« Ce serait l’histoire du pot de terre contre le pot de fer » : relire La Cousine Bette de Balzac
1Troisième volet d’une série de volumes consacrés depuis 2015 à la relecture d’un roman ou d’une nouvelle de La Comédie humaine1, cet ouvrage collectif donne suite à la journée d’étude organisée par Luca Pietromarchi et Agnese Silvestri le 13 mai 2019 à la Fondation Primoli2. Cinq spécialistes de Balzac et du xixe siècle, ainsi que de l’œuvre proustienne, s’attachent au « roman terrible3 » que nombre d’écrivains, de metteurs en scène et de critiques littéraires n’ont cessé de questionner, une génération après l'autre, de Baudelaire à Zola, de Taine à Proust, de Ferdinand Brunetière à Max de Rieux. Par le biais d’une approche interdisciplinaire qui replace le roman balzacien dans son contexte socio‑historique et politique, ils proposent des lectures multiples et originales de l’un des chefs‑d’œuvre du xixe siècle, sans pour autant renoncer à la cohérence interne du volume. Le style argumentatif agile, aussi bien que le caractère varié des cinq contributions (d’où le sous‑titre : « cinq leçons ») n’empêchent pas de sonder les plis les plus cachés du texte, en faisant plutôt ressortir la complexité idéologique du dernier Balzac. Les implications socio‑politiques de la vengeance des classes travailleuses, la demande de mobilité sociale dont de nouvelles instances collectives se rendent porteuses à l’heure où les principes démocratiques modernes sont en voie d’affirmation, les formes de représentation du désir sexuel et le statut des configurations discursives sous la Monarchie de Juillet sont justement quelques‑unes des questions déployées par le roman balzacien que cet ouvrage collectif s’apprête à creuser. Comme le souligne Luca Pietromarchi dans son introduction, il est ici question de « la vengeance des parents pauvres, des offensés et des humiliés qui se ruent contre l’ordre qui se reconstitue à chaque manche de l’histoire, mais qui chaque fois les exclut à nouveau » (p. 7). Ferdinand Brunetière avait d’ailleurs bien compris la profondeur idéologique de La Cousine Bette, lui qui ne reniera jamais son admiration pour l’œuvre de Balzac :
Il se trouve que Balzac n’a rien écrit de supérieur au Cousin Pons et à La Cousine Bette […]. L’idée commune qui les relie, — celle des drames sombres et secrets que l’inégalité des conditions engendre dans les familles, entre gens du même nom, du même sang, de la même origine, — est l’une des plus fécondes que l’on puisse concevoir en sujets émouvants, et en sujets dont la portée sociale égale ou surpasse l’intérêt romanesque4.
2Or, questionner les implications de la vengeance et de la séduction dans La Cousine Bette revient alors à mettre au jour et à questionner, entre autres, l’un des piliers de la critique balzacienne ; de Pierre Barbéris5 à Fredric Jameson, les critiques ont souvent détecté une « coupure » dans les textes du dernier Balzac : « il faut voir quelque chose comme une “coupure” dans la production de Balzac vieillissant, une coupure qu’il [P. Barbéris] situe aux alentours de 1844 et qui est caractérisée autant par la disparition de personnages aristocratiques que par l’avènement d’un nouveau monde social qui ne prendra pleinement conscience de lui‑même qu’avec la révolution de 1848 et le Second Empire6 ». Il ne s’agit alors pas tant de s’attarder — ainsi que Pierre Barbéris l’avait fait dans Mythes balzaciens — sur les inquiétudes d’un écrivain « mal préparé7 », dans les dernières années de sa production romanesque, à accueillir de nouvelles revendications sociales, ce refus aboutissant finalement à une sorte de « déphasage par rapport au réel8 » — tout au moins d’après la lecture du critique, peut‑être quelque peu tranchante dans ses conclusions. Les contributions qui composent Séduction et vengeance : « La Cousine Bette » de Balzac visent plutôt à comprendre les glissements idéologiques de l’auteur dans toute leur complexité et à saisir les enjeux, voire les ambiguïtés de la posture balzacienne d’une part à l’égard des classes travailleuses à l’aube des mouvements sociaux de 1848, d’autre part face à la nouvelle phénoménologie du désir sexuel à l’heure où les calculs d’une bourgeoisie de plus en plus cynique et installée menacent de tout affadir.
La Cousine Bette ou la vengeance du peuple
3Publié en feuilleton dans Le Constitutionnel du 8 octobre au 3 décembre 1846 et ensuite en volume en 1847, ce roman fait retentir les fantasmes bourgeois à la veille des embrasements révolutionnaires de l’année 1848. Dans le prolongement des réflexions de Nicole Mozet9, la contribution d’Agnese Silvestri (Lisbeth, ou les limites de la vengeance populaire) montre bien les implications socio‑historiques de l’émotion de la vengeance qui pousse Lisbeth Fischer, d’origine paysanne, à détruire la famille de sa cousine germaine Adeline, mariée au baron Hector Hulot. Si l’anthropologie romanesque balzacienne fait de la haine, de la vengeance et de la jalousie les mobiles psychologiques principaux des vieilles filles (que l’on pense au plaisir tiré par Mlle Sophie Gamard de sa persécution de l’abbé Birotteau, dans Le Curé de Tours : elle est « heureuse de vivre par un sentiment aussi fertile en émotions que l’est celui de la vengeance »10), dans La Cousine Bette il en va un peu différemment, ces sentiments s’enrichissant d’une profondeur socio‑politique bien plus complexe. Comme le souligne A. Silvestri, Lisbeth, présentée comme une figure allégorique (« Elle fut la Haine et la Vengeance sans transaction11 »), incarne l’élan d’insubordination des classes travailleuses. Or, on sait que la tentative de renversement des rapports sociaux par les couches prolétaires est tout à fait dangereuse aux yeux de Balzac, comme il l’avait d’ailleurs déjà écrit quelques années plus tôt, en 1832, dans l’article « Du gouvernement moderne », refusé par le journal légitimiste Le Rénovateur et publié posthume en 1933 (« la classe ignorante et pauvre, à elle seule matériellement plus forte que les deux premières [la classe moyenne et la classe aristocratique] […], déchaînée, renverserait, inutilement, l’ordre social12 »). En brouillant le schématisme manichéen propre à l’axiologie du roman‑feuilleton et au genre mélodramatique, l’auteur complexifie le statut des personnages, Adeline et Bette n’étant ni tout à fait bonnes ni tout à fait méchantes : alors que les traits physiques et psychologiques semblent enfermer la vieille fille dans son rôle de femme tyrannique et dangereuse, rongée par la jalousie, Balzac plaide — du moins partiellement — pour sa cause. Le statut d’infériorité socio‑économique, qui oblige la femme à travailler et la contraint à la dépendance de sa famille (la diminution onomastique de l’appellatif « Bette » n’en serait qu’une preuve), permet à Balzac de solliciter l’implication affective du lecteur, qui est amené à partager le sentiment des injustices subies par la parente pauvre. Certes, le roman balzacien n’a pas encore l’envergure des fresques des grands mouvements sociaux comme Germinal de Zola ; et pourtant il questionne les problèmes contemporains. À l’heure où le dynamisme de l’épopée napoléonienne a désormais sombré et les intérêts médiocres (et opportunistes) d’une bourgeoisie installée gagnent le système économique et social de la Monarchie de Juillet, seul le peuple semble garder son énergie, encore que négative. Dans sa contribution, A. Silvestri ne se limite pas à aborder les implications personnelles et surtout sociales de la vengeance de Lisbeth ; elle descend dans les plis du texte, en faisant ressortir les ambiguïtés des noyaux idéologiques du roman balzacien : « On a l’impression que, dans La Cousine Bette, Balzac cherche à régler ses comptes avec une donnée historique : la gestion de l’héritage de la Révolution française et de l’époque napoléonienne, avec les possibilités de mobilité sociale qui en dérivent » (p. 75). Car, si d’une part Balzac stigmatise le pouvoir destructeur et éversif des couches populaires, qui se font porteuses d’une demande égalitaire et d’un désir d’ascension, en menaçant l’ordre incarné — au niveau micro‑social — par la famille, d’autre part il semble comprendre — du moins partiellement — leurs revendications. Or, la parabole narrative de Lisbeth se pose comme une tentative d’« ascension sociale deux fois ratée » (p. 79) : devenue ouvrière en passementerie, elle ne parvient pas à s’établir dans la maison Pons où elle dirige la fabrication des produits, à cause de l’effondrement de l’Empire de Napoléon ; ensuite, son mariage avec le frère aîné du baron Hulot, depuis longtemps envisagé, échoue à cause du décès du maréchal. Le désir acharné de vengeance passe alors par « l’affirmation de son droit à avoir la même destinée sociale que sa cousine » (p. 84), elle qui n’a pas réussi à profiter des opportunités offertes par l’Empire napoléonien, comme l’a fait Adeline (« La belle Adeline passa sans transition des boues de son village dans le paradis de la cour impériale »13). Il se pose alors comme un appel au droit à l’égalité des chances et à la mobilité sociale lancé par une femme du peuple. C’est alors que le texte balzacien paraît traversé par des tendances tout à fait opposées et irréconciliables, entre « compréhension de la licéité de cette demande, inhérente aux processus de démocratisation en acte, et négation obstinée des changements pouvant bouleverser les hiérarchies établies » (p. 84). C’est justement ce que remarquait Zola, dans un article publié le 13 mai 1870 dans Le Rappel :
Dans ce monde, la bourgeoisie et l’aristocratie seules sont représentées. Le peuple, l’ouvrier, n’apparaît presque jamais. Mais comme on entend au loin la voix du grand absent, comme on sent, sous toutes les ruines amassées, la sourde poussée du peuple qui va jaillir à la vie politique, à la souveraineté ! […] La Révolution n’a pas seulement fait de Balzac un démocrate inconscient, elle en a encore fait un voyant, un prophète du lendemain14.
4La lecture de Zola n’est certes pas à prendre au pied de la lettre : elle fausse un peu la pensée politique de Balzac ; et pourtant, l’auteur des Rougon‑Macquart a bien compris la modernité de la pensée balzacienne, même dans ses apories ou ambiguïtés. Cependant, il est vrai que dans l’univers romanesque balzacien la revanche de la femme du peuple s’avère finalement un échec, alors que, dans un premier temps, elle semblait se réaliser. Quoique A. Silvestri ne souscrive pas à la lecture proposée par Kris Vassilev15, elle souligne les limites du désir de vengeance de Lisbeth : le potentiel bouleversant des revendications dont le personnage se rend porteur est en réalité condamné à « l’impuissance des sacrifiés du système » (p. 85), puisque la parente pauvre ne parvient pas à s’affranchir de sa « fonction instrumentale ». De par sa négation de toute possibilité d’émancipation sociale pour les classes populaires, La Cousine Bette s’inscrirait alors dans le droit fil des réflexions entamées par Balzac dans l’incipit du dernier volet de L’Histoire des Treize, ce qui permet à A. Silvestri de sonder les enjeux idéologiques de ce roman à la lumière des œuvres balzaciennes qui l’ont précédé, notamment La Fille aux yeux d’or et Le Curé de village.
Relire La Cousine Bette au prisme du Catéchisme social : le statut de la parole sous la Monarchie de Juillet
5La « leçon » de Vincent Bierce (« Dieu livra le monde aux discussions » : La Cousine Bette, ou Le Catéchisme social romancé) propose de lire La Cousine Bette au prisme de cette œuvre composite et fragmentaire qu’est Le Catéchisme social, dont la rédaction, quoique la datation en soit incertaine, remonterait aux années 1840‑1842, selon l’hypothèse de Bernard Guyon16. En monarchiste légitimiste et catholique, Balzac juge d'un œil critique l’égalitarisme démocratique et l’horizontalité discursive qui en dérive, puisque l’effacement des hiérarchies amènerait à l’indistinction, voire au désordre social. Les pivots essentiels de l’appareil idéologique balzacien (la prééminence, voire la nécessité, d’un pouvoir centralisé et absolu, ainsi que le rejet des principes démocratiques du libre‑arbitre et de l’égalitarisme), bien explicités dans Le Catéchisme social, seraient à l’œuvre aussi dans La Cousine Bette, qui se pose comme une représentation des ravages de « cette société moderne qui est à la fois celle de la politique partagée, de la discussion à volonté et de la faillite de la verticalité » (p. 72). Or, en prenant appui sur la citation biblique tirée du livre de l’Ecclésiaste (« Dieu livra le monde aux discussions »), V. Bierce choisit un angle d’attaque spécifique, à savoir la parole partagée et dépourvue de toute verticalité qui en cautionne à la fois l’autorité et la légitimité. Sous la Monarchie de Juillet, à l’heure où la politique se fait par le biais de « paroles aigrelettes17 », on assiste à une substitution de la parole (et de tout son réseau sémantique : conversation, discussion etc…) à l’action — pour emprunter les mots du baron Hulot. V. Bierce s’attache alors à souligner comment « cette dégradation de l’action à la parole est présentée comme la première caractéristique des luttes politiques de la Monarchie de Juillet » (p. 64) : dans l’article « Du gouvernement moderne », Balzac avait d’ailleurs déjà mis en garde contre les dangers de la « parole égalitaire » (p. 65) ainsi que du système parlementaire et représentatif, qui met « le pouvoir entre les mains d’un ministère soumis à une constante discussion18 ». La contribution se poursuit alors par une lecture métaphorique du personnage de Lisbeth, qui se poserait en tant que « personnification même du principe démocratique » (p. 67) et de la demande d’égalitarisme social provenant des couches populaires. Cette hypothèse amène ainsi V. Bierce à se pencher sur l’athéisme de la parente pauvre et à sonder, dans le prolongement de l’ouvrage tiré de sa thèse19, les implications de l’ironie balzacienne, procédé discursif bâti sur une forme de négation de toute transcendance et de toute vérité ontologique, voire sur le délitement des derniers ressorts d’une parole verticale dont la société Louis‑Philippe se montre de plus en plus dépourvue.
Le pouvoir de séduction de Valérie, « cette madame de Merteuil bourgeoise »
6L’étude de Francesco Fiorentino (La France Louis‑Philippe et le charme de Valérie) prend le contrepied des lectures, pourtant bien fondées et légitimes, qui privilégient les aspects ravageurs de l’érotisme déréglé ou la crise des valeurs dans la société bourgeoise sous la Monarchie de Juillet, telles que Pierre Barbéris20 et Nicole Mozet21 les avaient posés. Alors qu’une longue interprétation critique, de Zola à Pierre Barbéris, a souvent rapproché le délitement social de la débauche physique entraînée par la puissance érotique de Madame Marneffe (cette lecture étant d’ailleurs cautionnée par l’auteur lui‑même), F. Fiorentino se penche plutôt sur la force motrice du charme de la prostituée bourgeoise : si le pouvoir de séduction de Valérie ne « contrebalance » qu’« en partie sa négativité morale », du moins il « compense la négativité du contexte social » (p. 16). L’époque Louis‑Philippe — Balzac l’avait déjà montré — est de fait étayée sur le « culte de l’intérêt personnel22 », sur une gestion raisonnable, voire boutiquière, de l’argent par une bourgeoisie de plus en plus calculatrice, dont Crevel serait le premier représentant. Pour comprendre les déclinaisons de cette tendance à l’aplatissement des ambitions, qui deviennent de plus en plus médiocres (voire prudentes), il analyse les dynamiques de l’imitation par le biais de la théorie du désir triangulaire formulée par René Girard23. Ainsi, l’idéalisme romantique sous‑jacent aux dynamiques de la médiation externe s’estompe face aux intérêts qui mobilisent les actions et les désirs des personnages : l’on assiste alors à un rabaissement des formes de représentation du désir, dans la mesure où le médiateur est toujours interne : « la nouvelle génération est désormais “sans grandeur”24, à la fois au niveau moral et sous l’aspect de ses formes de représentation » (p. 15). Seule la toute‑puissance du sexe semble pouvoir combler « ce vide d’idéaux sociaux » (ibid.). Poussé par un désir immodéré qui vire à la monomanie, Hulot est « obsédé par sa passion sous une forme incompatible avec le calcul étroit de la bourgeoisie des Crevel » (p. 18). Il se distingue aussi de son fils, représentant de l’« homme politique25 » de 1840, qui refrène tout élan énergique ainsi que toute conduite immorale afin de réussir sa tentative d’ascension sociale. On pourrait en conclure que dans La Cousine Bette la réalisation de la directive libérale lancée en 1843 aux membres de la Chambre des députés (et à toute la bourgeoisie française) par le ministre François Guizot s’avère pour le moins problématique : « éclairez‑vous, enrichissez‑vous, améliorez la condition morale et matérielle de notre France : […] voilà ce qui donnera satisfaction à cette ardeur de mouvement, à ce besoin de progrès qui caractérise cette nation26 ». Face à la prudence opportuniste des bourgeois à la Crevel ou aux ambitions de carrière des jeunes à la Victorin Hulot, seuls le baron Hector et même Valérie Marneffe gardent un réservoir d’énergie, bien que dans le vice et dans la dissipation sexuelle (et financière). Comme le conclut F. Fiorentino, en empruntant avec profit aux outils théoriques de la critique freudienne de Francesco Orlando27, « avec les personnages de Hulot et de Valérie, le roman arrive donc à réaliser une formation de compromis miraculeuse entre la condamnation morale de leur conduite et la reconnaissance, dans le cas de Hulot, de sa résistance aux valeurs dégradées de la société Louis‑Philippe et, dans le cas de Valérie, de son charme irrésistible » (p. 22).
Postérités balzaciennes
7Depuis sa publication en feuilleton, le premier volet des Parents pauvres n’a cessé de passionner nombre de romanciers et de poètes, de Baudelaire à Taine, de Proust à Colette. La « leçon » d’Andrea Schellino (Valérie Marneffe, ou la palme de la perversité) étudie la réception critique du personnage de Valérie Marneffe, en montrant combien la prostituée bourgeoise a fasciné les écrivains des générations suivantes, tels que les frères Goncourt et Baudelaire, en passant par Hippolyte Taine et Théophile Gautier : si les premiers apprécient la complexité psychologique du personnage, Gautier s’attèle à l’interprétation de l’épisode de la mort de la femme, où, de par la représentation du « désir du pur et de l’honnête28 » de la prostituée agonisante, l’idéal prendrait la revanche sur le réel. Après un bref excursus, A. Schellino aborde la question de la réception du personnage de Madame Marneffe au prisme d’un parcours baudelairien. Plusieurs affinités se font jour, dès lors que l’on examine les poèmes aussi bien que les textes critiques de l’auteur : c’est justement de Valérie Marneffe que Baudelaire se souviendra dans son poème célèbre À une passante, comme le souligne Luca Pietromarchi dans son introduction au volume. Voilà alors que, par le biais d’une lecture attentive des textes, A. Schellino montre dans quelle mesure l’auteur des Fleurs du mal dissémine dans ses œuvres non seulement des emprunts au système philosophique balzacien (pour ce qui est du concept de l’homo duplex), mais aussi des allusions, voire des références intertextuelles plus ou moins implicites au personnage balzacien, notamment dans À celle qui est trop gaie et Le Voyage.
8En prenant comme point de départ les réflexions quelque peu méprisantes mais souvent très fines que Samuel Beckett a exposées dans les lettres à son ami Thomas McGreevy entre 1932 et 1935 (« le baron Hulot était pour beaucoup dans l’élaboration de Charlus29 »), la contribution d’Ilaria Vidotto (Du baron Hulot au baron de Charlus, en passant par Samuel Beckett. Étude croisée de deux « frères par excès ») revient sur une question très débattue par la critique proustienne portant sur les sources littéraires et esthétiques de la Recherche, notamment les emprunts à l’œuvre de Balzac. I. Vidotto met en lumière d’une façon très précise et originale les affinités entre le baron Hulot et le personnage proustien du baron de Charlus. Car, si la critique a maintes fois souligné le statut très balzacien de Charlus, elle s’est plutôt cantonnée aux suggestions fournies par le modèle de Vautrin30. Il s’agit ainsi de montrer « qu’une parenté, sinon une véritable gémellité, existe bel et bien entre ces deux barons frappés de monomanie et descendants à grands pas la pente » (p. 26), sans pour autant nier les irréfutables différences à la fois de statut sociologique et d’orientation sexuelle des deux personnages. Bien que Proust n’ait jamais évoqué ce modèle fictionnel d’une façon explicite dans ses écrits littéraires, sa correspondance ou les brouillons et manuscrits de rédaction, comme c’est le cas pour le sculpteur Steinbock, un réseau de convergences, voire de véritables références intertextuelles, se dégage à la lecture de la Recherche. Non seulement la plongée progressive et irrémédiable dans le vice sexuel et la déchéance physique, morale et sociale de Hulot (auparavant haut fonctionnaire très apprécié par Napoléon, grand‑officier de la Légion d’Honneur sous l’Empire et mari dévoué à sa femme Adeline, ensuite entraîné à sa perte par le pouvoir de séduction de Valérie Marneffe) offrent un puissant ressort narratif pour la parabole involutive de Charlus ; l’esthétique du grotesque prend aussi une valeur remarquable, cette dernière s’infléchissant plutôt, chez Proust, vers le registre du pathétique et vers des formes de sympathie vis‑à‑vis des faiblesses du baron. L’auteur avait d’ailleurs déjà prévu de mettre à contribution le modèle balzacien dans une phase très précoce de la genèse du personnage, dès 1909 : par rapport au référent intertextuel, Proust « accentue le côté repoussant et grotesque du corps de Charlus pour mieux faire ressortir la monstruosité tragique de l’inversion sexuelle » (p. 32). Et pourtant, en dépit de ces convergences, une différence majeure sépare les deux personnages : si — comme l’affirme I. Vidotto — « Balzac semble suggérer que l’insanité de son personnage résiderait moins dans sa passion pour elle‑même que dans ses séquelles sociales : destruction de la famille, déshonneur du Père et atteinte portée aux valeurs fondatrices de la société » (p. 43‑44), dans l’œuvre proustienne, le choix thématique du dérèglement du personnage s’enrichit d’une réflexion concernant son inversion sexuelle, dans la mesure où Charlus se démarque des conventions d’une société hétéronormée.
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9Au vu de leurs objets, très variés et souvent complémentaires, les cinq leçons qui composent cet ouvrage collectif contribuent à mettre en perspective la complexité idéologique du dernier Balzac, sans pour autant en cacher les ambiguïtés et les apories, en revisitant quelques lieux communs de la critique de l’un des plus grands auteurs du xixe siècle.