Sacer vatis labor : Paul Claudel et la langue latine
1 L’abondance des citations et des fragments latins dans l’œuvre de Paul Claudel, en particulier dans le théâtre, le Journal et les commentaires sur la Bible, mais aussi dans la poésie, appelait une étude synthétique que Jean-François Poisson-Gueffier a mené avec rigueur et clarté. Le volume, élégant et concis, comble en effet une lacune, au carrefour des vastes enquêtes sur la place du latin dans notre modernité littéraire (parmi lesquelles Le latin ou l’empire d’un signe, xvie–xxe siècle de Françoise Waquet ou La Poésie et le latin en France au xixe siècle de Romain Jalabert), des analyses sur le rapport de Claudel à la langue (que, depuis les études de Gérald Antoine, les travaux d’Emmanuelle Kaës, parmi d’autres, ont élargies) et des études sur l’intertextualité chez Claudel (en particulier celle de la Bible et de la littérature antique, que les travaux d’André Espiau de la Maëstre, de Pierre Brunel ou de Dominique Millet-Gérard, par exemple, ont explorée). Cette synthèse, remarquable à bien des égards, sera donc profitable aussi bien aux chercheurs qui se penchent sur l’œuvre de Paul Claudel que sur ceux qui s’intéressent à la question de la modernité littéraire et à son rapport au passé et à la tradition.
Latin(s) de Claudel
2 Le premier intérêt de l’ouvrage est sans doute de poser, avec acuité et érudition, la question fondamentale — et pourtant souvent sous-estimée — de l’unicité du latin tel que le cite et l’emploie Paul Claudel dans le vaste ensemble de son œuvre. Jean-François Poisson-Gueffier souligne ainsi, à de multiples reprises, la diversité des latins de Claudel : si le latin de la Vulgate domine, de manière attendue, chez un écrivain aussi profondément chrétien que l’auteur de L’Annonce faite à Marie, il est loin d’être hégémonique, laissant une place non négligeable au latin classique de Virgile (admiré pour l’Énéide, mais aussi pour les Géorgiques), à la langue des Pères de l’Église, au médiolatin, au latin liturgique, et même au latin macaronique, sur laquelle on trouvera des analyses déterminantes (p. 93-96). Les enjeux différents que recouvrent ces multiples latins sont clairement contextualisés et exposés. Ainsi, la « délectation » toute « esthétique » que procure la lecture de Virgile (p. 86) se distingue fortement de l’élévation spirituelle liée à la Vulgate comme au rire autorisé par le latin de fantaisie.
3 Dominant l’ampleur de l’œuvre claudélienne, Jean-François Poisson-Gueffier propose une estimation juste de la part accordée par Claudel aux auteurs que ce dernier cite ou convoque, dessinant un tableau de l’intertextualité latine et néolatine à l’œuvre chez le poète. Si saint Jérôme et Virgile sont à l’évidence les deux pôles majeurs de la littérature latine pour l’auteur du Soulier de Satin, d’autres auteurs, peut-être moins attendus, se révèlent des références plus discrètes mais récurrentes, tels Catulle, Horace, Tacite, Lucrèce ou Prudence. La culture scolaire y entre certes pour une part, mais le dialogue de Claudel avec ces auteurs s’est poursuivi bien au-delà des exercices académiques imposés au jeune homme, comme le montre en particulier le Journal.
Entre les langues
4 Loin de n’être qu’un répertoire d’hypotextes, l’ouvrage envisage également les différentes opérations qui manifestent la présence du latin dans l’œuvre, ce que l’auteur appelle « les modes d’intégration du latin » (p. 59) : la simple allusion, la citation (d’exactitude variable, Claudel citant souvent de mémoire), le calque et le décalque sont ainsi successivement étudiés à l’aide d’analyses précises, qui entrent volontiers dans le détail de l’approche stylistique sans jamais empêcher leur ressaisissement par un discours synthétique qui leur donne sens au sein d’une « poétique de la lecture » attentive aux enjeux du bilinguisme. Celui-ci autorise en effet un jeu sur les divers degrés de compréhension que le lecteur (ou le spectateur, au théâtre) peut avoir des énoncés en latin. Langue latine et langue vernaculaire, en alternant et en se répondant dans le texte au moyen de reprises, de traductions littérales ou de paraphrases plus libres, vont ainsi jusqu’à « former une interlangue » (p. 80) d’une puissance évocatoire inédite.
5Progressivement s’impose alors l’idée — et c’est, selon nous, dans cette perspective que l’approche de l’œuvre claudélienne proposée dans l’ouvrage révèle toute sa pertinence et son intérêt — que la langue latine ainsi diversement enlacée au français permet à Claudel des effets sur le lecteur par-delà le sens intelligible (étant entendu que la compréhension absolument immédiate des énoncés latins par un lecteur ou un spectateur contemporain semble improbable dans la lecture et plus encore dans l’oralité théâtrale). Si « le latin désoriente le lecteur ou l’auditeur » (p. 100) par son étrangeté, ce n’est pas par recherche d’un exotisme singulier, mais bien pour donner à entendre autre chose que le sens intelligible. Le chapitre 4, qui, sous les auspices de l’actio rhétorique, est consacré à une approche pragmatique de l’insertion du latin dans le texte français, met au jour le rôle premier du latin pour Claudel : dérober le discours à l’esprit du lecteur pour instaurer une « configuration » où « l’expressivité prend le pas sur l’expression » (p. 112) et, par la densité, l’énergie et la musicalité hymnique du latin, gagner le lecteur ou l’auditeur à la foi. Le latin sert un projet évangélisateur, sans doute ; mais, plus largement, il rend possible une « mise en présence du sacré » (p. 121) et même « un éventail d’émotions » qui s’ouvre de la « jubilation bouffonne » au « saisissement » (p. 122). Le latin, chez Claudel, « n’a pas à être entendu ni compris et ne doit pas entièrement l’être » (p. 122), écrit Jean-François Poisson-Gueffier, puisqu’il est la langue où souffle l’Esprit, qui ne s’adresse pas d’abord à l’esprit, mais au cœur.
6C’est pourquoi le latin, pour Claudel, vaut moins comme préservation (culturelle) d’un monde que comme langue efficace, ce que sa prédilection pour la Vulgate, plutôt que pour les grands auteurs de la latinité classique, souligne. En un début de xxe siècle où le latin est tenu par beaucoup comme le signe d’un passé encombrant et d’un poids scolaire éreintant, Claudel défend et illustre le latin « comme une force paradoxale de régénération » (p. 159). Il y a moins là, semble-t-il, le signe d’un conservatisme que d’un espoir en l’avenir promis par une langue prétendue morte, et qui pourtant n’a rien perdu de son efficace.
Perspectives
7 Un parcours aussi rapide ne saurait rendre justice à la richesse de cette étude sur les usages et la pensée du latin chez Claudel, qui excède souvent ce que les titres des chapitres font attendre. Ceux-ci, fondés sur les cinq oratoris opera antiques, témoignent en effet d’une volonté d’organisation selon la pensée rhétorique qui, pour avoir le mérite de la clarté, prend le risque d’un systématisme un peu appuyé, obligeant d’ailleurs l’auteur à redéfinir chaque fois les termes pour les adapter à son propos, de manière parfois un peu artificielle, notamment en ce qui concerne la dispositio (p. 60). Cela n’enlève rien à l’intérêt continu que le lecteur prend à la lecture des propositions formulées, souvent audacieuses et toujours étayées. S’il donne la mesure de la culture littéraire et théologique (latine et néolatine) de Claudel, l’ouvrage a le mérite de montrer que, chez ce poète comme chez Rimbaud, ce sont moins les sources qui comptent que « les modalités de la mémoire poétique, le degré de coprésence des langues et des œuvres », comme l’a écrit naguère Michel Murat (Murat, 2006, p. 206). À cet égard, bien que la question soit envisagée (p. 52-54), sans doute serait-il possible de souligner davantage combien le recours au latin, notamment sous la modalité du décalque des constructions latines, permet à Claudel de se soustraire, au moins partiellement, au « poids du surmoi linguistique qui pèse sur tout écrivain français : à savoir le modèle logico-grammatical identifié au “génie de la langue française” » (Murat, 2006, p. 209), surtout en cette période identifiée par Gilles Philippe (2002) comme « le moment grammatical de la langue française ».
8 Il est certes regrettable que, dans un ouvrage aux qualités si évidentes, quelques malencontreuses coquilles brouillent parfois la fluidité du discours : « par » au lieu de « pas » (p. 87, n. 29), « en prolongement » au lieu de « en prolongeant » (p. 98, l. 7), « est » au lieu de « et » (p. 109, l. 3), etc. Mais l’ouvrage, par la synthèse qu’il constitue comme par les pistes qu’il ouvre, mérite de trouver un public plus large que celui des seuls spécialistes et amateurs de Claudel, et de rencontrer l’audience aussi bien des historiens de la littérature que celle des latinistes et des chercheuses ou des chercheurs que la question de la langue, et des langues, intéresse.
Murat Michel, « Sur l’arête des cultures », Littératures, n° 54, 2006, p. 201-213.
Philippe Gilles, Sujet, verbe, complément. Le moment grammatical de la littérature française 1890-1940, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 2002.