Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Mars 2023 (volume 24, numéro 3)
titre article
Elodie Pinel

Christine de Pizan, du signe au symbole

Christine de Pizan: from sign to symbol
Sarah Delale, Diamant obscur : Interpréter les manuscrits de Christine de Pizan, Genève : Droz, coll. « Publications romanes et françaises », 2021, 816 p., EAN : 978‑2‑600‑06065‑3.

1Christine de Pizan est une des autrices du Moyen Âge les plus connues ; elle fait partie, avec Héloïse, de ces noms féminins qui ont traversé les siècles, entre histoire et légende. Si elle a pu être lue de manière continue entre le xvsiècle et aujourd’hui, un tournant dans l’image que l’histoire littéraire s’est faite d’elle est intervenu avec l’édition, à la fin du xixe siècle, de ses œuvres poétiques par Maurice Roy. En mettant l’accent sur ses productions lyriques, l’éditeur faisait oublier son identité d’historienne et d’historiographe qui prévalait jusqu’alors. La tendance académique est aujourd’hui double : tournée vers les gender studies d’une part, centrée sur les manuscrits d’autre part. Car Christine de Pizan a ceci de fascinant qu’elle n’était pas seulement autrice : elle était aussi éditrice de ses œuvres, allant jusqu’à en copier certains exemplaires de sa propre main.

2C’est ainsi à une plongée dans la production manuscrite des œuvres de Christine de Pizan que nous invite la somme de S. Delale, dans une optique biographique et historique. Examinant la mise en livre de certains textes, principalement les Dits et les Livres de l’autrice, S. Delale se propose d’identifier les principes d’édition de certains genres en confrontant les différentes versions éditoriales d’un même texte. Là où la codicologie et la paléographie s’appliquent plutôt à confronter les variantes d’un même texte pour en déterminer l’édition la plus complète ou une des éditions les plus pertinentes, S. Delale compare les différents manuscrits d’une même œuvre pour en examiner, non pas la matière, mais la forme, selon la distinction aristotélicienne reprise et justifiée en introduction. Cette étude, issue d’une thèse de doctorat soutenue à l’université de la Sorbonne en décembre 2017, prend le parti de considérer l’œuvre comme une création en perpétuelle actualisation et de sonder Christine de Pizan comme une créatrice totale.

3Le parcours de la chercheuse n’y est pas étranger. Comme indiqué lors de son allocution de soutenance, S. Delale a fait l’expérience de l’écriture avant de consacrer ses efforts à la recherche universitaire. C’est forte de cette attention aux affres de la création artistique, rencontrée tant en littérature qu’en musique, qu’elle aborde l’œuvre, non comme un état figé, mais comme un organisme encore vivant. Sous son étude des manuscrits des Dits et des Livres de Christine de Pizan, c’est la vie de l’autrice dans la précision de ses jours que la chercheuse reconstitue. Au terme de sa première partie, les rôles de compositrice et de dispositrice de Christine de Pizan se voient exposés, chronologiquement, dans leur intrication. La disposition ne vient pas après la composition : elle s’en nourrit et la nourrit.

4Convoquant dans sa deuxième partie les notions de cause motrice et de cause finale, la chercheuse se confirme aussi aristotélicienne que l’autrice qu’elle étudie. Sa démarche frappe par la justesse et la rigueur de ses justifications conceptuelles, pour ne pas dire philosophiques ; et c’est avec tout autant de pertinence qu’elle se saisit des préceptes stylistiques de Gérard Genette, avec tout à la fois la distance et l’intérêt nécessaires. Nous ayant rappelé que, pour Christine de Pizan, le contrôle de la disposition de son texte visait à réguler, autant que possible, l’interprétation donnée aux œuvres par leurs lecteurs et lectrices, la chercheuse se révèle attentive à la mouvance herméneutique des Dits et Livres. Titres courants, notes marginales et pieds‑de‑mouche sont dénombrés et catégorisés dans un esprit de système qui pourrait s’avérer risqué s’il ne se révélait pas étonnamment éclairant. Il n’y a pas de manie dans cette approche mais de la minutie, dans un souci du détail caractéristique d’une authentique démarche académique et critique.

5Car c’est bien en tant que « production quantifiable et quantifiée » (p. 302) que la chercheuse considère les ouvrages de Christine de Pizan. Ceux‑ci s’incarnent dans des manuscrits de premier et de second jets, à distinguer des manuscrits d’édition et des manuscrits de publication. La démarche permise par cette abondance de matériaux critiques, qui n’est pas si commune en littérature médiévale, est celle d’une approche génétique de l’œuvre christinienne. Au fil des pages, l’on pénètre dans l’atelier de copie de l’autrice, en suivant l’ordre de composition, en repérant les espaces laissés blancs pour les ornementations. S’y révèle une manière hâtive de travailler, les premières parties des ouvrages étant données pour copie alors même que le texte n’était pas achevé. « Finir n’est pas ce qui intéresse Christine : elle veut offrir, rendre le livre efficace et utile. » ; « chez Christine l’œuvre ne naît et n’existe que si on lui trouve des lecteurs » (p. 344) : par ces mentions, S. Delale démontre que la mise en livre et en page d’un texte, quand il correspond à une intention d’autrice, en dit long tant sur l’œuvre, dans son inscription générique, que sur la conception que se fait l’autrice de ce travail particulier qu’est la création littéraire, et sur la personnalité même de cette autrice.

6La troisième partie explore le versant plus proprement littéraire du corpus retenu pour l’étude. Sont alors distingués deux types de narration : celui de la lecture par parabole et allégorie, d’une part ; et celle d’une fabula la moins équivoque possible, lorsque l’enjeu est didactique, d’autre part. Le passage de l’une à l’autre est identifié comme voulu par Christine de Pizan, qui délaisse ainsi « l’obscurité poétique » pour « la clarté du discours aristotélicien » (p. 369). C’est toujours avec un esprit systématique que la chercheuse s’adonne à un relevé précis et exhaustif des rythmes ternaires et binaires des textes versifiés. La prose n’est pas en reste : y sont également repérées des structures binaires et ternaires, le tout étant synthétisé par le modèle de l’hémiole, « rapport du trois et du deux » dans la musique grecque, et que l’on trouve théorisée par Boèce notamment (p. 392). Soumis à cette analyse, comme à celle de l’architecture du vers (titre du chapitre VII), le Dit se révèle dans sa singularité : il autorise et provoque même l’interprétation du public, faisant confiance à la « subjectivité de l’entendement » (p. 471). Mais la « cause finale » est d’aller vers une intelligibilité de plus en plus claire, tant la parole christinienne s’infléchit d’une voix subtile voire sibylline (pour reprendre le nom d’un personnage du Livre du duc des vrais amants) à un discours d’oratrice.

7La quatrième partie se penche sur la figure de l’autrice, entre autrice modèle, fantasmée, et autrice empirique, réelle. Le corpus christinien se distingue en ce qu’il encourage le lecteur et la lectrice à l’identification avec l’autrice, laquelle se confond souvent avec la narratrice. Or, selon S. Delale, l’autrice « est presque toujours un point de vue sur le texte » chez Christine de Pizan, car l’autrice prend par avance la place du public, quand le lecteur ne devient pas même personnage (p. 559‑560 ; p. 587). Ce dispositif particulier a sans doute permis à Christine de Pizan d’être lue de manière continue à travers les siècles ; il a aussi incité son public à la réinventer sans cesse. Aussi le chapitre X est‑il consacré aux « réincarnations » de l’autrice (p. 609), montrant que Christine de Pizan a le pouvoir de refléter à chaque lecteur et chaque lectrice sa propre image, le féminin « devenant un genre neutre » (p. 651).

8Cette dernière mention est d’autant plus intéressante que S. Delale justifie, en introduction, son usage du terme « auteur » pour désigner Christine de Pizan, choix qui s’imposait, en milieu universitaire, en 2017 (p. 63‑65). Mais l’allégeance aux usages d’un milieu n’explique pas à elle seule ce choix : il est aussi cohérent avec le cœur de la démonstration de la chercheuse, sans contrevenir à ses positions, que manifestent ses différents articles et ses communications1.

9La conclusion générale reprend l’image‑clé de l’obscurité pour en livrer la senefiance : si la perspective conceptuelle est aristotélicienne, l’écriture académique de cet ouvrage se fait de plus en plus symbolique, dans le mouvement inverse du parcours d’autrice de Christine de Pizan. L’œuvre christinienne est définie comme un texte collaboratif qui ne s’actualise que par la participation du public : en ce sens, c’est ce public qui porte la responsabilité de l’imperfection, ou de l’inintelligibilité, de l’œuvre (p. 708). En définitive, l’œuvre de Christine de Pizan n’est proprement œuvre qu’en tant qu’elle appelle à une création, dépassant les autres types de lecture identifiés (herméneutique, rhétorique, fasciste…) (p. 730‑731) : aussi la chercheuse oriente‑t‑elle désormais ses travaux sur la réception de l’œuvre de Christine de Pizan au sein de l’université de Louvain‑la‑Neuve. Sa plume, quant à elle, d’académique, s’est elle‑même faite littéraire : sans doute y a‑t‑il là une potentialité à actualiser.