Valery Larbaud et le monde, un cosmopolitisme aux accents de patriotisme
1 Relativement méconnu aujourd’hui, même s’il a été inscrit au programme de l’agrégation de lettres modernes il y a vingt ans et fait périodiquement l’objet de travaux universitaires, Valery Larbaud (1881-1957) a pourtant occupé une place centrale dans le champ littéraire de son époque, la première moitié du xxe siècle. La réception de son œuvre, de son vivant comme après sa mort, a fait de lui l’une des incarnations — voire l’un des symboles — d’un rapport au monde marqué par un cosmopolitisme hédoniste, détaché des contingences matérielles et des engagements politiques, avide de découvrir et de savourer la diversité des peuples, des langues et des littératures. Le personnage d’A. O. Barnabooth, l’homme le plus riche du monde parcourant l’Europe dans son wagon privé, a largement contribué à la formation de cette image, tandis que l’œuvre de traducteur et de « passeur » des littératures étrangères de l’écrivain n’a fait que confirmer l’idée d’une ouverture au monde presque sans limites.
2 Et pourtant, justement, ces limites existent. C’est tout l’intérêt du travail impressionnant d’Amélie Auzoux, issu de la thèse de doctorat qu’elle a soutenue sous la direction de Didier Alexandre, que de donner à voir la complexité de l’œuvre, avec toutes ses évolutions et ses contradictions. Le titre de l’ouvrage, interrogatif, montre bien de quoi il s’agit : passer au crible de la critique la représentation trop consensuelle d’un auteur moins lisse que ce que l’on croit — démythifier Larbaud, en somme, mais aussi, d’une certaine manière, restituer sa voix propre en la dégageant de la gangue simplificatrice dans laquelle elle a souvent été enfermée.
3 La chercheuse a choisi une approche globale de l’œuvre larbaldienne, ne se contentant pas d’examiner les textes publiés, mais puisant également ses informations dans les manuscrits inédits et l’abondante correspondance de l’écrivain. Surtout, elle s’est efforcée de resituer ses opinions, ainsi que les représentations qui les sous-tendaient, dans le contexte intellectuel, politique et culturel de son époque. Valery Larbaud n’était certainement pas un auteur engagé, mais il n’était pas non plus imperméable à ce qui se passait autour de lui ; de manière pertinente, le livre éclaire ses textes à la lumière des grands débats qui passionnaient ses contemporains sur des sujets tels que l’identité, les échanges interculturels, les rapports entre les peuples ou les classes sociales, l’unité européenne, le refus de l’uniformisation, la modernité et la tradition, la place du catholicisme dans la société contemporaine, etc. L’approche se veut historique mais ne se limite pas à une simple (re)contextualisation ; en partant du principe que la dimension politique d’une œuvre va bien au-delà de l’éventuel engagement de son auteur, elle permet d’en renouveler l’interprétation et de rendre toute sa richesse à une pensée souvent mal comprise, car trop rapidement réduite à une forme de curiosité insatiable pour la diversité du monde.
4 L’ouvrage parvient à résoudre habilement une difficulté à laquelle les monographies consacrées à un écrivain se trouvent souvent confrontées : comment donner à voir l’évolution de l’auteur étudié tout en ne perdant pas de vue ce que l’on pourrait appeler les permanences ou les invariants qui le définissent ? En ce qui concerne le cosmopolitisme de Larbaud, Amélie Auzoux identifie deux grandes périodes séparées par la césure de la guerre de 14-18 : la première se caractérise par un cosmopolitisme insouciant, avide de sensations, d’expériences et de pittoresque, mais aussi marqué par un goût de l’exotisme et de la provocation, notamment à l’égard des idéologies nationalistes ; la seconde, sans renier cet éloge du voyage et du divers, témoigne d’une redécouverte des vertus et des plaisirs d’une certaine forme de patriotisme, tout en posant avec précaution la question de l’universalisme et en proposant une réflexion sur ce que devrait être un nouvel ordre européen, dans le sillage des projets de fédération ou de confédération initiés à la même époque par des figures comme Aristide Briand.
5Cet infléchissement, cependant, n’empêche pas l’identification de permanences qui font l’objet de la troisième et dernière partie de l’ouvrage. Amélie Auzoux met en évidence les grands marqueurs d’appartenance que l’écrivain a revendiqués tout au long de sa vie et qui constituent les limites mêmes de son cosmopolitisme. Tout d’abord, Valery Larbaud n’était pas curieux du monde entier. Son goût de l’étranger, au contraire, était centré sur l’Europe et ses prolongements américains — nulle trace, chez lui, d’un intérêt pour les civilisations africaines, asiatiques ou moyen-orientales, qu’il avait plutôt tendance à considérer avec condescendance. Ensuite, au sein de l’ensemble européen, l’écrivain accordait la primauté aux cultures latines, selon une logique qui devait beaucoup à son catholicisme. L’Angleterre protestante, qu’il connaissait pourtant très bien, ne rivalisait pas, à ses yeux, avec l’Italie catholique, et les États-Unis puritains l’intéressaient moins que les républiques latino-américaines, Argentine en tête. Loin de postuler une égalité des cultures, Larbaud établissait de strictes hiérarchies. Par ailleurs, son cosmopolitisme demeurait mesuré : réservé à une élite, il ne devait pas menacer la spécificité de chaque peuple. De ce point de vue, l’écrivain faisait preuve d’un antimodernisme indéniable, au sens qu’Antoine Compagnon a donné à ce terme il y a près de vingt ans.
6Enfin, parmi les attachements de Larbaud, le plus profond, sans doute, était celui qui le reliait à la France, et surtout à Paris. La redécouverte du Bourbonnais de son enfance dans les années 1920 en est un signe parmi d’autres, mais il convient surtout de souligner le patriotisme culturel dont témoignent bon nombre de ses essais et chroniques. Enrichir le domaine français grâce à la traduction, faire connaître la littérature française à l’étranger, proclamer le rôle central de Paris dans le monde de l’art, de la littérature et de la pensée — autant de thèmes que l’on retrouve fréquemment sous sa plume, comme des leitmotivs.
7Valery Larbaud, « cosmopolite » des lettres ? répond ainsi à ce que l’on attend d’une étude scientifique à la fois lucide et rigoureuse. Il ne s’agit ni de faire le procès de Larbaud, ni de dissimuler les aspects de son œuvre susceptibles de heurter les consciences contemporaines, à l’image de son européocentrisme ou d’une forme de misogynie qui, jusque-là, avait souvent été occultée par la critique. Pas de leçons de morale, donc, mais une évaluation à la fois fine et documentée de la position qu’il occupait dans le champ littéraire, intellectuel et politique de son temps. Alors, en fin de compte, cosmopolite, Valery Larbaud ? Oui, sans doute, mais seulement dans une certaine mesure, ce qui était probablement déjà beaucoup à une époque marquée par la tentation persistante de la xénophobie et du repli nationaliste.