Cartographie d’une théorie littéraire des objets
Une première version de ce compte rendu est parue dans la Revue des Sciences Humaines, n° 344, 2021, p. 175-177. Il est ici repris sous une forme plus développée avec l’aimable autorisation de la revue.
1Spécialiste de la question inépuisable des objets en littérature, Marta Caraion établit un parcours large des interactions entre les mots et les choses au xixe siècle, en intégrant à sa réflexion les acquis des études consacrées à la culture matérielle. Désormais répandue en sciences humaines, cette notion désigne à la fois un objet d’étude (les artefacts) et un champ de recherche transversal né dans le monde académique anglophone : les material culture studies. C’est sur cet appui théorique, et dans un contexte d’intérêt grandissant de la recherche pour les objets en France, que Marta Caraion propose une « lecture matérialiste » de la littérature (en particulier du xixe siècle) : sont convoqués à cet effet des textes canoniques aussi bien que des œuvres moins connues du siècle qui a vu la révolution industrielle transformer la France dans ses pratiques de consommation collectives, quotidiennes et intimes.
2En revendiquant une lecture matérialiste de la littérature, l’ouvrage s’oppose à une tradition critique bien installée dans les études littéraires — elle-même légitimée par un système de valeurs largement partagé — au sein de laquelle le « vulgaire » de la matière est sublimé à travers des interprétations dématérialisantes : on lit les objets comme des allégories de l’œuvre elle-même (hypothèse autoréflexive), ou on les intègre dans une « justification poétique, structurelle, formelle ou stylistique » (p. 11). C’est cette opposition entre esprit et matière, largement relayée par la critique littéraire, que l’ouvrage se propose de dépasser : lire des objets comme des objets permet de mettre en évidence les nombreuses propositions théoriques que la littérature a elle-même faites sur la culture matérielle capitaliste naissante. À ce titre, l’introduction met en relief les deux dimensions essentielles de cette théorie avant la lettre : d’une part, les objets tiennent une place primordiale dans la façon dont la littérature se définit, depuis le réalisme de Balzac et jusqu’au Nouveau roman en tout cas ; d’autre part, la littérature a pensé les bouleversements idéologiques du monde matériel postrévolutionnaire avant les sciences humaines, les préfigurant souvent. La réflexion se fait alors doublement interdisciplinaire puisque la littérature est envisagée comme une « plaque réfléchissante » (p. 88) de domaines extra-littéraires (philosophie, sociologie, anthropologie, histoire des techniques) et que ces derniers deviennent à leur tour des outils d’analyse des textes, avec cet avantage d’inscrire solidement la littérature dans l’histoire culturelle, l’histoire sociale et l’histoire des idées.
3Le livre est fortement structuré en deux parties. La première se focalise sur une dynamique fondamentale de la culture matérielle occidentale et de ses systèmes de valeurs : l’opposition entre l’unique (original, authentique) et le reproductible (copies, séries). Tout en attestant l’omniprésence de cette opposition dans la littérature du xixe siècle, les différents chapitres déclinent les constantes déviations que les récits opèrent sur cette hiérarchie d’apparence immuable : « la bipartition art-industrie, unique-reproductible, et les registres de valeurs qu’elle pose ne sont pertinents qu’à condition d’en étudier les glissements » (p. 116). Ces déviations se comprennent elles-mêmes dans un paradoxe culturel qui pense intuitivement la littérature comme création originale : si celle-ci affirme sa propre supériorité sur le domaine de la production sérielle, elle n’en questionne pas moins, en permanence, cette opposition même.
4La réflexion historique commence avec l’Exposition universelle de 1855 qui fut l’occasion de débats intenses sur les rapports entre arts, sciences et industries et auxquels Marta Caraion a déjà consacré un ouvrage (2008). Les machines sont considérées non seulement comme des objets techniques, mais aussi comme des œuvres d’art, voire des « objets-personnes », selon la notion de Nathalie Heinich (1993). La labilité de leur statut atteste de « l’élargissement de la conception romantique de la création » (p. 123), désormais applicable aux produits industriels. Les romans travaillent diversement cette instabilité, de La Bête humaine avec sa locomotive féminisée jusqu’à la radicale hybridation machine-personne proposée par L’Ève future, qui consacre le « bouleversement définitif des valeurs et catégories régissant la séparation des êtres et des choses » (p. 168). La singularisation des objets de série est en outre envisagée comme une stratégie littéraire observée par Marta Caraion dans une variété de formes, de la littérature décadente et sa résistance à l’industrialisme bourgeois (À rebours, La Maison d’un artiste, Monsieur de Bougrelon), aux glorifications artialisantes de la marchandise (Au Bonheur des Dames) ou encore aux récits de collections, synthèses paradoxales du consumérisme et de l’esthétisme. La fin de cette première partie examine les évaluations morales de l’hybridation des objets, dès lors que ceux-ci sont détournés de leur fonction d’usage, contrefaits, désacralisés, dotés d’une vie propre (littérature fantastique) ou arrachés à des corps vivants (reliques). Dans l’ensemble de ces analyses, l’étude aborde la fiction comme un laboratoire d’exploration des complexités ontologiques du monde matériel capitaliste et un lieu de revendications et de positionnements idéologiques sur celui-ci.
5La deuxième partie se concentre sur l’attribution aux objets d’une valeur historique et mémorielle. Elle analyse pour cela un procédé littéraire largement adopté au xixe siècle qui consiste à insérer ou récupérer des objets dans une dynamique narrative temporelle et affective. Ces « objets-mémoire », qu’ils soient privés ou collectifs, bénéficient d’un surclassement sémantique et esthétique, leur valeur marchande et utilitaire étant neutralisée.
6La période postrévolutionnaire est marquée par les questionnements mémoriels, qui prennent en importance dans les pratiques sociales privées et publiques. Si ce phénomène est socioculturel, la littérature y a une fonction privilégiée puisque les objets de mémoire n’acquièrent ce statut que par la médiation d’un récit qui les légitime en tant que tels. Parmi ces objets « dont la fonction, débordant toute autre, est de signifier, d’incarner, de réitérer la mémoire d’un temps passé » (p. 316), les reliques, objets-traces ou objets-souvenirs d’un mort, occupent une place prééminente. Cette passion des reliques est symptomatique d’une « culture fétichiste de sauvegarde des traces » (p. 354). Deux nouvelles de Maupassant sont convoquées pour l’établissement d’une théorie littéraire large de la mémoire, notamment de ses dimensions volontaires (remémoration) et involontaires (réminiscence). Après l’analyse du système d’objets mémoriels « hors-culture » (p. 393) de la chambre de Félicité dans « Un cœur simple », c’est toute l’obsession bourgeoise pour les objets anciens, posés en « équivalent[s] domestique[s] et rassurant[s] de la ruine » (p. 401), qui passe au premier plan. Les scènes de magasins d’antiquités et leur « canevas résurrectionnel » font l’objet d’une attention particulière. Le topos de la « trouvaille », du coup de foudre entre un flâneur-acheteur et un objet singulier, est retracé jusqu’aux écrits surréalistes. Les chapitres suivants explorent la force métonymique des objets littéraires, qui par leur statut sémiologique d’indices ont le pouvoir d’évoquer tout un passé révolu ; pouvoir partagé aussi bien par les déchets exhumés des égouts (Les Misérables) que par un chariot d’osier, transformé en symbole nostalgique collectif par Chateaubriand (Mémoires d’outre-tombe).
7Cela dit, comme l’ouvrage le souligne, la croyance aux « objets-mémoire », en leur force évocatrice, commence à se défaire dès le milieu du siècle. Elle donne lieu, chez Flaubert et d’autres (Mirbeau, Maupassant ou encore Jean Lorrain), à des réinterprétations ironiques ou désenchantées de cette croyance, notamment dans les récits de fausses reliques. Le dernier chapitre décrit le phénomène des cartes de visite photographiques : dans les studios aux décors stéréotypés où l’on se fait tirer le portrait, une « fiction sociale » (p. 497) s’écrit collectivement pour devenir une future archive de classe ; il faut la lire en parallèle des textes qui témoignent, sur le mode sérieux ou ironique, de la construction sociale et obsessionnelle d’une culture matérielle de la mémoire au xixe siècle.
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8Ce parcours large du xixe siècle fait un constat clair et neuf : si culture matérielle et culture littéraire s’opposent dans les discours (à teneur morale), pratiques matérielles et pratiques littéraires se contagionnent largement. Les objets industriels comme les objets-mémoire acquièrent une légitimité sociale par le biais du récit ; en retour, la littérature pense les frictions et bouleversements de ces catégories. L’approche « grand angle » adoptée par l’ouvrage est justifiée par « l’urgence à traiter la culture matérielle et à la saisir non seulement dans sa diversité propre, mais dans la mobilité des idées qu’elle fait naître » (p. 510). En mettant en relation les perspectives monographiques, Marta Caraion fait la cartographie d’une théorie littéraire de la culture matérielle, selon le sous-titre, et indique quelques nouveaux champs d’investigations potentiels : le xxe siècle bien sûr, mais aussi certains genres au sein desquels les objets tiennent une place fondatrice, comme le roman policier. La conclusion invite donc à prolonger l’étude des liens entre littérature et culture matérielle, dont on pourrait encore multiplier les points de focalisation, ou les corpus. La complexité des cultures matérielles de nos sociétés de consommation gagnant en visibilité dans les sciences humaines, les études littéraires suivront certainement l’élan que cet ouvrage lance.
Caraion Marta, Les philosophes de la vapeur et des allumettes chimiques. Littérature, science et industrie en 1855, Genève, Droz, coll. « Histoire des idées et critique littéraire », 2008.
Heinich Nathalie, « Les objets-personnes : fétiches, reliques et œuvres d’art », Sociologie de l’art, no 6, 1993.