Bigarrures. Le xixe siècle et la fête
1Organisant son dossier autour d’une thématique aussi joyeuse que séduisante, cette livraison du Magasin du XIXe siècle suscite un enjouement qui n’a de pareil que la qualité et l’ampleur de la réflexion proposée. Considérant le xixe siècle comme « une époque charnière où se mêlent anciennes et nouvelles pratiques de la fête » (Victoire Feuillebois, éditorial, p. 9), les contributeurs de ce dossier se livrent à l’exploration attentive et complète des cultures festives du xixe siècle.
Gourmandise festive et encyclopédisme
2Qu’une thématique légère en apparence puisse inspirer des réflexions graves et profondes, le xixe siècle l’avait déjà prouvé, en adossant à la pratique de la fête une intense réflexion sur l’importance historique et sociale des rites festifs. Dans l’article d’ouverture, José-Luis Diaz (dont le propos est complété par l’insertion à la fin du dossier d’un stimulant florilège) dévoile les formes et les enjeux de ce « discours de fête » (p. 33) qui traverse le siècle. Quand les uns s’appliquent à définir la fête en identifiant sous ses chamarrures de surface ses invariants essentiels (Larousse), ou se prennent à rêver de faire des réjouissances publiques le principe régulateur d’une société régénérée (Fourier, Comte, Michelet), d’autres tentent de saisir par la pensée toutes les fêtes ensemble, pratiquant « une sorte de festologie comparée » (p. 33) qui relève le défi de tenir compte à la fois les fêtes d’ici et d’ailleurs, d’autrefois et d’aujourd’hui. Souvent individuelles, les réflexions sur la fête se font au besoin collectives, comme dans Paris ou le Livre des Cent-et-Un (1831-1834), publication à plusieurs mains où l’éclatement des points de vue offre une vision kaléidoscopique de la fête parisienne. Croyant en la capacité de la fête à devenir « un observatoire des transformations politiques et sociales du pays » (Brigitte Diaz, p. 53), les auteurs de cet ouvrage panoramique révèlent combien une société qui accepte de questionner ses pratiques « les plus frivoles » (p. 53) peut en apprendre sur elle-même.
3Mais si vulgarisateurs et journalistes, dressant une histoire « contrastive » de la fête (José-Luis Diaz, p. 39), opposent de manière parfois caricaturale un autrefois idéalisé de la fête à un présent en déclin, la population est quant à elle loin de dénigrer les nombreux divertissements que lui offre la capitale, et dont ce dossier, revêtant lui-même une forme encyclopédique, donne un aperçu pour le moins complet. Chaque catégorie sociale fréquente a priori son établissement, dont la présentation permet d’esquisser chemin faisant une topographie du Paris festif tout au long du siècle — car c’est presque exclusivement la capitale qui est considérée ici. Pour faire « la bamboche » et mener « la Haute Noce » (selon le titre du livre du journaliste Albert Wolff, La Haute-Noce), écrivains et artistes — dont Julien Schuch et Jean-Didier Wagneur retracent sans complaisance les « Very bad trips » — fréquentent préférentiellement le Quartier Latin et ses cafés, ses bouillons, ses bordels ou ses bals d’été. Pour danser, les élégants vont à l’Opéra, les lorettes à Mabille, les étudiants à l’Odéon ou au Prado. L’éclairage au gaz, soutenant cette fureur généralisée pour la danse, permet aux noceurs de rester éveillés jusqu’au bout de la nuit (Bérangère Chaumont). S’il s’agit simplement de se divertir, Parisiennes et Parisiens fréquentent les « Tivolis » ou « jardins de divertissement », installés à partir de la Révolution dans les parcs d’anciennes demeures aristocratiques. Ces vauxhalls français (p. 292), présentés par François Kerlouégan et Jean-Didier Wagneur dans la section « L’Esprit des lieux » qui complète utilement le dossier, proposent au public pendant près d’une cinquantaine d’années leurs attractions en tous genres (« montagnes françaises », manèges, salles de bals, spectacles). Mais, tout en retrouvant au gré des pages les noms de festivités connues, le lecteur pourra approfondir sa connaissance de fêtes plus spécifiques, à l’instar des Soupers de centième, offerts par les théâtres quand une pièce atteignait le seuil symbolique de cent représentations (Jean-Claude Yon) ; ou du Bal des Quat’Z’Arts, organisé de 1892 à 1966 par les élèves de l’École des beaux-arts, et qui reste dans la mémoire collective « la plus célèbre des fêtes d’artistes » de l’époque (Isabelle Conte, p. 87).
L’envers du décor
4Cependant, comme le montre finement Corinne Legoy, le cloisonnement des publics festifs tend au fil du siècle à s’atténuer, atteignant d’abord l’Opéra, par excellence « lieu admis des mondes mêlés » (p. 73). Bien que certains en fassent l’apologie convaincue, ce mélange alimente de plus en plus les inquiétudes du pouvoir, qui, tout en surveillant attentivement les festivités, met aussi en place, notamment par l’augmentation des tarifs d’accès à l’Opéra, « des tentatives de régulation en forme de recloisonnement social » (p. 76). Pratiquée à outrance et occasionnant des flux de personnes inédits, la fête entraîne à sa suite un cortège de désagréments : chahut, casse, ivresse, vols, prises à partie et autres débordements, dont la gestion nécessite une adaptation des dispositifs de contrôle. Le xixe siècle est par ailleurs resté dans les mémoires — notamment par la célèbre « fête impériale », sur laquelle Stella Rollet se penche à nouveaux frais — comme un moment d’intense utilisation de la fête à des fins de propagande : multipliant les solennités (dîners, bals, galas, commémorations, etc.) dans un « souci de légitimation par le faste » (p. 111), Napoléon III crée et cultive habilement sa popularité. En amont et en aval du Second Empire, les fêtes révolutionnaires de 1848 puis de 1871 fournissent d’autres exemples d’opérations de communication par la fête. Avec leurs répliques obligées en province, parfois aussi leurs parodies, les fêtes révolutionnaires parisiennes promeuvent par des rituels fortement symboliques les valeurs fédératrices de la Révolution et de la République (Jacqueline Lalouette). Force subversive, la fête reste redoutée, y compris en régime monarchique ou autoritaire, pour sa propension à « charrier de potentielles résurgences révolutionnaires » (Brigitte Diaz, p. 59).
5On comprend donc sans peine que la maîtrise des dispositifs festifs ait captivé les gouvernements. Lors des Expositions Universelles (1855, 1867, 1889 en particulier), les stratégies festives s’adressent au monde entier autant qu’aux Français eux-mêmes : le bal offert en l’honneur des ouvriers ayant concouru à la préparation de l’Exposition de 1889 est une marque d’intérêt aussi calculée que le dévoilement grandiose, en 1867, de la façade de l’Opéra Garnier, pourtant loin d’être achevée. L’arrivée du chemin de fer a elle aussi ses fêtes, comme à Dieppe, en juillet 1848, où une « fête industrielle » (p. 95) s’organise dans la continuité des précédentes et grandioses cérémonies d’ouverture de lignes (Chloé d’Arcy). Selon le principe ancien du panem et circenses, les festivités mirent à faire oublier aux citoyens les difficultés du moment : longue attente d’une relance économique pour Dieppe ; manque de logements à Romainville où la municipalité organise, dans un contexte de lutte électorale tendue, une fête commémorative en l’honneur de Paul de Kock et de ses parties de campagne (1933). La prolifération en réalité très contrôlée des réjouissances peut donc être une manière, en exploitant la capacité de la fête « à dépolitiser le réel » (p. 131), de détourner le regard « des aspects les plus inquiétants qui traversent le monde social » (Constance Barbaresco, p. 129). Que se passe-t-il pourtant lorsque les moins favorisés refusent l’appât du divertissement ? Au début du xxe siècle (1910, 1917 et 1923), les grisettes, autrefois image de docilité féminine, sont ainsi à l’origine d’une série de grèves qui s’accompagnent de l’émergence des premières organisations syndicales (Judith Lyon-Caen).
Croisements festifs et féconds
6De même que, pour la société de l’époque, tout semble prétexte à faire la fête, la littérature s’empare avec succès de cette « pulsion festive » généralisée. L’intense thématisation de la fête dans le champ littéraire est étudiée de manière perlée par les contributeurs, qui ont soin d’éclairer cette mise en fiction des fêtes par l’analyse des pratiques réelles de l’époque. Sur les scènes théâtrales, les festivités sont préférentiellement nocturnes, suscitant une consommation dispendieuse d’éclairages séduisants (fête de nuit à l’ouverture de Lucrèce Borgia de Hugo, ou fête princière dans Léo Burckart de Nerval et Dumas). De la traditionnelle fête de village au bal costumé, la scène de danse est aussi un archétype opératique. Mais c’est peut-être dans le roman que la thématique connaît ses déclinaisons les plus nombreuses : fêtes populaires de Rome dans Corinne de Mme de Staël, « noces de village » des romans de Sand, Fête des Fous de Notre-Dame de Paris, bal de la Vaubyessard chez Flaubert, orgies romantiques et fantastiques, ou encore bals champêtres sous la plume de Paul de Kock…
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7Grâce à des approches qui mêlent histoire politique, histoire culturelle et histoire littéraire, en conformité avec la vocation interdisciplinaire de la revue, de telles enquêtes viennent prolonger et compléter les travaux des historiens sur le développement des loisirs (Alain Corbin), l’évolution de la vie quotidienne (Erving Goffman) ou encore l’histoire de la criminalité (Dominique Kalifa). Mettant en évidence la réflexivité prodigieuse des pratiques festives au xixe siècle — puisque, comme le rappelle Victoire Feuillebois, le « charivari » à l’époque est aussi un journal — ces regards croisés ont le mérite de reconstituer l’archéologie d’une civilisation médiatique centrée sur l’événement (festif) et sa promotion. Moins directement peut-être que les précédents numéros — travaillant la notion emblématique de « réseaux » (n° 10) ou celle de « l’art de la récup’ » (n° 11) — mais non moins fructueusement, ce dossier thématique propose donc un éclairage sur certaines configurations structurantes de notre époque. Toutefois, l’intérêt principal de cette livraison du Magasin du XIXe siècle est peut-être l’éclairage global apporté sur la vie culturelle, sociale et politique du xixe siècle, envisagées ici conjointement, dans la complexité et l’intensité de leurs interactions.