation téléphonique, d’un « empilement d’intuitions » plutôt que d’une logique commerciale.
7On peut regretter que le livre ne fasse qu’esquisser un projet politique : transformer plutôt qu’innover à tout prix, bricoler plutôt que fonder. L’inféodation du design au néolibéralisme est souvent dénoncée, notamment à propos de l’urbanisme. Les villes fonctionnelles, où l’on ne fait que passer, où tous les mouvements sont contrôlés, nous voient de plus en plus désemparés… À la lecture de La vie matérielle mode d’emploi, on pense à la revendication anarchiste d’une capacité de tous et toutes, exprimée notamment par le mouvement DIY. L’anarchisme peut en effet être conçu comme un affermissement des puissances d’agir. Faire soi-même, c’est ne pas « reléguer à une technicité » extérieure et intimidante les questions de production (p. 25). Bien sûr, certains objets ne sauraient entrer dans ce mode : des micro-processeurs, des produits hyper sophistiqués. Pour autant, il n’est pas anodin que les smartphones soient si difficiles à ouvrir, leurs composantes ainsi dérobées à leurs acquéreurs. Lors de notre entretien téléphonique, David Enon mentionne l’initiative de l’Atelier paysan, qui revendique l’auto-construction de machines agricoles. Ce collectif combat la technicisation à outrance qui fait perdre contact avec la terre4.
8Au fil de La vie matérielle mode d’emploi, des pistes de réflexion sont ouvertes. « Être capable de réparer un objet est un acte de résistance », lance l’auteur (p. 15) ; il apparaît qu’une « reprise » (p. 14) est nécessaire, mais ce contre quoi il s’agit de lutter par ces gestes de réparation ou de récupération n’est pas précisé. La société de consommation qui méprise le bricolage (p. 134), le cantonnant au « faute de mieux », cette société dans laquelle sont produits à la chaîne des objets « indéboulonnables » (p. 127) est ciblée, sans que la critique soit des plus opérantes pour penser le présent. On peut se demander à qui profite cette irréparabilité des objets, quelles idéologies spécifiques elle vient conforter ; s’agit-il des mêmes pouvoirs qu’autrefois, qu’aux prémices de la consommation de masse ? Le livre de David Enon est plus engageant qu’engagé, puisqu’il exhorte à reprendre la main sur la matérialité sans nommer ouvertement ceux qui ont pu nous en déposséder.
Donner à voir
9Il serait vain de juger l’ouvrage de David Enon à l’aune de ses quelques manques. Car sa radicalité est tout autre : il vise non pas à révolutionner notre rapport aux objets ni à scier la branche sur laquelle nous sommes assis, mais plutôt à reprendre tout par la base. Ce qui est dissimulé par sa simplicité même apparaît au grand jour. Et pour cause : « Notre quotidien est rempli de détails formels et cohérents, invisibles, passionnants à débusquer » (p. 120). Nous découvrons ainsi que la feuille de papier a six faces et non deux, puisque les bords même très fins constituent des côtés ; nous saisissons aussi certains principes, comme l’expansion, la perte de matière, le sens du papier déjà évoqué plus haut. Nous nous prenons à regarder l’objet-livre en cherchant où se cachent ses fibres, à en lever les yeux pour scruter autour de nous les plis de fauteuils dans le train, les structures triangulaires d’une grue dans le paysage. Tous ces mouvements par lesquels nous accompagnons spontanément la lecture montrent que l’ouvrage satisfait pleinement son ambition : nous donner à voir de quelle matière le monde est fait, pour que nous puissions en reprendre l’usage.
Deleuze Gilles, Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988.
Forte Frédéric & Enon David, De la pratique. Scènes et machines, Bordeaux, Éditions de l’attente, 2022.
Mari Enzo, Préface à la seconde édition d’Autoprogettazzione ? (1974), Mantova, Corraini Edizioni, 2002.
Munari Bruno, L’art du design [1998], trad. Audrey Favre, Paris, Pyramid, 2012.
Musil Robert, L’homme sans qualités (1930), vol. I, trad. Philippe Jaccottet, Paris, Seuil, 2004.
Verlaine Paul « Art poétique », Jadis et naguère [1884], dans Œuvres poétiques, Paris, Classiques Garnier, 1995.