Structuralisme et réalité
« How to do words without things, c’est la littérature moderne […].1 »
1L’essai d’Alexandre Prstojevic revient sur un terrain déjà bien jalonné : la généalogie et les conséquences, dans l’histoire des idées, du moment structuraliste en France, tant en littérature qu’en sciences humaines2. Ce livre se distingue par le choix de relire cette période intellectuelle par un prisme spécifique et pourtant central, celui de l’antiréférence. Ce concept-clé des années structuralistes, qui s’oppose au concept linguistique de référence — le fait d’utiliser des signes pour se référer au monde et à ses entités — désigne l’idée selon laquelle le langage ne pourrait rien dire du monde. L’antiréférence rappelle le moment au cours duquel intellectuels et écrivains « croyaient vivre dans une société politiquement hostile où les mots et les choses — les idées et la réalité — ne coïncidaient plus » (p. 7). Cette conception découle d’une vision du langage comme système clos, vision héritée de Saussure et de Jakobson dont A. Prstojevic retrace l’origine. En bref, l’antiréférence, selon les mots déjà anciens de Jacques Bouveresse, c’est « ce que le structuralisme français a produit de plus étrange et, à [s]es yeux, de plus inacceptable : l’idée que le langage n’a jamais en fin de compte de rapport avec le non-langage, qu’il est même totalement naïf de croire que le langage puisse, comme on dit, s’accrocher à la réalité, parce que le langage n’a jamais de rapport qu’avec du langage et les textes qu’avec d’autres textes3. »
2La référence à Bouveresse permet d’introduire d’emblée le regard critique d’A. Prstojevic, comme le laisse aisément deviner le titre ironique de l’essai. D’une part, car il ne s’agira pas d’une simple exposition chronologique de l’antiréférence et d’autre part car cette « méfiance à l’égard du réel » (p. 7), qui est présentée comme le fondement du mouvement structuraliste, n’est pas, pour A. Prstojevic, sans conséquence pour la période qui a suivi. En effet, le but de l’auteur est moins de critiquer le concept d’antiréférence pour lui-même, en s’appuyant sur la linguistique par exemple4, que d’en faire le symptôme d’un nouveau rapport au savoir et à la langue. C’est en tant que vecteur de la « trahison de l’idéal scientifique » (p. 9) que l’antiréférence est le fil rouge du livre. Le moment « antiréférentialiste » est ainsi présenté comme ayant fécondé les années ultérieures, l’auteur voyant dans le « postmodernisme, [l’]enfant prodigue de l’antiréférence » (p. 17). On l’aura compris, c’est donc un essai à charge.
3L’originalité du livre tient également au fait que l’antiréférence est considérée comme définissant un paradigme global, unifiant à la fois création littéraire et recherches en sciences humaines : en effet, loin de se limiter à la théorie littéraire, l’auteur fait de ce « ressentiment » (ibid.) le concept transversal de toute une période de l’histoire des idées. L’interdisciplinarité est donnée comme essentielle :
La présence simultanée de l’antiréférentialisme dans deux domaines que longtemps on avait pris pour incompatibles — l’art et la science — est essentielle pour la compréhension du phénomène. Elle révèle quelque chose de sa nature : l’hybridité fondamentale — la confusion entre les conceptions proprement scientifiques (linguistique structurale) et les visions artistiques (l’art pour l’art) — qui se trouvait à l’origine du paradigme structural. (p. 9)
*
4Le postmodernisme étant présenté comme en germe dans l’antiréférence, le premier chapitre, proleptique, dresse un état des lieux épistémologiques du moment postmoderne. L’histoire de l’antiréférence est d’emblée introduite comme une catastrophe – le premier chapitre s’intitulant « le champ de ruines » – dont il s’agira par la suite de comprendre les origines. L’époque postmoderne est appréhendée, dans le champ des idées, à partir des écrits de trois auteurs : Jean-François Lyotard, bien sûr, mais aussi Pierre Nora et François Hartog. Les trois auteurs permettent à A. Prstojevic de cartographier cette période via plusieurs concepts-clé – le savoir, la mémoire, le moi et le temps – renvoyant chacun à la rupture qui caractérise le postmodernisme. Chacun de ces jalons apparaît comme le revers d’un effacement, celui d’une certaine éthique du savoir, d’une histoire comme forme de connaissance scientifique, d’un rapport au temps non centré sur le présent.
5Après cette première partie, le livre effectue un retour en arrière et retrace en quatre chapitres très denses la diffusion progressive de l’antiréférence dans les différentes sciences humaines.
Vers la mort de l’homme (l’antiréférence philosophique)
6En revenant sur l’itinéraire de Lévi-Strauss et de Foucault, A. Prstojevic met en évidence les deux concepts menant à l’antihumanisme philosophique, la structure et le discours.
7Il revient d’abord sur la rencontre bien connue entre Lévi-Strauss et Roman Jakobson à New York, souvent présentée comme le moment inaugural du structuralisme (p. 54-56)5. Le linguiste russe fait découvrir à l’anthropologue la conception de la langue comme système clos, vision héritée à la fois de Saussure et des théories des formalistes russes. Cette approche de la langue où mots et choses sont séparés, où « les éléments peuvent être observés in vitro » (p. 56), sans prendre en compte comment ils se rapportent au monde, allait devenir la matrice théorique du structuralisme et de son antiréférence. En plaçant cette conception de la langue aux fondements de sa méthode, Lévi-Strauss propose d’étudier l’espace social, lui aussi, comme système clos : il s’agissait de « découvrir, sous l’apparence confuse de la vie en groupe, d’invisibles lois générales. » (p. 57)
8La théorisation de la notion de discours par Foucault est aussi présentée comme ce qui va permettre de se passer de la notion d’homme. En effet, c’est cette notion qui fait lien et liant (p. 75) entre les deux autres concepts-clé des Mots et les Choses, les épistémè et « la mort de l’homme ». Dès lors que l’histoire du savoir est appréhendée en termes d’épistémès, segmentées et discontinues, structurées par du discours anonyme, un paradigme humaniste peut se refermer : il ne s’agit ainsi plus d’étudier ce à quoi renvoient les archives car ces dernières sont elles-mêmes prises comme matériau initial et autonome (p. 74). À l’instar de la théorie de Lévi-Strauss, Les Mots et les choses, ouvrage-clé de 1966, est ainsi considéré comme un des prolégomènes théoriques de l’antiréférentialisme.
Vers la mort de l’auteur (l’antiréférence littéraire)
9Les deux chapitres centraux de l’ouvrage évoquent quant à eux la question de l’antiréférence dans le discours littéraire. Ils se focalisent tous deux sur Roland Barthes et, plus précisément, sur sa trajectoire au sein du monde intellectuel et littéraire.
10« Contre la philologie : la fiction de la science » examine à nouveau la célèbre querelle entre Barthes et Raymond Picard. A. Prstojevic livre une synthèse efficace de cet épisode bien connu6 en restituant son ampleur et sa durée. Loin de se cantonner à 1965, année au cours de laquelle l’affaire est (très) médiatisée, il montre que la querelle court depuis le début des années 1960 pour aboutir à Critique et vérité. Mieux, la controverse avec Picard constitue également un point d’observation à la fois de la « méthode » de Barthes pour diffuser ses idées et des « paliers psychologiques et conceptuels » qu’il a dû gravir « afin d’aboutir à un programme de travail dont il souhaitait faire une authentique philosophie » (p. 111). En détaillant avec précision la chronologie de la querelle, qui se donne à lire comme une « chronique » (p. 80), A. Prstojevic décrit « une pensée en devenir » (p. 80), faite de reprises et de réactualisations plus radicales. La période qui va de « Histoire ou littérature », en 1960, au célèbre texte sur « La mort de l’auteur », en 1968, témoigne à la fois d’un durcissement de ses positions et de la « capacité qu’avait Barthes de faire proliférer son propre discours » (p. 82) en déclinant ses textes dans différents supports (articles, conférences, séminaires, presse…) pour les reprendre ultérieurement dans des volumes diffusés par de grandes maisons d’édition. Sa redoutable capacité à recycler et marteler ses idées serait, selon A. Prstojevic, ce qui aurait permis son succès face à une critique académique incapable de suivre son rythme.
11Les écrits de Barthes à cette époque relèvent tous du « manifeste théorique » (p. 90) : l’étude de l’œuvre racinienne dans Sur Racine, par exemple, ne serait qu’un prétexte pour mettre en œuvre une conception de la critique élaborée petit à petit depuis plusieurs années. La vision de l’analyse des textes de Barthes, une vision essentiellement « actualisante »7, découlerait ainsi directement du paradigme de la mort de l’homme : il ne s’agit pas, comme dans l’herméneutique traditionnelle, « de comprendre l’intention du poète mais de révéler des significations qui lui avaient échappé et, de ce fait, de rendre visible la structure inconsciente de son imaginaire » (p. 89).
12La liquidation de l’explication de texte à la Lanson, autrement dit l’antiréférence dans son versant textuel ou herméneutique, est ainsi présentée, pour Barthes, comme la conséquence nécessaire d’une certaine écriture critique. En effet, en rendant impossible toute prise réelle sur le texte, en poussant à son paroxysme l’idée de Valéry selon laquelle « il n'y a pas de vrai sens d’un texte8 », Barthes voulait parvenir à la mue de la « science-Commentaire » en « poésie-Critique » (p. 109). À l’inverse d’une conception positiviste qui voulait que le discours théorique « se rédui[s]e au fur et à mesure que l’on approchait de la vérité d’une œuvre ou d’un auteur » (p. 110) selon une force centripète, Barthes, en voulant faire du métadiscours une littérature, entendait ne prendre l’œuvre que comme point de départ de discours infinis et proliférants, suivant une force centrifuge9.
Barthes et les écrivains
13L’avant-dernier chapitre revient ensuite sur le Nouveau Roman et le textualisme, que Barthes a accompagnés et favorisés10. Retracer ces deux moments permet à A. Prstojevic de souligner la radicalisation du structuralisme, appréhendé comme une révolution
Nouvelle Critique & Nouveau Roman
14Pour A. Prstojevic, la teneur des écrits théoriques du Nouveau Roman paraît a priori indissociable des positions de Barthes dans les années 1960. L’auteur invite toutefois à « référentialiser » le métadiscours d’une Sarraute, par exemple, en ne l’analysant pas qu’exclusivement du point de vue de la théorie littéraire. Les célèbres développements de L’Ère du soupçon sur le personnage seraient ainsi également à comprendre dans le contexte des génocides et des totalitarismes, dans une époque qui ne fait plus grand cas de l’individu : « Elle [Sarraute] ne libérait pas uniquement son personnage de superficiels signes de reconnaissance romanesques tels que la tradition littéraire les imposait aux écrivains réalistes : elle décrivait la crise de l’identité que vivait l’Occident à ce moment. L’épuisement d’une poétique reflétait la fin d’un âge. » (p. 123). Plus largement, le Nouveau Roman traduirait « un sentiment de perte et de désorientation » (p. 124) qui est celui de l’Europe d’après-guerre. A. Prstojevic met par là bien en lumière la « transitivité de l’intransitivité11 » évoquée par Alexandre Gefen.
15Retraçant l’histoire et les grandes caractéristiques du groupe, A. Prstojevic met ainsi en évidence un clivage, au sein des néoromanciers, sur « le sens de la forme » (p. 127). Il distingue les « humanistes » — comme Sarraute, Butor ou Simon qui, en dépit de leur positions théoriques radicales, prolongent plus qu’ils ne l’ont cru la tradition romanesque européenne dans la mesure où leur travail formel permettait toujours de mieux « retourner au monde » (ibid.) — et les « formalistes » comme Robbe-Grillet ou Ricardou s’inscrivant pleinement dans le sillage des théories du Degré zéro de l’écriture et de l’art contemporain. Pour ces derniers, la révolution des techniques romanesques ne visait pas une meilleure saisie du réel mais bien un repli de la littérature sur elle-même, au point de faire de la description, procédé par nature de la représentation du monde, « une narration sans support ni modèle » (p. 141).
16C’est cette branche que Barthes allait accompagner, voyant notamment dans les romans de Robbe-Grillet une authentique « œuvre blanche », telle qu’il en avait vu les prémisses chez Camus ou Cayrol. Pour Barthes, l’évocation du réel ou de la ville chez Robbe-Grillet était trompeuse et masquait en fait, en restant à la surface du monde, un refus : l’œuvre de Robbe-Grillet « s’opposait à la tradition occidentale qui de la mise à nu de la vérité profonde des choses avait fait sa raison d’être » (p. 136). L’évolution de l’auteur des Gommes vers « ce matérialisme anti-humaniste » (p. 139) était à lire dans le cadre de sa proximité avec Barthes, ce dernier « voyant en Robbe-Grillet celui qui réaliserait son programme théorique sur le plan de la création » tandis que « Robbe-Grillet espérait, en retour, que Barthes parviendrait à imposer son œuvre comme modèle universel de l’avant-garde » (p. 140). Mais Barthes, au début des années 1960, s’éloigne de Robbe-Grillet, lui reprochant son travail pour le cinéma, selon lui contradictoire avec la négativité de ses romans.
« L’art-pour-l’art engagé »
17Barthes passa donc du Nouveau Roman au groupe Tel Quel. Via la revue éponyme, le groupe autour de P. Sollers qui devient, à partir de 1963 le porte-voix de l’avant-garde littéraire puis promoteur essentiel du maoïsme en France, avait, selon A. Prstojevic, tout pour plaire à Barthes. Pour Sollers, réciproquement, « la présence de Barthes […] légitimait les aspirations "scientifiques" de la revue » (p. 154) qui avait voulu concilier création littéraire et ambitions théoriques. Le chapitre analyse la conséquence de ce rapprochement progressif, la conversion de Sollers, à partir de 1965, à l’antiréférentialisme. Cela aboutit à ce qui apparaît comme une contradiction manifeste : la prétention de ne rien dire du monde tout en ayant constamment pour but de le changer. C’est que, pour le textualisme, le refus de la référence et de l’écriture du réel valait refus du monde tel qu’il est et permettait opportunément de se présenter comme révolutionnaire12, en confondant écriture et action politique. Cela mène ainsi à la troisième voie poétique qui allait être la marque de Tel Quel, « l’art-pour-l’art engagé » (p. 158) :
Sollers demandait à l’avant-garde de transformer radicalement le sens même du geste poétique. Le roman ne pouvait plus être ce miroir que l’on promenait depuis un siècle déjà sur les chemins du réel. Il ne pouvait plus l’être car l’idée même de réalisme contribuait à entretenir une illusion jugée intenable. Décrire le monde tel quel même dans l'intention de le critiquer, c’était obéir à l'ordre établi. Seul un refus radical de la forme d’être de la poésie pouvait conduire à la révolution, puisque – tel était le postulat sous-jacent dont Sollers n’expliqua jamais la genèse – la littérature et le réel étaient une seule et même chose. (p. 156)
18Si Tel Quel n’était pas sans lien avec le Nouveau Roman, rien que par la présence au sein des deux groupes de Jean Ricardou – auteur-clé « dans l’essor du courant antiréférentiel en France » (p. 166) –, reste que les romans de Sollers, pour Barthes, allaient plus loin : « il évacuait les derniers restes de la référence au monde réel. Sous sa plume, la littérature, enfin, parlait littérature et sans prétendre s’occuper d’autre chose » (p. 167). Rejeter la prétention de la littérature à connaître le monde et l’homme serait ainsi, pour A. Prstojevic, la rupture majeure du structuralisme littéraire par rapport à une tradition pluriséculaire, bien plus qu’un simple changement d’école ou d’esthétique.
Histoire et littérature (l’antiréférence historique)
19L’ultime chapitre de l’essai est consacré à ce que l’auteur présente comme le paradoxe ultime de la période. Il analyse comment l’antiréférence et le paradigme structuraliste ont pu pénétrer le champ historique, domaine qui se définit a priori comme un discours sur le réel anti-relativiste.
20A. Prstojevic entend montrer un changement de statut du métier d’historien : si, dans les années 1950 et 1960, les historiens « cro[ient] encore exercer un métier scientifique » (p. 173) et entendent mener des recherches exactes, « le mouvement d’avant-garde qui contestait les fondements mêmes de l’univers d’un historien » (p. 174) n’allait pas laisser indemnes leurs aspirations positivistes. En insufflant un « doute radical » (p. 175) dans toutes les sciences humaines, l’avant-garde et la Nouvelle Critique auraient conduit progressivement les historiens, qui jusqu’alors avaient mené leurs travaux indépendamment des sphères littéraire et artistique, à renoncer à leur prétention scientifique et à se voir, rejoignant en cela des époques lointaines, comme des écrivains.
21A. Prstojevic part de L’œuvre ouverte d’U. Eco pour retracer ce mouvement. La « libéralisation de la réception » (p. 179) – la liberté toujours grandissante accordée à l’interprète dont Eco avait vu les traces dans le domaine musical – va constituer pour lui le pivot d’une nouvelle conception de l’art, moins attentive au style ou à la composition qu’à la liberté prise par les artistes par rapport à leur modèle. C’est spécifiquement avec son « approche narrative de la télévision » (p. 183) que l’on passe d’une réflexion sur la liberté de l’interprète devant une œuvre ouverte à l’interprétation comme concept définitoire de toute forme de représentation. La télévision n’est pas présentée comme un reflet du réel mais comme une matrice d’intrigues ne pouvant s’empêcher d’interpréter ce qu’elle capture, sauf qu’à la différence du domaine musical, « [l]le réalisateur de télévision n’avait pas affaire à un artefact […] conçu pour être modifié, mais bien à la réalité tangible du monde » (p. 186). L’approche narrative et sémiologique de la télévision par Eco apparaît donc rétrospectivement comme un cheval de Troie : « une théorie de l’art investissait ainsi le territoire d’une curieuse “histoire” du présent en images pour en révéler l’illusion et l’erreur. » (p. 189).
22Le deuxième jalon du chapitre est consacré à Hayden White, qui incarne pour A. Prstojevic le pendant de Barthes dans les études historiques. Cette analogie est délicate et fragilise l’argumentation de cette dernière partie : White est avant tout un historien des idées et il paraît peu probant de comparer son influence, dans l’ensemble des « études historiques », à celle de Barthes dans les études littéraires.
23A. Prstojevic montre en tout cas qu’avec White est affirmé explicitement le fait que l’histoire ne peut aboutir à des connaissances positives et que la littérature est « le principe de toute écriture historienne » (p. 190). Dans « Le fardeau de l’histoire », en demandant à sa discipline de sortir du positivisme, White entendait en finir avec son indépendance. S’il s’inscrit dans la tradition critique de l’historiographie à laquelle ont appartenu Febvre ou Bloch, White se différencie radicalement d’eux en réclamant non une histoire plus forte mais la dissolution de sa discipline selon lui moribonde et délétère. C’est ainsi qu’« au nom de la nouveauté prise pour une valeur en soi, l’historien était sommé de rattraper son "retard" et de s’aligner sur les courants littéraires dont les principes étaient opposés à ceux de sa profession » (p. 201). Metahistory, l’ouvrage de White qui inaugura le « tournant linguistique » chez les historiens américains, pousse encore plus loin la réflexion amorcée dans « Le fardeau de l’histoire » en montrant que la littérarisation qu’il appelait de ses vœux avait déjà eu lieu. Après l’appel à la dissolution de l’histoire, White entend faire tomber les masques en montrant que, d’emblée, l’histoire « était un genre littéraire travesti par mille précautions savantes » (p. 205).
24Ce chapitre ambitieux s’avère cependant le moins convaincant du livre en ce que les deux points d’observation choisis ne permettent pas de conclure à une réelle perméabilité de l’ensemble du champ historique à l’antiréférence.
25L’ouvrage se conclut sur le « retour au réel » dont témoigne la littérature d’enquête et de filiation des années 1990-2000. Mais A. Prstojevic s’attarde également sur la « littérarisation » du travail de certains historiens (Jablonka, Corbin, Artières, Audouin-Rouzeau…) au même moment : il analyse ainsi un chassé-croisé entre littérature et histoire, cette dernière « rêv[an]t d’un peu de "poésie" afin que la littérature pût prétendre à un peu de factualité » (p. 221), avec pour conséquence que l’indistinction générique aboutirait à une indistinction épistémique. Si tout ce paradigme rejette l’antiréférence, il continue pourtant de prêter attention à la forme du récit comme outil de connaissance. Mieux encore, si cette littérature revient au réel, ce serait toujours par le prisme d’un point de vue individuel, par la mémoire et non par l’histoire. Le seul legs véritable et indiscutable des années structuralistes résiderait ainsi pour A. Prstojevic dans « la subjectivité comme élément fondateur de l’intellection du monde dans une prose visant à la saisie objective de la vérité du passé » (p. 224). Reste que l’on peut se demander si ce n’est pas, plus globalement, un legs de la littérature occidentale dans son ensemble.
*
26Comme le dit l’auteur, « tout lecteur ayant connu ou s’étant intéressé à la seconde moitié du xxe siècle comprend d’instinct » (p. 8) le concept directeur de l’ouvrage. De fait, la question de l’antiréférence n’est pas neuve et plusieurs essais d’importance en ont déjà parlé13. Mais retracer l’histoire de cette période intellectuelle par ce prisme permet de mieux voir la solidarité entre les différentes disciplines que l’adoption par Lévi-Strauss du principe de clôture hérité de la linguistique laissait augurer. C’est également l’occasion de bien mettre en évidence les paradoxes du structuralisme : son « subjectivisme » grandissant, en apparence peu compatible avec les proclamations de la mort de l’homme et de l’auteur ; ses velléités scientifiques14 ou politiques alors même que le discours sur le monde était rejeté. Force est donc de constater que ce concept éclaire une dimension importante du courant structuraliste – en tout cas son versant littéraire –, même si l’on n’est pas obligé de suivre jusqu’au bout la lecture à charge qu’en fait A. Prstojevic.
27En effet, la généalogie de « l’ascèse moderniste15 » des années 1960 et 1970 est l’occasion pour l’auteur d’insister à plusieurs reprises sur la rupture à l’égard de la tradition humaniste européenne que constitue pour lui ce moment intellectuel. Le prisme de l’antiréférence le mène ainsi à renouer avec l’argumentaire catastrophiste auquel s’était opposé Vincent Kaufmann dans La Faute à Mallarmé. Là où ce dernier regardait la « mouvance théorique-réflexive » comme les derniers défenseurs d’une culture de la lettre en train de disparaître, un chant du cygne, A. Prstojevic dépeint le structuralisme en fossoyeur de ce passé : « [l]e propos de cette avant-garde politisée dont Sollers et Barthes étaient des figures importantes n’était pas de s’agréger à la tradition bimillénaire de l’art occidental mais de prophétiser sa fin » (p. 161).
28En revenant de manière détaillée sur ce mouvement, A. Prstojevic lui rend donc toute sa vigueur et son désir de table rase – même si on peut être gêné par la virulence du réquisitoire dans certains passages (quand il soutient, par exemple, dans une analogie rapide, qu’avec « La mort de l’auteur », il s’agit pour Barthes de « refuser l’Europe » (p. 114)). La tonalité satirique du livre, qui le conduit par moment à exacerber l’outrance qu’il identifie dans les thèses dénoncées, atténue parfois sa rigueur et sa clarté indéniables. Plus largement, outre que tous les auteurs analysés n’ont pas la même portée (si l’influence de Barthes est certes décisive, qu’en est-il de celle d’E. White dont la réception est plus que limitée en Europe ?) et que le structuralisme, comme la « tradition humaniste européenne », sont parfois appréhendés de façon un peu monolithique, la principale critique que l’on pourrait faire à cet ouvrage tient aux nuances que l’on pourrait apporter à la thèse « schismatique » qu’il soutient.
29D’abord, dans la mesure où les analyses sur l’antiréférence – le refus de dire le monde – croisent souvent la question de l’autotélisme (le fait que le texte littéraire ne renvoie qu’à lui-même, soit replié sur lui-même, ce qui est une conséquence de l’antiréférence), notamment dans le chapitre sur Tel Quel16, l’histoire de l’antiréférence pourrait remonter à avant le structuralisme. Ce que dénonce A. Prstojevic caractérise déjà l’autonomisation du champ littéraire à partir de la fin du xixe siècle et rejoint les critiques de ce que Julien Benda appelait le « littératurisme », soit notamment, selon Pascal Engel, « l'exigence que la littérature forme un monde clos irréductible à tout autre discours et en particulier au discours scientifique et philosophique, mais, en même temps, qu'elle soit une sorte de genre supérieur à tous les autres, incluant aussi bien la science que la poésie, l'art et la philosophie17 ».
30Par ailleurs, du point de vue de la théorie littéraire, on aurait aimé qu’A. Prstojevic fasse davantage la part des choses entre mots d’ordre des critiques et pratique effective, comme il le fait pourtant très justement avec celui des néoromanciers comme Sarraute qui, en dépit de leurs déclarations avant-gardistes et formalistes radicales, prolongent Proust ou Joyce. En effet, au-delà des proclamations antiréférentielles tonitruantes, le monde et le réel n’ont jamais été totalement évacués des écrits des théoriciens. On peut ainsi rappeler l’hypothèse d’Antoine Compagnon selon laquelle « le déni de la référence observé par les théoriciens n’[aurait] été qu’un alibi pour pouvoir continuer à parler du réalisme, non de la poésie pure, non du roman pur, malgré leur adhésion formelle au mouvement littéraire moderniste et avant-gardiste18. » D’autant que la même chose s’observe également du côté des auteurs : Alain Robbe-Grillet lui-même a fini par reconnaître à quel point ses positions théoriques étaient outrées, exacerbant uniquement l’un des aspects de son œuvre et masquant sa part fantasmatique et autobiographique19.
31Ainsi, même en restant au niveau des mots d’ordre, si le structuralisme littéraire proclame le déni du réel et du monde, il n’empêche qu’il reste obsédé par la question du réalisme. Le structuralisme, dans son versant antiréférentiel, aura donc exploré, très temporairement, le versant négatif du paradigme de la mimésis, mais en est-il vraiment sorti ? Autrement dit, on pourrait soutenir que la contradiction entre la littérature comme reflet du monde et l’antiréférentialisme n’est que partielle : ce serait deux manières de se confronter au même problème millénaire.
***
32Livre dense et ambitieux, synthèse efficace sur une période qui a déjà fait couler beaucoup d’encre, La Conquête du vide demeure assurément une contribution importante sur un des aspects majeurs de cette période de l’histoire des idées. En guise de conclusion, on serait cependant en droit de s’interroger sur la dimension a priori anachronique de ce volume. L’aggiornamento de la théorie littéraire a déjà eu lieu : Le Démon de la théorie d’Antoine Compagnon aura bientôt vingt-cinq ans, la critique de l’excès de formalisme par Tzvetan Todorov remonte à plus de quinze ans20, et les temps sont loin où Jacques Bouveresse ferraillait avec les dérives de la French Theory21. Faut-il vraiment s’acharner sur le cadavre de l’ère structuraliste ? Plus que l’influence de cette époque, on pourrait remarquer au contraire le fait que « la période littéraire contemporaine ne dispose pas de manifestes, ni d'auto-désignations22 ». Il semble pourtant que la théorie littéraire n’ait pas fait le deuil de cette période : en 2016, Hélène Merlin-Kajman fondait notamment l’argumentaire de Lire dans la gueule du loup sur une critique du concept d’« illusion référentielle23 ». La même année, Françoise Lavocat propose, tout en le dénonçant, une généalogie du panfictionnalisme qui remonte au structuralisme et au post-structuralisme24. Il est vrai que ces derniers travaux proposaient d’examiner et de discuter à nouveaux frais certains postulats structuralistes, leur perspective était donc nettement moins à charge que celle d’A. Prstojevic. Reste qu’on ne peut qu’être frappé de cet éternel retour du structuralisme dans la pensée théorique et l’histoire des idées.