Repenser les frontières coloniales
1L’ouvrage de Mohit Chandna, Abounding Spaces. Colonial Borders in French and Francophone Literature and Film, s’inscrit à la fois dans les études postcoloniales, dans une perspective de géographie poststructuraliste et dans le champ de réflexion du « tournant spatial » qui apparaît dans les années 1960. Depuis une trentaine d’années, l’on constate une multiplication des travaux dont la vocation est de relire les histoires coloniales à partir d’une approche spatialisante. En effet, et c’est en cela que M. Chandna prolonge et approfondit cet espace de réflexion, le croisement des postcolonial studies et de la géographie permet notamment de montrer que les frontières, qui peuvent nous paraître aujourd’hui « naturelles », tout en étant remises en question par les mouvements migratoires, sont la conséquence de conflits politiques et symboliques, de rapports de force et d’interactions humaines. Le fait de réinvestir non seulement le passé colonial français mais également les écritures postcoloniales qui cherchent à ébranler les systèmes de domination symbolique instaurés par l’ancien empire colonial, montre l’ambition de cet ouvrage, dont la spécificité et l’originalité résident dans l’exploration d’un ensemble de textes francophones issus de deux périodes historiques : celle de l’expansion coloniale (Jules Verne), celle de la mondialisation et du postcolonial1 (Ananda Devi, Patrick Chamoiseau, Michael Haneke). M. Chandna cherche ainsi à associer, dans son étude, à la fois une lecture des textes (approche littéraire) et une analyse historique plus proche de la pensée matérialiste, afin de comprendre non seulement les contextes dans lesquels ces œuvres ont été produites, mais également comment ces dernières participent à la mise en œuvre d’espaces alternatifs et subversifs fictifs.
2L’auteur prend pour objet d’étude un texte du xixe siècle, Le Tour du monde en quatre‑vingt jours de Jules Verne, et un ensemble de fictions, littéraires et cinématographiques, de la fin du xxe et du début du xxie siècles. Chaque chapitre prend ainsi pour cadre une période et un espace différents, qu’il s’agisse de l’Empire britannique dans le cas de Jules Verne, de l’île Maurice et de l’Inde chez Ananda Devi, de la Martinique chez Patrick Chamoiseau ou encore de Paris dans Caché de Michael Haneke. Tout en justifiant le rapprochement de ces œuvres, qui lui permet de montrer d’une part le fonctionnement de l’espace colonial (Verne) et les alternatives et contestations qu’il a suscitées (Devi, Chamoiseau, Haneke), Mohit Chandna aurait pu expliciter davantage le choix du corpus, d’autant plus que Jules Verne évoque un espace colonial britannique, Ananda Devi à la fois un espace britannique et francophone (Inde, île Maurice), alors que les deux derniers situent l’action de leurs œuvres dans un espace francophone. En effet, M. Chandna évoque la multiplicité des expériences liées à la colonisation et l’impossibilité de prendre en compte les spatialités évoquées de façon isolée (41, 42) : elles fonctionnent en interconnexion, de façon rhizomatique. Un éclairage plus approfondi sur la comparaison des espaces coloniaux dominés par la France et l’Angleterre, ainsi que sur la pertinence d’un corpus francophone aurait permis, certainement, de souligner davantage la justesse des liens établis entre les divers chapitres de l’ouvrage. Si M. Chandna souligne la rareté des ouvrages critiques consacrés à l’étude de la géographie littéraire en contexte francophone, il aurait été pertinent de définir plus précisément ce terme de « francophone » qui regroupe une pluralité de pratiques linguistiques et d’horizons culturels. De même, un terme tel que « postcolonial » est employé sans définition préalable, alors même qu’il suscite un certain nombre de critiques et de débats, comme le soulignait déjà Graham Huggan en 2001 dans la conclusion de The Postcolonial Exotic. Marketing the Margins. À l’exception de ces quelques flous épistémologiques, l’ouvrage de M. Chandna se caractérise par l’explicitation détaillée des réflexions critiques portant sur les notions d’espace, de géographie et de géographie littéraire.
Pour une épistémologie alternative : réflexions sur la géographie littéraire
3Afin de replacer la pensée de Mohit Chandna dans le champ des travaux qui portent sur les liens entre le texte littéraire et l’espace, il nous semble nécessaire de revenir rapidement sur quelques notions relatives à la spatialité telle qu’elle est envisagée par certains penseurs du courant postcolonial. Les sciences humaines et sociales ont été marquées, à partir des années 1960, par un « spatial turn », un « tournant spatial », dont Edward Soja, dans Postmodern Geographies: the reassertion of space in critical social theory, situe la naissance avec les travaux de Michel Foucault ou encore de Henri Lefebvre. L’après Seconde guerre mondiale et les mouvements de décolonisation ont déstabilisé les représentations traditionnelles de l’espace et du temps au profit d’écritures, de pratiques artistiques et d’interrogations orientées vers une appréhension du divers, du fragment, du « tiers espace » (Homi Bhabha, The Location of Culture, 1994), de l’entre-deux, de la marge. L’apparition d’approches épistémologiques comme la géocritique, fondée notamment par Bertrand Westphal, montre l’intérêt que suscitent ces nouvelles réflexions, étendues à divers champs d’étude (postcolonial studies, gender studies, cultural studies, etc). Dans son ouvrage La Géocritique : réel, fiction, espace (2007), Bertrand Westphal souligne ainsi l’émergence d’histoires plurielles, fragmentaires, en même temps que celle de nouveaux concepts : lignes de fuite, bifurcation, espaces lisse et strié, déterritorialisation2. L’historicité dominante, produite par l’Occident, se trouve ainsi peu à peu fissurée par de nouvelles conceptions reposant sur la primauté d’une conception spatiale des rapports entre dominants et dominés : l’histoire officielle donne lieu à un travail archéologique subversif de réécritures, de relectures, de fouilles, d’exhumations des histoires officieuses ou tues ; les espaces et les frontières produits par la domination coloniale sont réinterrogés, mis en doute.
4Graham Huggan, dans l’introduction de son ouvrage The Postcolonial Exotic. Marketing the Margins (1989), résume l’une des thèses de Bill Ashcroft selon laquelle
the by now orthodox postcolonial/poststructuralist deconstruction of the opposition between a monolithic “centre” and its designated “margins” envisages the possibility of multiple centres and productively “intersecting marginalities” (Ashcroft et al. 1989: 104). The subject - or so the argument runs - moves in a world no longer defined by fixed (op)positions but by a syncretic network of shifting, mutually transforming alliances and interconnections3.
5Ce qui ressort, c’est la nécessité de prendre en compte la complexité des rapports actuels qui se tissent entre les anciens colonisés et les anciens colonisateurs, dans un processus de globalisation où circulent produits culturels, marchandises, idées, êtres humains. Les penseurs et écrivains postcoloniaux tentent d’exposer la manière dont les rapports de pouvoir qui existaient durant la colonisation, continuent à innerver les sociétés humaines, mais sous d’autres formes, multiples et changeantes. Les « marges », pour un penseur tel que B. Ashcroft, sont alors considérées comme des « lieux » de résistance, à l’instar du « tiers-espace » (Third-Space) de Homi Bhabha, permettant de défier les structures de pouvoirs héritées des empires coloniaux. C’est également le point de vue de Bell Hooks dans Yearning : Race, Gender, and Cultural Politics qui définit la marginalité en ces termes :
a central location for the production of a counter hegemonic discourse that is note just found in words but in habits of being and the way one lives… a site one stays in, clings to even, because it nourishes one’s capacity to resist. It offers the possibility of radical perspectives from which to see and create, to imagine alternatives, new worlds (1990: 341)4.
6C’est également ce que souhaite montrer l’ouvrage de Mohit Chandna, dont le titre, Spatial Boundaries, Abounding Spaces. Colonial Borders in French and Francophone Literature and Film, tend à rendre compte de cette complexité : nous pourrions en effet le traduire par Limites spatiales, espaces foisonnants. Les frontières coloniales dans la littérature et les films français et francophones. L’objectif de l’ouvrage n’est donc pas, comme le souligne l’auteur en introduction, de « délimiter la représentation fictionnelle d’espaces réels investis par le colonialisme5 », mais bien plutôt d’interroger les processus littéraires mis en œuvre dans la création d’espaces conçus comme interactions entre le sujet et son environnement. Pour appuyer cette idée, M. Chandna se rapporte à la conception de Sheila Hones qui définit la fiction comme événement dans Literary Geographies : Narrative Space in Let the Great World Spin (2014) : la création et la publication des œuvres, qui font événement en apparaissant dans un lieu et un contexte spécifique, permettent, elles aussi, de contester les frontières politiques et symboliques héritées de la colonisation. L’enjeu de l’ouvrage est ainsi d’« aborde[r] les espaces créatifs en notant leur présence au sein d’une structure coloniale globale pour voir comment les interrelations spatiales qui émergent présentent des “épistémologies géographiques alternatives”6 ». C’est ce point qui fait, selon nous, l’originalité et tout l’intérêt de cet ouvrage. Car, en effet, si des réflexions sur l’espace mondial en tant qu’il a été informé par la colonisation, ont émergé chez de nombreux auteurs anglophones, aussi bien en critique littéraire qu’en philosophie et en sociologie, les rapports entre géographie et littérature dans les contextes colonial et postcolonial francophones ont été encore relativement peu étudiés en France7. M. Chandna cherche ainsi à se défaire de la « nation », entité réductrice et tributaire d’une conception occidentalo‑centrée, pour aborder l’espace en tant que réseaux d’interactions et de rapports de force. Il s’appuie notamment sur la pensée d’Édouard Glissant et ses concepts centraux de « relation » et d’ « étendue », qui permettent de penser le monde en termes de connexions et de réseaux ; une autre référence majeure de l’ouvrage est La Production de l’espace (1974) de Henri Lefebvre qui conçoit l’espace comme un processus continu, un produit social en constant changement, car indissociablement lié aux interactions humaines. Dans le chapitre d’introduction, mais également tout au long de son ouvrage, M. Chandna resitue constamment sa réflexion à partir d’un état de l’art très détaillé, portant avant tout sur le croisement de la géographie et de la littérature, au risque parfois de perdre en fluidité et en clarté dans l’enchaînement de l’argumentation et de l’analyse. Toutefois, le premier chapitre apporte de nombreux éclairages et un développement solide sur les débats et prises de position ayant trait à l’intersection de ces deux disciplines.
De la domination coloniale de l’espace aux alternatives et résistances spatiales
L’espace mondial et sa mesure : Jules Verne et l’expansion coloniale
7Le deuxième chapitre se fonde sur l’analyse du célèbre roman de Jules Verne, Le Tour du monde en quatre‑vingt jours. À travers la figure du personnage central, Fogg, M. Chandna parvient à montrer comment la domination coloniale anglaise, et plus largement européenne, a modifié la perception du monde en en faisant un objet de mesure, calculable, appréhendable à partir d’instruments : « l’itinéraire qu'il emprunte et les outils qu'il utilise — graphiques, tableaux, chiffres et cartes — sont autant de dispositifs d'abstraction des espaces qui conduisent à sa victoire à la fin de l'aventure8 ». Ce processus d’abstraction, qui vide les lieux de leur substance, de leur profondeur, de leur qualité, n’est pas sans rappeler la formule de Bertrand Westphal qui établit un lien entre la maîtrise et la « métrise9 » de l’espace, appartenant aux instances étatiques, à l’appareil d’État, autrement dit entre le contrôle spatial et la capacité à mesurer, calculer l’espace, pour se l’approprier et le dominer. Le voyage de Fogg se transforme ainsi en entreprise de rentabilité où les lieux ne sont pas visités pour eux-mêmes, mais en ce qu’ils constituent un passage calculé afin d’assurer la réussite du défi que le narrateur s’est lancé, narrateur qui incarne lui-même cette logique mathématique car, dès le début du roman, nous apprenons qu’il compte le nombre exact de pas qui lui permettent d’atteindre quotidiennement le « Reform Club ». Afin de montrer les liens étroits entre l’instauration d’un système colonial, la naissance du marché capitaliste et le rapport à l’espace qu’entretient Fogg avec le monde, Mohit Chandna revient d’abord sur le contexte d’écriture des Voyages extraordinaires, puis sur la manière dont Jules Verne appréhende lui-même le monde (lectures, outils, connaissances) afin de comprendre comment cet auteur a élaboré une géographie qui lui soit propre et, en même temps, représentative d’une certaine conception de l’espace lié à l’expansion coloniale européenne. Deux aspects du roman sont abordés : dans un premier temps, la rationalisation du monde perceptible à travers le regard de Fogg, aspect déjà évoqué, et dans un second temps, le marché de l’opium, présent implicitement dans l’œuvre. Le critique évoque plus spécifiquement ce qu’il appelle le « silence de l’opium10 » qui désigne la façon dont le marché de la drogue, imposé par l’Angleterre à la fois dans ses colonies et en Chine, permet à cette puissance impériale d’établir un réseau financier et commercial de type capitaliste étroitement lié au système colonial. En faisant le choix d’intégrer, dans son argumentation, une œuvre du xixe siècle, inscrite dans la période d’expansion coloniale, M. Chandna propose un point d’appui, un repère, à partir duquel aborder les œuvres postcoloniales et la façon dont elles ont déstabilisé, sapé, les discours hégémoniques et les conceptions dominantes de l’espace mondial. Ce chapitre manque toutefois un peu de nuance, en ce que l’auteur sélectionne quelques passages et fonde toute son analyse sur ces courts extraits, pour les étendre ensuite à l’ensemble de l’œuvre vernienne et à ce qu’elle dit de l’expansion coloniale à cette époque. Alors que les chapitres suivants se penchent sur différentes alternatives littéraires à la géographie coloniale et aux œuvres qui en ont participé, il aurait été intéressant d’intégrer plusieurs textes de la période coloniale, pour enrichir le propos et envisager la manière dont certaines œuvres ont pu, dès cette période, diverger d’une vision du monde colonialiste et impérialiste, ou au contraire faire écho aux visées expansionnistes des empires britannique et français. En présentant son ouvrage de cette manière, M. Chandna compare et oppose une œuvre, et même quelques extraits d’une œuvre, incarnant une conception du monde qui serait valable pour toute la fin du xixe siècle occidental, à un ensemble d’œuvres et d’auteur.es de la fin du xxe et du début du xxie siècle. Il est évident que les personnages de Jules Verne, dans le roman analysé, incarnent ce désir d’expansion coloniale et ce regard rationnel et mathématique sur le monde, et que c’est à cette période que les puissances européennes ont étendu leur pouvoir et leur violence (économiques, politiques, militaires, culturels) sur une grande partie du globe. Une analyse d’autres œuvres auraient pu permettre de montrer comment cette vision du monde impérialiste apparaît de manière systématique, ou au contraire est parfois remise en question ou interrogée, dans la littérature française du xixe siècle. Le Tour du monde en quatre-vingt jours permet tout de même à M. Chandna d’aborder un certain nombre de thèmes que l’on retrouve dans les textes postcoloniaux proposés par la suite en analyse.
Le langage, le corps, l’espace
8L’espace urbain constitue le lieu privilégié de relais du pouvoir colonial : qu’il apparaisse comme « la capitale » ou « le centre » dominant un ensemble de « périphéries », ou bien qu’il condense en son sein les contradictions et les tensions du système impérialiste et néo-impérialiste, il est le produit en constante transformation des rapports de force et des interactions humaines. L’ouvrage de M. Chandna souligne sa fonction de domination concrète mais aussi symbolique. Les rapports entre le « centre » et les « périphéries » apparaissent, dans Le Tour du monde en quatre-vingt jours à partir d’une conception de l’espace mondial comme étant rationnel, maîtrisable, et au sein duquel la ville coloniale et dominée joue un rôle central de relais du pouvoir impérial : Hong Kong, Bombay, Calcutta sont les maillons d’une chaîne de villes modernes incarnant le capitalisme anglais et son importance. Cette dichotomie se retrouve à l’échelle de l’espace urbain dans Rue La Poudrière d’Ananda Devi, où Paule, le personnage principal, travaille en tant que prostituée, et se situe donc à la marge, dans les interstices de la ville, tout comme Marie-Sophie Laborieux dans Texaco de Patrick Chamoiseau, qui, elle, fait le choix de s’installer sur le terrain d’une compagnie pétrolière américaine, lieu de la domination capitaliste, en le transformant en campement informel. Mais ici, la division qui existe entre Fort-de-France, capitale de la Martinique, et Texaco, la marge, recoupe la tension entre le français et le créole, dont le second, marqué par un syncrétisme linguistique, fait écho aux baraquements installés par la communauté marginalisée dont Marie-Sophie fait partie. Les marges peuvent alors apparaître comme des lieux de résistance.
9Le dernier chapitre diffère des précédents par le matériau choisi – le cinéma – et l’espace où se déroule l’action – la France, et plus particulièrement la région parisienne. Cette fois-ci, l’analyse se penche sur les rapports de force symboliques qui travaillent l’ancien « centre ». Mohit Chandna choisit de soumettre à l’étude le film de Michael Haneke, Caché, sorti en 2005, porté par un trio d’acteurs : Daniel Auteuil (Georges Laurent), Juliette Binoche (Anne Laurent) et Maurice Bénichou (Majid). Lorsque Georges était enfant, ses parents ont recueilli Majid dont les propres parents ont disparu lors du massacre du 17 octobre 1961. L’action se situe des années plus tard, alors que Georges, marié à Anne, cache l’existence de son « frère » qui vit dans un appartement de la Seine-Saint Denis. Le couple reçoit des cassettes-vidéos et se rend compte qu’un anonyme filme leur quotidien. Georges cherche à déterminer l’identité de l’individu. Derrière cette intrigue, Michael Haneke fait ressurgir le passé colonial et la violence de la guerre d’Algérie. Mohit Chandna démontre avec rigueur la manière dont « l’autre », Majid, se situe à la fois à la marge (il habite en banlieue parisienne, contrairement à Georges qui vit dans le xiiie arrondissement), dans un processus d’effacement (Georges cache son existence à sa femme), et en même temps au centre (sa présence est rappelée à travers les vidéos envoyées et par l’acte même de Georges, celui de mentir à Anne). Ce chapitre est certainement le plus original de l’ouvrage, car il propose une nouvelle perspective et un éclairage particulièrement intéressant sur le silence post-colonial et la manière dont il s’inscrit dans l’espace, à travers l’analyse précise de plusieurs séquences. L’interprétation des cassettes vidéo, où Georges se voit lui-même vivre, accomplir les tâches du quotidien, nous paraît particulièrement féconde. Les vidéos, selon le critique, viennent fissurer l’image de la famille « républicaine » traditionnelle, et faire ressurgir le mensonge. De ce fait, M. Chandna met en lien la famille et la nation française : alors que, pendant la période coloniale, la France imposait sa domination non seulement physique (présence militaire, administrative, politique, économique) mais aussi symbolique (le fait de pouvoir cacher les faits, interdire la consultation des archives, maîtriser ce qui peut être vu et ce qui ne « doit » pas l’être), les vidéos anonymes inversent cette domination symbolique et introduisent à la fois une inquiétude et une fissuration du mensonge (celui de Georges à sa femme mais aussi, plus largement, celui du gouvernement français face au massacre du 17 octobre 1961). Malgré cette référence centrale qui fonde l’action et les rapports entre les personnages, la mention de cette journée, et de la guerre d’Algérie, n’est jamais évoquée directement dans le film.
10La présence du corps — féminin en particulier — constitue un autre thème central de l’analyse proposée par M. Chandna. Le chapitre consacré à Jules Verne évoque notamment le sauvetage d’Aouda, jeune femme indienne ayant reçu une éduction anglaise, par le personnage central, qui l’emmène ensuite en Angleterre et se marie avec elle. M. Chandna interprète ce mariage à la fois comme la connexion symbolique entre les deux parties de l’empire britannique que sont à cette époque le « centre » (Londres) et la « marge » (l’Inde), et comme une façon de réduire l’autre, l’altérité, à soi (Aouda est déjà « européanisée » par son éducation).
11Le chapitre III aborde des œuvres littéraires où le corps occupe une place centrale : Rue la Poudrière (1988), Indian Tango (2007) et L’Ambassadeur triste (2015) d’Ananda Devi. À travers eux, M. Chandna se penche sur l’espace insulaire (Ile Maurice) et sur l’Inde. L’expérience du déplacement apparaît dans le recueil de nouvelles L’Ambassadeur triste dont il choisit notamment deux textes : le texte éponyme ouvrant le recueil, qui raconte l’histoire d’un ambassadeur nord-européen (on ignore son pays d’origine) obligé de demeurer à New Delhi ; et le dernier texte de l’œuvre, « Bleu glace » où un homme anonyme se retrouve dans un pays anonyme, situé dans le Nord (Alaska, Canada, Europe du Nord, nous ne savons pas), pour travailler dans une usine de traitement de viande de phoque. L’auteur montre la manière dont le système capitaliste et les États-nations modernes ont imposé l’interchangeabilité des individus et le déplacement des corps, réifiés et contrôlés. À travers un extrait précis de Rue La Poudrière, le critique montre le lien établi entre la ville, Port-Louis, et le personnage principal, Paule, dont le corps entretient un rapport métonymique à l’espace urbain :
La lecture du roman sur la colonisation simultanée du corps et de la ville montre comment le travail et la sexualité sont constitués par un nouveau paradigme de spatialité urbaine, où les femmes doivent être reléguées dans les marges spatiales et économiques11.
12Cette remarque constitue le point de départ d’une réflexion portant plus largement sur les auteurs centraux de la Négritude (Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor) et sur Franz Fanon en interrogeant le regard qu’ils portent sur la colonisation, regard masculin qui attribue à l’Afrique ou à l’Algérie des caractéristiques « féminines », et qui s’oppose à la position de Devi : celle-ci cherche au contraire à dévoiler les mécanismes genrés de la géographie.
13Le chapitre quatre s’inscrit dans la même perspective que le troisième, en se penchant sur le roman de Patrick Chamoiseau, Texaco, afin de montrer que la limite spatiale qui existe entre la ville martiniquaise de Fort-de-France et ses marges se superpose au rapport entre la langue française et le créole. Le triple réseau que forment l’espace, le langage et le corps est ainsi interrogé dans son interaction avec le capitalisme occidental et le colonialisme. De manière progressive, Mohit Chandna montre avec justesse les relations complexes et antagonistes qui traversent : a) la marge (Texaco) par rapport au « centre » incarné par Fort-de-France ; b) les rapports entre le français et le créole ; c) l’histoire coloniale de la Martinique, ressaisie dans un bref panorama historique ; d) la départementalisation de l’île et la figure qui lui est associée, Aimé Césaire ; e) le corps de la femme et la violence patriarcale qui ressortit à l’histoire coloniale et à l’espace urbain. L’auteur montre ainsi que le nom même de « Texaco » qui désigne à la fois l’œuvre elle-même, la compagnie pétrolière, le campement établi par Marie-Sophie et le « nom secret » que cette dernière s’est choisi, permet de réinvestir ce lieu marqué par un système capitaliste, système qui impose une violence symbolique sur l’espace martiniquais. Marie-Sophie fait le choix de nommer la marge qu’elle habite de la même manière, et de se nommer elle-même, secrètement, « Texaco ». De ce fait, elle récuse les frontières établies et superpose une autre lecture de l’espace, issue d’un point de vue marginal : « La véritable victoire dans le roman ne vient pas de l'occupation de la terre, mais de la subversion du signifiant qui la définit12 ». Pour mieux saisir cet effet de subversion et de mélange, Mohit Chandna revient en particulier sur les textes d’Édouard Glissant, évoquant la pensée rhizomatique et la créolisation. Le « rhizome » est une notion que Glissant reprend à Félix Guattari et à Gilles Deleuze, définie dans Mille Plateaux, et que l’auteur martiniquais ressaisit en ces termes :
je suis parti de la distinction opérée par Deleuze et Guattari entre la notion de racine unique et la notion de rhizome. […] Ils l’établissent du point de vue du fonctionnement de la pensée, la pensée de la racine et la pensée du rhizome. La racine unique est celle qui tue autour d’elle alors que le rhizome est la racine qui s’étend à la rencontre d’autres racines. J’ai appliqué cette image au principe d’identité. Et je l’ai fait aussi en fonction d’une “catégorisation des cultures” qui m’est propre, d’une division des cultures en cultures ataviques et cultures composites13
14La créolisation, elle, correspond à
la mise en contact de plusieurs cultures ou au moins de plusieurs éléments de cultures distinctes, dans un endroit du monde, avec pour résultante une donnée nouvelle, totalement imprévisible par rapport à la somme ou à la simple synthèse de ces éléments. On prévoirait ce que donnerait un métissage, mais non pas une créolisation.14
15Même si P. Chamoiseau a coécrit un essai intitulé Éloge de la Créolité, dont le dernier terme suppose un certain figement de ce qu’est le « Créole », sa conception de la Créolité cherche davantage à déstabiliser les identités établies et à proposer une pensée du réseau.
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16Les microanalyses textuelles proposées par M. Chandna permettent d’envisager les pratiques spatiales et les stratégies de subversion de l’ordre colonial ou néocolonial mises en place dans les œuvres étudiées, à travers non seulement les espaces concrets mais également les espaces métaphoriques et la présence du corps comme « lieu » de tensions, de domination et de résistance. Il apparaît ainsi que l’apport de cet ouvrage réside dans l’approfondissement des approches postcoloniales de l’espace, et ce de plusieurs manières : a) par l’effort de théorisation et d’explicitation des débats touchant à la géographie littéraire qui permet d’établir un état de l’art relativement complet sur le croisement des études littéraires et de la géographie d’une part, des études littéraires et de l’approche historique matérialiste d’autre part ; b) par l’articulation des espaces évoqués, leur mise en résonance, les changements d’échelle afin d’aborder à la fois l’espace global (Le Tour du monde en quatre-vingt jours, L’Ambassadeur triste) et les pratiques locales de la spatialité (Texaco, Rue la Poudrière, Caché) ; c) par l’éclairage apporté sur l’interaction du sujet, du langage et de l’espace dans des œuvres de langue française ou plurilingue (pour Texaco). Ce faisant, M. Chandna cherche à décloisonner les espaces étudiés ainsi que les disciplines, afin de mieux rendre compte de la pluralité des pratiques spatiales mises en œuvre par les textes littéraires.
17Bibliographie
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