Traduire, dit-elle
1Les éditions Armand Colin ont publié en 2022 une Histoire littéraire de Rome signée Florence Dupont, énorme ouvrage de six cent quatre‑vingt pages peu aérées, d’une densité impressionnante. En feuilletant le pavé, on en devine l’intention : ce qui se présente comme un manuel a certainement pour fonction de remplacer le très vieux « Bayet », Littérature latine, paru chez le même éditeur en 1934. Avant d’entrer dans le vif du texte, on peut regretter d’emblée certaines absences dans le paratexte : hormis la bibliographie, on n’y trouve aucune chronologie, aucun index de notions, aucun répertoire des citations latines commentées, aucune liste des auteurs antiques cités ou mentionnés, ce qui est franchement gênant pour un volume d’une telle ampleur. La maquette comme la présentation n’incitent donc pas à une lecture « de consultation ».
2Qu’en est-il dès lors du texte lui‑même ? Le plan, après une introduction d’une vingtaine de pages développant le titre, conçu explicitement contre le Bayet et ses équivalents plus récents, propose une première partie de cent cinquante pages, essai général intitulé « comment le latin est devenu à Rome l’autre grec », puis une seconde partie par auteurs, « de Caton à Ovide » : quatre cent cinquante pages cette fois pour seulement une quinzaine de noms, plaisamment groupés en cinq triumvirats. On voit tout de suite que Florence Dupont a rédigé bien plus que des fiches pratiques pour étudiants, plutôt une série d’essais reprenant synthétiquement les recherches de ces dernières années sur les auteurs et les périodes qui les concernent.
3L’apparence de manuel est donc déjouée par la très grande richesse de contenu proposée, qu’il est difficile de survoler tant l’argumentaire de la première partie, général mais précis, et les arguments de la seconde, plus rapides mais efficacement distribués par auteur, sont riches de détails, de polémiques sous‑jacentes, de citations traduites avec un mélange de souci philologique et d’engagement passionné vers un sens voulu comme décisif, quelquefois péremptoirement. L’écriture de Florence Dupont est vive, usant souvent d’une parataxe qui fait penser à un enseignement oral au meilleur sens du terme, sans aucun jargon et souvent pleine d’humour, débarrassée la plupart du temps des provocations qui émaillaient parfois ses précédents essais. On a donc finalement affaire à bien plus qu’un manuel de référence : non seulement la gigantesque somme d’une grande chercheuse, mais aussi la synthèse d’un milieu de recherche, comme si toute une communauté scientifique s’exprimait à travers cette voix — la bibliographie compte plus de 450 références (sans les auteurs antiques, donc) et couvre à peu près tout le champ des sciences humaines actuelles. Florence Dupont n’omet pas de signaler ses dettes et ses reprises, où brillent les noms de Feeney, Claude Calame, John Scheid entre autres, soit des chercheurs tournés résolument vers une approche anthropologique de l’Antiquité classique. C’est assez dire que cet ouvrage réinscrit l’étude du latin dans une forme d’universalité : non pas celle, figée, d’une essence culturelle de l’Occident, dont les lettres latines seraient l’origine sacralisée, mais celle d’un questionnement sur la nature même de cette hybridation toujours recomposée appelée culture.
4L’introduction discute d’abord une expression : la « littérature latine » est une création des modernes, voire des contemporains. La formule permet de présenter comme une totalité harmonieuse la disparité des textes (dont on sait que leur conservation est due en partie à des contingences), et son éventuelle historicité comme une téléologie : Sénèque mène à Montaigne et Plaute est un « avant-Molière », le long d’une catena aurea où le texte décrété littéraire sans interrogation se change tel qu’en lui-même. Dans cette vision tautologique, « la postérité des œuvres antiques est leur seule raison d’être », écrit l’autrice page 19.
5Florence Dupont présente dès lors son projet à l’opposé. Questionnant, ouvert, problématisé avec un soin extrême, il cherche à interroger le phénomène de l’écriture à Rome comme n’importe quel autre événement historique de cette civilisation : de la même manière qu’il y a des campagnes militaires, des changements de régime politique, des évolutions religieuses ou des questions monétaires, l’apparition d’écrits littéraires en latin est une question d’Histoire ; un tel avènement aurait aussi bien pu ne pas se produire. Ce quart de tour du regard, sur un corpus qui n’a guère évolué depuis le XVIe siècle, change d’un coup toute la perspective.
6La culture textuelle en Méditerranée antique, au moment où s’affirme la puissance romaine, est de langue grecque : l’autrice parle, après d’autres, d’un « hellénisme organique », où la langue et les textes grecs sont la base et la marque de toute culture élitaire en Méditerranée, à peu près quelles que soient la cité ou la civilisation considérées. Elle montre par l’exemple des Étrusques et des Carthaginois, que l’idée d’une « littérature nationale » est dépourvue de sens dans cet espace géographique au IIIe siècle, parce que la présence ou l’usage de l’écriture ne signifie pas forcément le besoin d’une expression textuelle des cultures et des langues ; puisque la langue grecque commune, la koinè, remplit la fonction d’un signe de distinction et d’échange entre élites urbaines, l’étrusque écrit peut être laissé aux fibules et aux tombes ; s’il n’y a pas de traces d’une littérature écrite en langue punique, ce n’est pas parce qu’elle n’a pas existé, c’est parce que « noter » celle-ci n’aurait eu aucune fonction : ni puissance, ni prestige, ni échange. Le lecteur d’aujourd’hui, en lisant ces hypothèses, doit désapprendre l’aspect omniprésent et évident des usages de l’écriture dans notre civilisation (aujourd’hui encore du reste, notons-le en passant, seules 5 % des sept mille langues en usage font l’objet d’une transcription).
7C’est ce qui permet ensuite à Florence Dupont d’examiner l’émergence de la langue latine à nouveaux frais. L’Italie archaïque est un territoire où le multilinguisme est la règle et où le grec y jouit du même prestige qu’ailleurs : dans la Rome d’« avant le latin écrit », on a dû parler grec, ombrien, falisque, sabellien ou volsque ; et il est difficile d’y trouver trace de ce que nous appelons « latin ». Les inscriptions « les plus anciennes » montrent un état de la langue difficile à distinguer des autres langues pratiquées en Italie à cette époque, sans doute à cause d’un continuum linguistique indécidable — on rappellera que ces différences se recensent dans un rayon de cinquante à deux cents kilomètres autour de Rome, que par conséquent les échanges avec d’autres locuteurs y sont permanents et journaliers. Rome est une cité « hellénistique » comme une autre en Méditerranée : on y écrit en grec chez les bien-nés et les scribes, on y parle comme on veut — la parole vernaculaire ne faisant l’objet d’aucun contrôle par aucun pouvoir.
8Au lieu donc de partir d’une « origine » supposée du latin, strictement intraçable et en grande partie fantasmée, Florence Dupont part au contraire de son absence : c’est là qu’on peut repérer le latin écrit en tant qu’événement. D’abord à travers la langue sénatoriale : on s’aperçoit que les subjonctifs, la concordance des temps et les subordonnées sortent tout armés des inscriptions ; il semble bien que la langue latine, langue décrétale et rituelle d’abord issue de la fédération des cités du Latium, ait été récupérée à des fins politiques. Cette hypothèse, séduisante et étayée, suggère tout de suite un prolongement fondamental : on ne peut s’empêcher de penser que, puisque la langue latine est bien dès son apparition une langue « conçue pour être écrite » ou à tout le moins réarrangée à cet effet, c’est-à-dire grammaticalisée, régularisée et complexifiée, alors il n’est guère étonnant qu’elle ait toujours survécu pour cet usage, jusqu’à nos jours ou presque. Si la langue latine est la langue écrite, érudite, religieuse et officielle de l’Occident, tout au long de son histoire, c’est parce qu’elle a été conçue pour cela dès le départ : c’est bien plus une langue construite qu’une langue naturelle.
9Reste à comprendre pourquoi : pourquoi le latin écrit, puisque toute la Méditerranée a connu la paideia, c’est-à-dire le grec, les textes grecs, la culture et l’éducation grecques ? Cette question permet à Florence Dupont de montrer l’originalité de la puissance romaine par rapport à d’autres à ce moment de son histoire. Le latin résulte de la décision consciente de l’élite politique d’une cité influente en Méditerranée — vers le IIe siècle, Rome est déjà le nom d’un impérialisme qui réussit — de se poser en face du grec, non pour le remplacer, mais pour le « redoubler » — à tel point qu’on peut légitimement se demander si ce redoublement n’a pas contribué à constituer ou en tout cas à figer la littérature grecque de la koinè selon les critères et les projections romaines. Le sous-titre du livre, « une culture de la traduction », prend ici tout son sens : les litterae latinae sont des grammata transposées, dans un premier temps terme à terme ou genre à genre. Bien entendu, comme dans toute opération de transfert culturel, l’acte même de transférer crée un décalage plus ou moins conscient, et selon la logique d’un aller-retour incessant, qui a certainement fini par façonner aussi son modèle. Ce décalage, cet écart comme préfère le dire F. Dupont, est le fil conducteur de la troisième partie, organisée par auteurs et par période.
10On pourra s’étonner de ce qu’une Histoire littéraire de Rome s’arrête à Ovide : Florence Dupont justifie cette limite pages 25-26. Il y a ici matière à débat, l’autrice ne l’ignore pas, et montre que la question reste irrésolue chez ses prédécesseurs : faut-il y inclure les textes sacrés et les auteurs chrétiens — et dans ce cas, lesquels et jusqu’à quand —, y inclure les historiens de Rome qui écrivaient en grec, — pourquoi pas, puisque ce sont des sources fondamentales et qu’ils étaient citoyens romains —, s’arrêter à la fin conventionnelle de l’Antiquité chez les historiens — pourquoi, puisqu’on continue à écrire en latin jusqu’à nos jours — etc. Les vers de Rimbaud, la thèse complémentaire de Jaurès et les bulles du pape pourraient y figurer. Dès lors, F. Dupont a beau jeu de montrer que toute décision de ce type est extrinsèque à son objet, et circulaire : on décide de ce qui est inclus dans le corpus de la « littérature latine » parce qu’on a a priori décidé de ce qu’elle devait être.
11Le seul problème est que Florence Dupont n’échappe pas elle-même au reproche. En effet, limiter les Litterae latinae à un « processus » et considérer ce processus comme achevé par les commandes augustéennes permet de ne pas répondre à une vraie question : si de Plaute à Ovide ces auteurs ne « sont pas » de la littérature, quand a-t-on commencé à les considérer comme tels ? La réponse se trouve impliquée par cette omission : on peut objecter que ce seraient les commentateurs de la période impériale, Quintilien dès le Ier siècle, puis Aulu-Gelle, puis Macrobe et pourquoi pas Saint Augustin (ardent lecteur des païens), parmi beaucoup d’autres, qui interprètent et discutent les textes en tant que textes, détachés de leur situation d’énonciation, de leur ancrage dans une pragmatique — donc qui les constituent en classiques, si l’on veut bien admettre qu’une des définitions possibles de ce mot réside dans l’abondance des commentaires qu’un corpus profane et ancien peut susciter — Italo Calvino ne s’est pas privé de le définir ainsi. Seraient-ce donc les Romains eux-mêmes qui auraient circonscrit et transmis le corpus digne d’être lu ? Mais alors, ils auraient inventé eux-mêmes leur patrimoine littéraire ?
12Plus encore, dans ce choix et cette disposition, on peut déceler une première contradiction avec le projet annoncé. En effet, la répartition par auteurs contribue à constituer ou à continuer les textes latins comme corpus… littéraire, conformément à nos habitudes à nous ! La suite d’auteurs considérés n’est pas sans rappeler d’assez près le sommaire des fameuses Lettres latines de Morisset et Thévenot, volume I… on en vient à se demander si cette répartition n’aurait pas été imposée par l’éditeur : Florence Dupont n’omet pas de rappeler elle-même que la notion d’« auteur » au sens moderne ne peut s’appliquer telle quelle au monde antique. Néanmoins, cette contradiction est en partie levée dès qu’on aborde le détail : restitués selon leur inscription dans un moment et une pragmatique, notion chère à Claude Calame dont elle reprend souvent ici les principes, comme elle reprend du reste la matière de ses propres essais, les textes deviennent sous la plume de F. Dupont des documents vivants, ou les enjeux énonciatifs sont pleinement restitués : des gestes culturels plus que des messages écrits. Le ludus de l’époque de Plaute y trouve une incarnation plus exacte, la poésie de Catulle se nourrit de la sociabilité des élites romaines, et les discours de Cicéron, dont les performances orales n’avaient pas grand-chose à voir avec leur réélaboration par écrit, ne sont pas loin d’être traités comme des standards de jazz. Nous voilà bien loin des commentaires compassés du Morisset-Thévenot ! Florence Dupont prend du reste un malin plaisir à citer et à retraduire les passages que tout le monde connaît, dignes des pages roses du Larousse, afin d’en détruire les traductions habituelles, celles que l’on n’entend plus tellement elles sont devenues des lieux communs. C’est quelquefois discutable lorsque la provocation prend le dessus — nous n’avons pas le loisir d’en discuter le détail ici —, mais à tout le moins, les traductions proposées réveillent à chaque fois le sens et l’interprétation, obligent à scruter de plus près le texte original, à débattre avec Florence Dupont quasiment comme si elle se trouvait en face du lecteur — traduire redevient, justement, une pragmatique. Il faut saluer ici la démarche d’une autrice qui s’applique à elle-même les principes herméneutiques pratiqués pour comprendre les textes, avec le plaisir indéniable de ce ludus vertendi qu’est la traduction.
13Les auteurs sont donc les bornes miliaires d’une histoire présentée en cinq chapitres : « les litterae latinae avant les litterae latinae », « le patronat littéraire », « du latin sénatorial au sermo de l’otium », « la fête augustéenne », « les monuments augustéens ». Il est impossible dans le cadre d’un compte-rendu de lecture de discuter ici de chaque essai pour chaque auteur ; on se contentera de quelques remarques. Comme les chapitres en question ne se veulent pas une anthologie de textes (ce serait les « littérariser », on a bien compris), la succession des mises en contexte et des micro-traductions commentées (chaque extrait proposé ne fait jamais plus d’une dizaine de lignes ou de vers) conduit inévitablement à des redites, même si la paraphrase des ouvrages complets y est toujours remarquablement claire. Par ailleurs, on peut s’interroger sur les allers-retours incessants entre la problématique défendue (l’ancrage historique et énonciatif de ces litterae, donc, toujours restitué de manière convaincante) et les lectures qui les ont précisément constituées en autre chose : pourquoi vouloir à tout prix insérer un commentaire de deux pages aux commentaires de Machiavel à propos de Tite-Live, par exemple ? Dans ce cas, pourquoi pas ceux de Montesquieu ? On ne peut évidemment reprocher à Machiavel de construire sa pensée politique à partir de ce qui est pour lui, et résolument, une source ; et par ailleurs Florence Dupont est loin d’être une spécialiste de Machiavel. On ne voit donc pas bien ce que vient faire cette présentation des Discours sur la première décade, sans conclusion réelle, et qui vient quasiment contredire le projet soutenu — la citation retenue de Machiavel érige évidemment Tite-Live en monument littéraire, what else ? De même, autant la digression autour d’Astérix (dans le chapitre sur César, bien sûr !), bien qu’inutile au propos, est tout à fait plaisante, autant l’acharnement contre le comparatisme de Georges Dumézil (il est attaqué à trois reprises dans diverses parties de l’ouvrage) finit plus par apparaître comme une obsession personnelle de l’autrice, une sorte de « meurtre du père » qui ne dit pas son nom, que comme une véritable discussion universitaire — là encore, peu utile au projet de toute manière. Uderzo, Machiavel, Dumézil, voire Stendhal : une légère sensation de fourre-tout émerge quelquefois du détail de la lecture. Il paraît difficile d’une part de soutenir que les textes antiques doivent être lus dans leur contexte énonciatif, pour d’autre part les détacher de ce contexte tout à trac, par un retour (souvent peu justifié) sur un maillon de la chaîne occidentale de leurs interprétations. Puisque justement c’est une autre histoire (la nôtre), pourquoi en surcharger cet ouvrage déjà très fourni ?
14C’est ici qu’on peut saisir les contradictions du livre : pourquoi vouloir à toute force remettre en question la formule « littérature latine » alors même que, premièrement, la constitution de ce corpus en tant que tel est de toute manière une vérité factuelle de l’Occident, que deuxièmement, on pourrait à bon droit défendre l’idée que ce corpus a été constitué par la Rome impériale elle-même dans son regard sur la période républicaine et augustéenne, et qu’enfin ce transfert culturel est peu ou prou ce que les Romains ont fait subir au corpus grec ? Lorsqu’un chrétien convertit un temple païen en église, il ne fait rien d’autre que du réemploi à l’aune de ses besoins spirituels ; et lorsqu’un touriste entre dans la même église, des siècles plus tard, pour ne la considérer que comme objet esthétique, il la détourne de son sens lui aussi, au profit de ce qu’est devenu sa culture : il la traduit — cette fois dans son langage d’esthète athée. Nous faisons subir la même chose aux textes antiques, et c’est ainsi que nous les conservons et les transmettons : on ne voit guère pourquoi ce qui est valable d’Homère à Virgile serait tout à coup sans vérité de Virgile à Dante — ou à Dumézil. « La postérité des œuvres antiques » n’est certes ni leur seule raison d’être ni leur seul sens, et vouloir les réinsérer dans une Histoire de Rome est un projet excellemment mené à bien ici. Mais ce que Florence Dupont éclaire à merveille, presque à son corps défendant, c’est que si ces textes continuent à faire l’objet de toutes nos transpositions, manipulations, traductions et trahisons, c’est précisément parce que ceux-ci opéraient de la même manière sur la culture grecque. La littérature latine est déjà le fruit d’un transfert, à tous les sens du terme, y compris analytique : miroir déformant d’une altérité construite et fantasmée. L’Occident peut bien alors à son tour y projeter ses interprétations et son imaginaire — c’est à dire son désir d’être soi : c’est dans cet écart incessamment réinventé avec la culture antique qu’il lui prouve, paradoxalement, sa plus grande fidélité.
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15« LA littérature latine » : au bout de cette longue lecture, on peut donc sans crainte réaffirmer le singulier de cette formule, plus riche d’avoir été questionnée de l’intérieur par Florence Dupont, à l’aune de ce point de vue historicisant ; et surtout, à condition de la nourrir de la polysémie des points de vue adoptés, par les Romains sur eux-mêmes, par les hommes de la Renaissance ou les Romantiques, par les chercheurs contemporains nourris d’histoire et d’anthropologie, comme ce livre passionnant nous y invite.