Marseille rêvée, Marseille désenchantée mais Marseille célébrée
1Marseille offre à nombre d’écrivains du xixe siècle des espoirs les plus fous. La cité phocéenne s’impose comme une terre d’écriture et de romans en gestation, une matrice de rêves et /ou de désenchantements cruels mais inspirants. Se rendre à Marseille quoi qu’il en coûte, y faire escale plus ou moins longuement, c’est croire en la fortune, en l’amour et aux vertus du voyage.
2Mais de Stendhal à Zola, de 1830 à 1900, qu’allaient donc faire « nos géants » dans ce périple ? Pourquoi mettre le cap sur ce midi si éloigné de Paris, lieu où tout se décide en littérature ? Qu’ont-ils découvert pour rendre leur entreprise d’écriture gagnante ? Romantisme, orientalisme, érotisme, exotisme, quelles variations attendues et projetées les aiguillonnèrent vers ce Locus amoenus, se révélant parfois Locus terribilis ?
L’escale des géants ?
3Dans son prologue, Rémi Duchêne explique ce qui a motivé ce champ de recherche, « L’histoire de Marseille et de la Méditerranée se conjugue avec celle de la littérature pour éblouir celui qui part sur les traces de ces conquérants d’un autre siècle et d’un autre univers » (p.13)
4C’est donc une quête d’un éblouissement littéraire attendu qui justifierait la lecture approfondie de cet essai.
5Le champ lexical des titres des chapitres confirme cette possibilité d’horizon d’attente du lecteur en matière d’émotions intenses : d’abord le récit d’une effervescence initiatrice de l’écrivain novice, une étincelle et un feu d’artifice au chapitre 1, puis la possibilité, certes bien tardive, d’une première reconnaissance possible : jeune romancier à quarante-cinq ans au chapitre 3, un poète fauché mais débrouillard au chapitre 4, et récits de voyage : du manuscrit refusé au meilleur cru au chapitre 7. Cette première partie est ainsi annoncée comme l’antidote au désespoir : ces écrivains, pionniers et voyageurs, sont des conquérants.
6Marseille est bien une escale pour eux, car la seconde partie s’intitule prometteuse : le culte de l’amitié et les flammes de l’amour. En revanche au chapitre 15, enfin la fortune? le mot « fortune » est précédé d’un adverbe modalisateur, si ce n’est réducteur, « enfin », et le vocable « fortune » se questionne par un point d’interrogation : l’espoir de réussite ne se fracture-t-il pas quelque peu ?
7Il est vrai que la cinquième partie sur le Second Empire sonne comme un avertissement, de bruit et de fureur, et le chapitre final conclut le parcours sans surprise : de l’argent à la sagesse au chapitre 33, ce qui laisse planer un doute sur Marseille et ses opportunités monétaires qui imposent une obligation tacite et moralisatrice de renoncer à devenir riche ! Les géants ne seraient-ils pas vraiment ceux qu’on vient d’accompagner, et cette escale exigée ne serait-elle pas que fantasmes même si les lieux sont bien réels ?
8Marseille rêvée, Marseille désenchantée mais Marseille célébrée, oui à n’en pas douter, alors prenons la route du Sud…
Marseille rêvée
9Marseille est la ville des amours. Stendhal s’y rend et concrétise en juillet 1805 sa passion pour l’actrice Mélanie Guilbert. Flaubert, pourtant défiant envers le sentiment « éphémère autant que redoutable » (p.127), crée un vrai lien avec Eulalie Foucaud en 1846. Dumas essaie de séduire l’actrice Rachel, la harcelant de témoignages enflammés mais vains. Théophile Gautier y retrouve la jeune Marie Mattei, après l’annulation de leur voyage à Rome, conséquence d’une avarie de leur bateau. Alphonse Daudet vit son premier grand amour avec Marie Rieu, une femme passionnée et possessive qui servira de modèle à la Fanny du roman Sapho, pour une magistrale consécration posthume (p.298).
10Désormais les retours à Marseille, pour nombre d’entre eux, seront de singuliers moments de rencontre avec leur passé évanoui. (p. 222) Les amours littéraires sont souvent déambulatoires, l’écrivain est seul, sombre mais libre : Marseille se prête volontiers aux promenades romantiques, à croire que le trajet long et parfois aventureux vers les bienaimées sanctifie la cité comme lieu de l’épreuve méritoire qui prouve et teste ainsi la force de leur attachement.
11Marseille offre un voyage initiatique en amour mais aussi alimente les espoirs de réussite sociale en tant qu’écrivain. La ville participe de la documentation nécessaire et préliminaire à leurs écrits, bien que les amours envisagées dans le Sud ne satisfassent pas les attentes des écrivains car souvent décevantes. D’ailleurs il en est de même pour leurs premiers romans. Lumière de la méditerranée, exotisme préparatoire au désir d’Orient, Marseille est aimée immédiatement. Pourtant après son séjour marseillais, puis les deux ans de route vers l’Orient, Flaubert ne se servira pas de ses pérégrinations successives et au retour il écrira Madame Bovary comme un récit uniquement normand. Stendhal ne finalisera pas le Julien de Marseille, mais il attendra vingt ans de plus pour écrire Le rouge et le Noir sur le même thème. Mais certes sans la visite au Château d’If, Le comte de Monte Christo n’aurait peut-être pas été le même pour Dumas.
12Marseille ne sera souvent qu’une parenthèse et même pas forcément enchantée. L’itinéraire vers les passions de toutes sortes s’annonce chaotique, de l’origine des manuscrits à leur finalisation. C’est un parcours semé d’obstacles qui fait renoncer ou du moins impose une maturation lente. Les amours ne sont qu’une étape obligée d’une éducation sentimentale. Marseille n’est qu’une escale imposée pour des écrivains en devenir.
13Marseille rêvée esquisse dans la topographie de ces lieux idéalisés une sorte de géographie intime des écrivains, entre prison et liberté, entre désir de s’ancrer et goût du voyage qui permet de se confronter à des découvertes essentielles. Ainsi le chemin de fer offrira en 1848 à Flaubert la découverte mémorable de la rade, riche en émotions, par une approche inattendue, faite non pas en diligence cahotant à travers les collines, mais dans un train qui descend abruptement vers le centre de la ville (p. 201).
14Les écrivains rêvent aussi de faire fortune. Est-ce parce que Marseille devient une nouvelle Babel avec nombre d’étrangers et de multiples langues parlées, est-ce par l’ouverture vers l’Orient prisée par nombre de jeunes artistes de cette première moitié du xixe siècle ? Balzac achètera convulsivement dans cette ville et s’épuisera dans de vaines entreprises, Flaubert et Stendhal auront de fabuleux projets mais sans suite si ce n’est d’être encore davantage désargentés, et même Sand spéculera en voulant à tout prix se procurer des actions du port de la Joliette.
15Amour, argent et asile, Marseille rêvée est un triptyque plein de gaieté mais annonciateur de larmes ou de désenchantement.
Marseille désenchantée
16Endroit d’emplettes excessives chez Lazard pour Balzac, Marseille est bien un lieu de fièvre mais pas celle attendue de la créativité, celle dépensière qui fait chuter plus bas. Cette ville est un temple des spéculations, modélisée dans le monde des affaires de César Birotteau. Le mirage phocéen gonflé des espoirs s’avère très vite synonyme de déboires financiers plus ou moins cruels : Stendhal devient simple commis aux écritures de la Maison Meunier pendant une année de profonde disette. Dumas n’enrichit que ses dettes.
17L’aridité du pays devient la métaphore obsédante de la vie d’écrivain même si les grandes promenades pour découvrir la mer, les rives de l’Huveaune ou le château Borely ravissent les explorateurs du site. Et le désir d’Orient naît alors pour Nerval dès 1834. Si Hugo, lui aussi, y voit une porte entrouverte sur l’Orient, Marseille est « un univers en raccourci, gorgé d’émotions et de souvenirs » pour Joseph Méry, l’hôte attentionné de tous ces voyageurs novices. (p.109). De plus Marseille antique est pour Dumas une sorte de « joli rendez-vous avec le monde entier » (p.33). En revanche insensible à cette magie, miné par sept mois d’inaction littéraire (p. 59), Balzac se sent épuisé. Sand est malmenée « par les colères de la mer, la brutalité du mistral et l’ardeur de l’implacable soleil » (p.104) et Stendhal avoue s’ennuyer ferme !
18La littérature est la proie de toutes sortes de manipulations : Léon Gozlan préviendra souvent Balzac, aisément dupé, et défendra en tant que Président de la Société des gens de Lettres, Hugo, Dumas et Sand dans leurs relations conflictuelles avec les éditeurs de revues littéraires. « Riches en intelligence plus qu’en capitaux » (p.168), les écrivains ne sont pas de taille à lutter vis-à-vis de bureaucrates implacables et oppressants. Marseille n’est pas aussi hospitalière que prévue, la ville incarne les rêves, les enthousiasmes, les emportements et les projets fous comme ceux de Balzac, pour alimenter sa légende de forçat de la plume dont Gozlan s’acquittera avec panache dans son Balzac en pantoufles.
19La cité phocéenne est un itinéraire de création pour Rémi Duchêne, de l’origine du manuscrit à sa plénitude, une escale incontournable pour un écrivain du XIXe siècle en devenir. Cependant les géants paraissent bien petits dans leur vie marseillaise étriquée somme toute par le manque de réussite et d’argent.
20Le lien avec la création littéraire se distend parfois inexorablement et exige beaucoup de travail au retour pour d’éventuelles reprises. La trivialité a ses limites pour inspirer, le génie littéraire s’absente souvent ou se désincarne à trop s’ancrer dans un quotidien de dettes et de futilité et même de vulgarité parfois.
21Marseille a pu être un laboratoire des Lettres, un lieu de création car d’incubation de l’œuvre. Mais il n’est pas si aisé de l’affirmer et cet ouvrage ne convainc pas toujours. Les déambulations appelées pompeusement promenades littéraires ne sont en fait que des hésitations et des tergiversations paralysantes. La ville est un endroit privilégié où on essaie et on tâtonne, un atelier d’essais et d’erreurs où on teste, on modifie, on amplifie mais l’achèvement, l’aboutissement, la finalisation sont ailleurs.
22Il est vrai que la littérature, ce sont aussi des lieux d’écriture, des lieux où on écrit pour se dire, des lieux que l’on décrit pour les dire, des lieux à redire pour en médire.
23Marseille a ce privilège d’être écrit, réécrit et maudit.
Marseille célébrée
24Ce lieu, désormais mythique, est davantage une étape préliminaire, une ville de l’exploration mais pas de l’exploit, un stimulus recherché pour nourrir l’imagination. Marseille ce serait la vraie vie, celle des mondanités, des dîners, et des tractations mercantiles. D’où la nécessité d’avoir un protecteur de renom comme Joseph Méry, « l’hôte le plus agréable du monde, le guide le mieux renseigné de l’étape phocéenne et le pourvoyeur infatigable de recommandations pour ses nombreuses relations… » (p 179) mais aussi le docteur Cauvière qui soignera Sand et Chopin, et Léon Gozlan qui initiera Balzac à la prudence en matière d’investissements commerciaux et protègera même Gautier, le « poète aux poches vides ».
25Si Marseille est une escale pour nos grands géants aux pieds d’argile, c’est en tant que port permettant un tissage relationnel fécond, une fraternité littéraire acquise après de nombreuses causeries sur l’Art, la Poésie et la création. C’est le choc féroce de la découverte de la Méditerranée pour de jeunes parisiens ou provinciaux naïfs. Et si la désillusion les rend parfois plus ardents à écrire et plus audacieux, ces années rudes ne seront qu’inspirantes, entre oubli voulu et présence au monde espérée …
26De façon anecdotique, Marseille est un lieu de frustrations secrètes et de servitudes plus ou moins silencieuses, mais cette ville n’apparait pas vraiment comme la pulsation du monde littéraire qu’on supposerait. Pâle reflet des feux intérieurs de ces écrivains débutants du xixe siècle, ceux du moins qui ont des besoins, des passions et des rêves d’écriture, l’escale à Marseille, sous ses différents déguisements, ne saura pas forcément les satisfaire et il est parfois difficile de cerner le repère moral, intellectuel et émotionnel que cette errance phocéenne imprimera dans les œuvres advenues. Le projet d’une fugue instructive se terminera souvent en fuite inévitable car décisive, témoignant d’une vision onirique de cet endroit désiré.
27Marseille n’est qu’une palette d’émotions à la Signac, (s’incarnant dans le tableau judicieusement choisi en couverture par Rémi Duchêne), et elle offre un nuancier parfait entre invention et paraitre, un pointillisme de couleurs vibrantes mais fugaces.
Marseille confisquée
28Marseille est-elle un terreau littéraire ? La première partie et la seconde partie de l’essai L’escale des géants, intitulées Les pionniers et Le culte de l’amitié et les flammes de l’amour ne dessinent pas un véritable programme d’écriture, de l’origine d’un tapuscrit à sa plénitude, mais s’articulent en un condensé d’anecdotes relationnelles et amoureuses, sorte d’abstract de mondanités et d’appuis recherchés sous couvert d’amitié et de besoin de protection. La troisième partie La comédie humaine sur l’embarcadère et la quatrième Le voyage en Orient apparaissent plus nutritives quant au processus créatif et à la mise en germination des chefs d’œuvre à venir.
29Les deux dernières parties Un second empire de bruit et de fureur et Une fin de siècle naturaliste sont les plus intéressantes. La vraie conscience du cosmopolitisme et de la misère de la ville, « sorte de fumier humain où fermente échouée toute la pourriture de l’Orient » selon Maupassant (p. 230) fait surface. C’est bien une cité cosmopolite et malodorante qui obsède. Bien sûr elle innerve les Rougon-Macquart de Zola. Si le port phocéen prospère, c’est grâce à lui que la fortune de la branche marseillaise du négociant François Mouret se concrétisera dans « le commerce des vins, des huiles et des amandes (p. 247).
30Notons que de véritables collaborations littéraires existeront néanmoins comme celle de Nerval avec Méry, un tandem littéraire créatif mais menacé cependant par les revers de fortune : « le Second Empire sera dur pour les opposants, les marginaux et les créateurs » (p. 253).
31Alors un séjour à Marseille sera-t-il un remède efficace aux crises d’inspiration ?
32En 1858, Dumas se déclare « fatigué, usé, à court d’idées même, et il part à Marseille pour se refaire une santé physique et morale » (p. 255), l’escale des géants devient un lieu de renaissance. Ces combattants de l’esprit recherchent tous un endroit qui permette d’ancrer et d’encrer leur fiction personnelle et scripturaire, parfois sans succès comme pour Zola dont la première expérience théâtrale sera un four (p. 279). Daudet sera dur avec les Marseillais faisant de son héros Roumestan un menteur volage et cholérique !
33Finalement Marseille a le mérite d’être hybride et de déranger, à la fois une cité de perdition et un laboratoire de création, qui inspirera « des fêtards endettés, des affairistes sans morale, des débauchés violents » que sont parfois nos génies littéraires, mais leurs œuvres revisiteront leurs péripéties pour les minorer et leurs déboires passagers pour les oublier, à la lumière de leur art d’écrire, de leur talent de belle plume.