Une biographie déchaînée : une nouvelle approche de la vie savante
Comment l’œuvre agit‑elle sur la vie de chercheurs ?
1Ce que la science fait à la vie de celui qui la produit… Anthropologues, ethnologues, sociologues, historiens et géographes sont convoqués pour considérer les effets de l’œuvre, de la science sur la vie. L’ouvrage s’ouvre avec l’introduction de Nicolas Adell, anthropologue et professeur à l’université de Toulouse, intitulée « De la vie devant soi : vie savante et biographie scientifique ». N. Adell a piloté le programme de recherches « La vie savante : pour un renouvellement du genre biographique dans les sciences studies » (VISA). Ce programme cherchait à repenser l’approche du genre biographique comme moyen d’appréhender les réalités de l’activité scientifique. Les différentes formes de liens entre science et vie ont été collationnées, analysées, fouillées à travers séminaires, colloques, articles, et désormais ce livre. L’ouvrage s’organise en trois chapitres et comporte huit contributions qui gravitent autour des œuvres respectives de Pierre Bourdieu, Pierre Clastres, Marcel Mauss, Germaine Tillion, Mouloud Mammeri, Claudine Vidal et Paul Vidal de la Blache. Ces différents articles relatent les espaces‑temps du chercheur, le terrain, l’enquête, le laboratoire, le bureau l’observation et l’écriture, entre la vie et l’œuvre. Ils multiplient les points de vue sur l’œuvre et la vie des différents savants considérés.
La question biographique
2Habituellement, le biographe restitue la vie et l’œuvre et il réunit les différentes dimensions de la vie du savant, ses origines sociales, sa formation, sa vie personnelle puis il étudie ses recherches, ses inventions, ses publications pour produire un parcours de vie singulier et parfois intemporel. La « question biographique » est souvent interrogée dans les sciences humaines et sociales. La biographie a été parfois oubliée au profit de l’étude des organisations ou des chronologies. Elle a même été bannie pour éviter toute subjectivité. Mais depuis quelques décennies, des historiens, dont François Dosse, ont fait le « pari » de la biographie. Pierre Nora a poursuivi avec l'égo‑histoire, la problématique des parcours et des méthodes du chercheur. Chaque domaine chemine dans une réflexion singulière sur les modalités de production et ainsi dans la vie personnelle, la démarche et la création sont interrogées. Ce livre illustre par des exemples variés des procédés et approches spécifiques de la biographie. Dans ce programme de recherche (VISA) et dans ce livre, les savants ont travaillé sur des « biographies déchaînées » où chaque étude engage une méthode particulière des fragments de vie, pour saisir à partir d’une inclination comment s’organise l’unification (ou pas) d’une œuvre. Sans effacer l’impartialité nécessaire, ces parcours montrent l’importance des affects, de l’expérience, du vécu et des interceptions indispensables entre objectivité et subjectivité (entre la vie et la recherche). Les auteurs s’inspirent des outils de l’anthropologie pour documenter les variations qui lient la vie privée et la vie scientifique. Le terrain est crucial chez les anthropologues.
Une diversité d’approches
3N. Adell convoque Michel Leiris dans son introduction pour relier son individualité à ses recherches ethnographiques, « on se retrouve toujours identique à soi‑même » écrit Leiris en 1934 à la suite de à ses missions en Afrique (Leiris, 2014 [1934], p. 891‑892). Comment l’inspiration, la confiance, la représentation se percutent sur un terrain ? La manière d'incarner sa tâche et sa fonction modifie les rapports entre enquête, bureau et intimité.
4La première partie, intitulée « Coupure », présente des vies scientifiques. Le portrait de quatre géographes (Max Sorre, Roger Dion, Roger Brunet et Jean‑Louis Tissier) est retracé par Dylan Simon, docteur en géographie. Il restitue leur démarche particulière de ces géographes érudits et lettrés qui sont éloignés de l’image du traditionnel géographe nomade avec son carnet de terrain. Céline Trautmann‑Waller, germaniste, traite les différentes temporalités de Karl von den Steinen qui exerce d’abord comme médecin psychiatre avant de demander un congé pour étudier les asiles dans un tour du monde. Il devient ensuite un des premiers ethnologues allemands à la fin du xixe siècle. L’existence n'est pas seulement dans l'œuvre, le savant s’affirme dans des vies contrastées.
5La deuxième partie nommée « Sutures » relate des rencontres à travers des interactions intellectuelles. Éléonore Devevey, maître assistante en littérature à l’Université de Genève, interroge Pierre Clastre et ses héritages. Elle revient sur le concept de la soumission ou de l’obéissance à ses maîtres. Comment se mettre d’accord avec soi‑même ? Au‑delà de la filiation intellectuelle, Jean‑François Bert, anthropologue, et Jérôme Lamy, sociologue, étudient les amitiés scientifiques à travers les camaraderies de Mauss et Hubert, Haudricourt et Hédin, et Lévi‑Strauss et Jakobson pour envisager la maïeutique du dialogue et du partage. Agnès Fine, anthropologue, revient sur la carrière de Claudine Vidal, ethnologue, qui travailla en Afrique occidentale et orientale tout en s’engageant dans le combat féministe.
6« Vies rêvées » constitue la dernière partie. Les nécrologies du géographe Paul Vidal de la Blache construisent elles une vie illustre entre le récit de vie et l’hommage. Nicolas Ginsburger, historien, en analyse l’impact. Tassadit Yacine, anthropologue, reprend les itinéraires de Pierre Bourdieu, Mouloud Mammeri et Germaine Tillon, ethnologues qui ont sillonné la Kabylie dans des périodes de guerre. Leurs œuvres sont portées par ce contexte et elles ont aussi modifié leur parcours personnel. Sylvie Sagnes, anthropologue, s’attache dans l’article final à l’exofiction avec des exemples d’histoires de chercheurs romancées. La réalité ancre la narration, mais le romancier cisaille son récit avec son imagination. Trois romans sont convoqués, Christophe Claro Hors du charnier natal sur Nikolaï Mikloukho Maklaï, Bernardo Carvalho avec Neufs nuits et Lily King avec Euphoria.
À travers des chemins & des détours
7À partir de la question de Gregory Bateson : « où s’arrête le soi savant ? à son corps ? à sa main ? aux outils qu’il manipule ? à la portée de sa voix ? (1977 [1971], p. 275), ces perspectives éclectiques inventent des méthodes nouvelles. Les différentes contributions explorent les chemins et détours qui vont de la vie vers l’œuvre et, vice‑versa, de l’œuvre vers le destin. Les cas étudiés appellent à découvrir des situations souvent ignorées de l’anthropologie sociale et culturelle. Nous pénétrons dans des musées personnels pour une déambulation originale. Ces marges de la connaissance, à travers des sutures et des coupures, nous invitent à dépasser la discontinuité entre la vie et l’œuvre. La création scientifique comporte des instants d’illuminations et de bifurcations qui forment le socle de l’articulation intellectuelle. Avec des approches différentes, personnalités, époques, conditions, environnements, situations, ces articles appréhendent des instantanés de l’activité scientifique. L’ouvrage pose la « vie savante » comme un objet historique et un problème anthropologique.