Réflexions linguistiques & littéraires autour du témoignage concentrationnaire
Une littérature de la rupture ?
Il avait dit : — Vous vous rendez compte ? et il était mort. De quoi voulait‑il qu’on se rende compte ? […] Mais oui, je me rends compte. Je ne fais que ça, me rendre compte et en rendre compte. C’est bien ce que je souhaite. J’ai souvent rencontré, au cours de ces années, ce même regard d’étonnement absolu qu’a eu ce vieillard qui allait mourir, juste avant de mourir1.
1Ainsi s’exprime le jeune narrateur semprunien des premières pages du Grand Voyage lors de son voyage en wagon plombé vers le camp de concentration de Buchenwald. Connues pour leurs conditions plus qu’éprouvantes, les déportations en train depuis la France et plus globalement de toute l’Europe faisaient déjà leur lot de victimes avant même l’arrivée dans les camps. Au début du roman, un vieil homme meurt en cours de route, d’« un truc au cœur » diront ses compagnons d’infortune pour se rassurer, mais plus probablement tué par l’énormité de ce qui est en train de lui arriver et qu’il ne peut appréhender. L’étonnement, la sidération, l’incompréhension. Autant de réactions humaines face à un événement jamais complètement saisissable, celui de l’expérience concentrationnaire.
2C’est dans ce contexte particulier que la chercheuse Ariane Santerre s’intéresse à la littérature inouïe, « c’est‑à‑dire des témoignages de survivants des camps nazis publiés dans l’immédiat après‑guerre » (p. 22). Il a souvent été dit de la littérature concentrationnaire qu’elle relevait de l’indicible, de l’intransmissible, parfois même de l’interdit. Le terme inouï, lui aussi marqué par la privation, apporte un éclairage supplémentaire à un corpus qui a peiné et peine encore à être entendu. L’inouï de ces écrits c’est à la fois la tentative de rendre compte de l’inédit de l’expérience, ici « la déshumanisation industrialisée véritablement sans précédent » et leur caractère « inentendu » (p. 23), et de comprendre l’absence de réception voire de postérité auprès du public et du lectorat universitaire. De ce fait, dans une perspective de « lecture humaniste » faisant s’entrecroiser la littérature et la linguistique (p. 32), le corpus principal d’étude a pour volonté de présenter une « constellation de représentations » (p. 28) en mêlant « témoignages canoniques et méconnus » (p. 29) de dix autrices2 et auteurs de langue française ou italienne, déportés soit pour motif racial, soit pour leur engagement politique3. Tous ont en commun le fait d’avoir survécu à leur déportation et d’avoir écrit sur cette expérience dès leur retour au pays, entre 1945 et 1947, faisant écho à ce que l’écrivain Robert Antelme nomme à juste titre « l’hémorragie d’expression4 ». Si la renommée de certains permet entre autres de mettre en lumière des écrits moins connus, cette réunion inédite souligne surtout les similarités de la « mise en récit » (p. 27), en particulier du cadre narratif, et la présence de « concordances textuelles frappantes » (p. 28).
L’univers concentrationnaire, un « laboratoire linguistique »
3La dimension bidisciplinaire de l’ouvrage se perçoit particulièrement dans sa structure, puisque la première partie est consacrée à divers aspects linguistiques et métalinguistiques du corpus, tandis que la seconde partie interroge davantage l’approche critique littéraire, s’attardant notamment sur l’intertextualité et l’intermédialité des œuvres. Plusieurs distinctions importantes sont réalisées tout au long des chapitres. Tout d’abord ce sont les notions d’indicible et de littérarité, souvent associées au témoignage concentrationnaire, qui sont différenciées. Si l’une peut se définir à la fois comme la difficulté « de raconter (qu’éprouvent les rescapés) et […] de comprendre (que ressentent les interlocuteurs) » (p. 44‑45), autrement dit un « rapport entre l’individu parlant et le langage » (p. 45), la seconde relève des catégories genettiennes du constitutif et du conditionnel (p. 47). À juste titre, la chercheuse met en garde contre les amalgames littérarité/fiction et imagination/fiction (p. 49), qui renvoient au préjugé séculaire envers le récit de fiction — le roman tout particulièrement — porteur de mensonge. Or, le « devoir éthique de ne rien inventer » (p. 33) n’exclue en rien ce que Jorge Semprún nomme l’artifice de l’imagination5, lequel permet alors « des images mentales », une « faculté d’évocation » (p. 50).
4Le dire concentrationnaire s’interprète à travers ses non‑coïncidences, c’est‑à‑dire « les formes par lesquelles l’individu parlant (ou écrivant) s’interroge, au fil même de son énonciation, sur la non‑adhésion des mots aux choses du réel ou encore à eux‑mêmes » (p. 53). Les rescapés écrivant ont ainsi conscience de la « non‑transparence de la langue » (p. 53), du « gouffre linguistique » (p. 69) et de la difficulté à « faire sens à travers les lacunes du langage » (p. 54). Ce jeu d’équilibre révèle toute sa précarité par exemple à travers l’emploi de « mots trop forts » ou « trop faibles », de « nomination[s] entre deux mots » (p. 57), toujours dans une tentative jamais vraiment achevée du « mot juste » (p. 55). Dans les descriptions de l’univers concentrationnaire, la narration s’interrompt régulièrement pour faire le constat d’une insuffisance du langage6. L’échec de la langue est même par endroits pleinement assumé par les auteurs‑rescapés, à travers l’usage de « modalités irréalisantes du dire » (p. 59), de « prédications négatives » (p. 60) et de formules dites « déjà‑répétées7 » ou « multiplement‑déjà‑dit » (p. 63). Ces formes d’écriture apparaissent lorsque l’information manque du côté de la narration8 ou que le discours touche au champ lexical de la vie, terme complètement détourné par la réalité du Lager.
5Or, « repositionner son rapport au monde nécessite de repenser son rapport au langage » (p.73), d’où le recours à un « métalangage courant » (p. 74) afin de pouvoir communiquer, et, en de rares occasions de faire preuve de ludisme (p. 76). Ce second chapitre s’appuie largement sur l’analyse de L’Espèce humaine de Robert Antelme. Le survivant note à plusieurs reprises une disparition du signifié et d’un décalage entre signifiant et référent (p. 77). Autre constat, celui de la « corporéité du langage » (p. 84) où ce dernier devient « une présence matérielle, véritable produit de la misère du corps » (ibid.). Enfin, le recours au métalangage permet de poser l’existence d’une « langue du détenu » (p. 87) proche de la magie, afin de répondre entre autres à la « nécessité de communication » (p. 114) mais aussi d’établir une « communication‑résistance » (p. 92).
6La Lagerszpracha (chapitre III) se définit comme « la langue […] des camps nazis, produit de la cohabitation d’une grande quantité de langues et de dialectes européens dans un rapport de force complexe » (p. 111). Elle est marquée par une grande « porosité linguistique et discursive » (p. 135). Elle comprend un jargon technique et administratif spécifique, pouvant condamner celle ou celui qui n’en a pas encore saisi le sens (p. 114). Elle contient également un argot cryptique, dissident, maniant volontiers l’humour noir (p. 116‑117). Enfin, du fait de la diversité linguistique, elle donne naissance à un « sabir international » (p. 123) qui tente de pallier la méconnaissance de la langue allemande tout en permettant de dire l’essentiel. Ainsi, la Lagerszpracha héberge plusieurs aspects parfois contradictoires, mais qui participent de manière plus ou moins directe à la « déshumanisation langagière » (p. 128). Elle est à la fois une langue du détenu, « arme défensive » (p. 92) créée par et pour celui‑ci, le langage des bourreaux et du haut‑parleur du camp (p. 94) hérité de la LTI (p. 105) et imposé à leurs victimes, le langage du camp, entité personnifiée (p. 98), et une « langue étrangère » (p. 90) pour celles et ceux de l’extérieur n’ayant pas connu l’expérience de la déportation.
7Emblématique et incontournable, la Lagerszpracha est un élément essentiel du récit testimonial. Ce dernier peut se définir comme un document rédigé par un survivant qui, s’acquittant d’une promesse contractée durant l’épreuve auprès de camarades dont la plupart ne sont pas revenus, endosse le rôle de témoin et décrit, en prose et à la première personne, ce qu’il a vu, entendu, senti ou pensé sous les tortures qui lui furent infligées par l’homme afin d’en instruire les générations présentes et à venir, et d’attester ce qui a eu lieu pour faire obstacle à la négation. Ce projet éthique d’opposer à la tentative de destruction de l’humain et de la culture une exigence de vérité dessine en creux un programme esthétique — qui explique que, à la question : « Qu’est‑ce qu’un témoignage ? », Perec réponde que c’est « l’exemple le plus parfait […] de ce que peut être la littérature » (1992 :111)9.
8S’appuyant sur les travaux de Mikhail Bakhtine, Ariane Santerre démontre que les témoignages concentrationnaires comportent d’une part une dimension dialogique puisque, en tant que « réponses directes à l’univers concentrationnaire dont ils sont issus, [ils] entrent en dialogue avec les mots d’autrui qui y avaient cours, incluant ceux des oppresseurs » (p. 134). La Lagerszpracha s’inscrit donc dans cette « porosité narrative » (p. 135) alternant entre altérité et familiarité (p. 137). D’autre part, l’hybridation permet « l’intégration des mots d’autrui » (p. 144) mais aussi « les points de vue des divers acteurs du monde concentrationnaire » (p. 145). Au‑delà du contenu du texte c’est aussi la forme qui est touchée, puisque l’hybridation crée des « genres intercalaires10 » (p. 148), empruntant à « l’intertextualité littéraire et [au] dialogisme » (p. 149).
Intertextualité & intermédialité dans le témoignage concentrationnaire
9De fait, cette dernière notion d’intertextualité est explorée dans sa « dimension relationnelle et […] transformationnelle » (p. 172). Celle‑ci est présente dans les écrits composés au sein du camp et ceux rédigés a posteriori, quoique son intention diffère. Le concept de mémoire de la littérature (p. 169) emprunté à Tiphaine Samoyault apparaît hautement intéressant : appliqué au récit concentrationnaire, il permet la création d’espaces fictionnels répondant à l’exigence testimoniale. Les références intertextuelles possèdent une « fonction illustrative » (p. 179) car elles soulignent « le pouvoir agissant » (p. 181) positif et éphémère de la littérature sur les déportés. Les formes sont très variées : citations (exactes ou de mémoire), références à des noms d’auteurs, jeux de mots, épigraphes, titres intertextuels, figures littéraires parmi lesquels reviennent souvent Dante Alighieri, Franz Kafka, Alfred Jarry (p. 186) et Homère (p. 207)11. Ces derniers ne constituent pas que des aides à la compréhension pour les lecteurs de l’univers concentrationnaire, mais bel et bien des grilles de référencialité (p. 189) pour les auteurs‑survivants, où l’espace imaginaire permet de saisir ne serait‑ce qu’en partie la « réalité historique » (p. 198). Loin de se contenter d’une approche théorique, le chapitre IV de Littérature inouïe s’appuie sur des analyses d’une grande précision d’extraits de Primo Levi, Liana Millu et David Rousset, autour de l’intertextualité relationnelle et transformationnelle. Ces exemples illustrent ainsi une volonté « de forger du sens au sortir de la mort, de construire un récit malgré la destruction — et à partir d’elle » (p. 229).
10Dernier concept abordé par l’ouvrage : la transmédialité, définie comme « la présence d’un motif, d’une esthétique ou d’un discours dans un certain nombre de différents médias » (p. 232). Dans les récits concentrationnaires étudiés ici, le constat a été fait du recours à des médias rendant compte de manière très différente de l’expérience traumatique : la photographie et le théâtre (p. 233). Reprenant les travaux de Walter Benjamin, Ariane Santerre montre que « l’aura » de la photographie (p. 239) s’applique aux images prises par les Alliés. Valeur à la fois cultuelle et d’exposition (ibid.), la photographie constitue une preuve concrète, authentifiée (p. 242), s’arrêtant néanmoins aux portes du crématoire. Cette dernière peut cependant être associée à l’écriture, formant alors une « combinaison de médias » (p. 243) à la précision géographique et historique plus ou moins fiable12 comme dans le cas de Gaetano Martino, survivant italien des camps de Mauthausen et d’Ebensee (p. 244‑245). A contrario, le survivant français Michel Fliecx revendique la rigueur de son témoignage. Les photographies soigneusement choisies constituent un complément de compréhension à l’individualité de son expérience (p. 247‑248). Enfin, fort de sa culture littéraire et surtout cinématographique, Aldo Bizzarri préfère « l’analogie photographique » (p. 237) afin de produire — selon ses mots — un « documentaire, juste et synthétique » (p. 251). Cet intérêt pour la photographie, exprimé et travaillé de diverses manières chez ces trois hommes, peut ainsi s’expliquer par son pouvoir d’« auto‑authentification » (p. 239) et sa « puissance épidémique » (p. 253) propre à marquer les esprits.
11À contre‑courant de l’exactitude supposée prêtée à l’image photographique, c’est l’espace de l’illusion par excellence — le théâtre — qui est manié par les déportés, au sein et en dehors du camp pour raconter et témoigner de leur expérience13. À cette contradiction apparente, Ariane Santerre propose la réponse suivante : l’enfermement révèle un « théâtre du camp » d’inspiration brechtienne où se joue « un horrible spectacle […] sans catharsis […] dans lequel les nazis — à la fois metteurs en scène et spectateurs — tirent les ficelles pour leur propre divertissement » (p. 254).
12Les survivants tels Primo Levi, David Rousset ou Jorge Semprún constatent et dénoncent ce qui est couramment nommé comme la mise en scène nazie, à travers deux moments macabres mais volontairement étudiés : l’arrivée au camp — organisée pour tromper et terroriser — et les cérémonies d’exécution (p. 256). À ce discours critique s’ajoute la nécessité de passer par l’art de l’illusion pour rendre compte du caractère inimaginable, « hors norme » (p. 260) du Lager. Finalement, l’outil théâtral est source de « désillusion » (p. 261) plutôt positive pour le narrateur comme pour le lecteur, car il apporte à tous deux une certaine forme de lucidité active. Ainsi, l’intermédialité contenue dans le théâtre permet de relier le besoin impérieux de raconter tout en faisant du rescapé un « spectateur‑acteur » (p. 269).
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13La conclusion de l’ouvrage fait le choix de revenir sur l’« intermédialité chrétienne » (p. 232) mais aussi juive présente dans nombre de témoignages concentrationnaires. On songe aux descriptions eschatologiques passant par une assimilation du camp à l’enfer terrestre14, aux flammes du Jugement renvoyant à la fumée des crématoires15, à la séparation de ses « habitants » entre damnés, martyrs et bourreaux, etc. Rien de plus logique alors que de reprendre le mythe de la tour de Babel pour l’apposer à la réalité concentrationnaire. Si des différences évidentes d’intention existent entre les ouvriers de la Genèse (coupables du péché d’hubris) et les travailleurs‑esclaves de l’univers concentrationnaire (victimes de la logique industrielle nazie), la corrélation établie par Primo Levi entre Babel et la Tour de Carbure de l’usine de la Buna, appelée Babelturm par les déportés eux‑mêmes (p. 279) souligne la même discorde dans l’érection du bâtiment, renforcée par la pluralité linguistique, elle‑même dominée par l’aridité et la violence de la Lagerszpracha.
14Cette analogie n’a rien d’une lecture mystique ou d’un effet de style. Au contraire, elle rend compte des conséquences concrètes de l’écriture et de la réception de l’événement : « la malédiction de Babel se poursuit à l’extérieur des camps, atteignant le cœur de la relation entre les survivants et leur interlocuteur, qui sont destinés à ne plus se comprendre » (p. 281). Ce dernier enjeu est au cœur de l’actualité, puisque le « monde de camps » décrit par le chercheur Michel Agier n’a finalement jamais cessé d’exister. Ainsi, l’objectif n’est certainement pas de figer la « culture de la Mémoire » mais bien de l’actualiser et de la vivifier en vue d’« accueillir, avec respect et écoute, les témoignages des survivants des prochains génocides et crimes d’État » (p. 283).