Voyages littéraires vers des époques médiévales
1Comment un texte foncièrement ancré dans son époque1, peut-il traverser les frontières temporelles, et nous être encore évocateur aujourd’hui d’un temps qui semble pourtant révolu ?
2La représentation du Moyen Âge, notamment depuis l’essai de Régine Pernoud2, est interrogée et mue vers un aspect plus positif, plus humain, lequel s’en trouve de facto plus proche de nous, et ouvre de grandes portes à un retour du Moyen Âge. C’est cette notion de retour que Michèle Gally choisit de mettre en exergue pour ouvrir son essai.
3Est-il encore possible de dire que le Moyen Âge est moyenâgeux ? Les romantiques, déjà, avaient amorcé le déclin de cette appellation dépréciative en découvrant et créant à partir d’un substrat médiéval, alors même que les écrivains du siècle précédent y puisaient déjà sans retenue — mais sans l’exhiber, ni l’exposer. Les recherches de l’A. s’appuient précisément sur ce médiévalisme qui sous-tend la création, et réinvente cette époque dans une perspective d’abord socioculturelle. Le lien peut surprendre, mais le développement s’attache au fil des pages à l’éclairer.
4De fait, pour la recherche actuelle, associer médiévisme et modernité n’est plus empêché, comme le prouvent les nombreux et récents colloques thématiques et achroniques3. En effet, cette période qui fascine (p. 11) tout autant qu’elle questionne, est susceptible d’intéresser tout un chacun : elle possède une sorte de pouvoir attractif et divertissant qui réunit, en somme, sans distinction, sans nécessiter une exigence intellectuelle particulière. L’A. choisit d’utiliser le substantif « médiéval » (en italique) pour distinguer cette pratique du Moyen Âge des historiens.
5La période d’étude choisie est vaste, mais contemporaine : du dernier tiers du XXe siècle à nos jours. Le genre est clairement balisé : l’écriture romanesque. Les textes contemporains ainsi sélectionnés offrent un échantillon représentatif d’une « image » du « matériau médiéval » (p. 16). Les questions soulevées dans cet essai sont nombreuses : comment est-il possible de se détacher de tout souci de temporalité ? Comment faire fi de l’ancrage historique, quand certains éléments narratifs s’inscrivent dans un univers précisément médiéval ? Évoquer le Moyen Âge aujourd’hui en littérature revient-il à sortir de l’Histoire finalement (p. 19) ? Comment la période s’en trouve-t-elle modelée et pensée pour la littérature moderne ? L’A. amorce donc une réflexion à première vue foisonnante et pleine d’espérance. Nous sentons son enthousiasme et sa fascination pour cette question de la transmission, qui anime d’ailleurs ses recherches scientifiques. À travers son large corpus, dont elle souligne — et semble regretter — la non-exhaustivité, elle nous emmène « à la croisée des temps », dans un exposé scrupuleusement organisé et aux titres évocateurs.
Les métamorphoses du roman historique
6L’A. propose d’abord de parcourir le roman historique florissant à partir du XIXe siècle. C’est ce genre, à cette époque, qui met d’abord en lumière le Moyen Âge. La frontière entre l’écriture littéraire et celle de l’historien questionne. Si le mode narratif est commun, le degré de vérité et le critère esthétique varient. Sous couvert de recherches préliminaires minutieuses et historiques, le romancier parvient donc à recréer un univers de référence : la période médiévale est en effet un sujet de choix, en ce sens où elle est peu connue, considérée comme ancienne, voire désuète, et purement « romanesque ». Les personnages peuvent ainsi se muer en chevaliers proches de ceux de Chrétien de Troyes, par exemple. Convoquer le Moyen Âge revient donc déjà à s’inscrire dans un univers fictionnel. On regrette, peut-être, ici, l’absence d’analyse d’un exemple concret.
7La démonstration, ponctuée de mentions de romans historiques du XIXe siècle, se resserre autour des autrices de romans à succès contemporains que sont Jeanne Bourin et Juliette Benzoni. En effet, sous l’impulsion de la vision renouvelée et féminisante du Moyen Âge de Régine Pernoud, et parallèlement à la diffusion des biographies de femmes célèbres qu’elle publie, un univers médiéval séduisant s’épanouit et est relayé par lesdits romans. Ces romans de femmes écrits pour des femmes s’ancrent dans un cadre temporel lointain, mais offrent avant tout des perspectives de réflexion toutes modernes et actuelles, puisque la place de la femme dans la société y est largement interrogée. L’A. finit par souligner que « l’écart historique n’est qu’un leurre, sinon un outil de conformisme, le contraire exact d’une ouverture à une altérité et un ailleurs » (p. 42).
8Plus récemment, l’autrice Carole Martinez observe différemment le cadre temporel qu’elle choisit, le remettant davantage en question : il n’est plus un simple décor réaliste, mais il permet plutôt une recréation, un épanouissement prudent et maîtrisé, autour d’un personnage féminin médiéval. Ce cadre devient un espace à observer, à analyser, prêt à devenir à son tour un nouvel espace légendaire (soutenu par une narration intradiégétique). Carole Martinez deviendrait alors à son tour, selon l’A., un nouveau scribe (p. 47). Le pas vers le surnaturel, le merveilleux est en effet rapidement franchi, lequel assimile quelquefois le récit aux lais4. De fait, seul le traitement de cette période médiévale, pré-rationaliste, permet cela : ce n’est plus l’Histoire qui importe, c’est le conte. Le lectorat s’en trouve plus proche et plus concerné par les aventures de l’héroïne à laquelle il devient possible de s’identifier. Mais alors sommes-nous toujours en présence de romans historiques ?
Le « nouveau » roman historique
9En prolongement, l’A. s’interroge sur la pertinence du genre, lorsqu’il s’agit pour Umberto Eco et Alvaro Pombo de s’appuyer sur le passé pour le tirer dans une sorte de réalité contemporaine.
10L’analyse de la mystification littéraire orchestrée par Umberto Eco dans Le Nom de la rose montre le double intérêt d’une pareille écriture : une imitation des auteurs médiévaux et une réflexion simultanée sur les deux époques, celles de la fiction et de l’écriture. Le récit à mi-chemin entre l’enquête policière et le roman historique maintient sans cesse l’équilibre et produit ainsi un discours métadiscursif intéressant.
11L’A. montre qu’Umberto Eco pousse la supercherie plus loin avec Baudolino : savant jeu entre réalité et fiction, ce roman-enquête cherche à reproduire les origines, l’« architexte » de la « Geste Baudolini ». Le narrateur endosse de multiples identités par le biais des voix narratives qui se succèdent au fil des aventures, qui nous sont exposées. Umberto Eco ne cesse ainsi de jouer avec des récits véritablement historiques, d’autres tenus pour vrais, et ceux purement fictionnels, ce qui lui permet une véritable remise en question du genre : par cette juxtaposition des couches narratives, l’écrivain parvient à tenir un discours métadiscursif plus poussé que dans Le Nom de la rose ; son personnage principal devenant la voix d’une riche « bibliothèque » médiévale (p. 76). Toutefois, le succès de ce roman, à la limite du genre historique, est plutôt discret, mais a le mérite de l’expérimentation. Alvaro Pombo dans La Quadrature du cercle propose également une réflexion générique : le récit se déporte aux XIIe-XIIIe siècles, et c’est cet ancrage historique, souvent rappelé, qui permet de basculer vers la fiction. Ainsi, le curseur entre réalité historique et fiction s’en trouve sans cesse bousculé. L’A. montre qu’il s’agit bien pour ces deux romans de transfictionnalité5, et que « l’écrivain agit en chef d’orchestre de toutes ces données afin de produire une fiction entièrement inédite de l’époque choisie, vision personnelle et pourtant constamment référencée, tout à la fois ancienne et moderne » (p. 85). Autre point commun entre ces deux romans : la possibilité qu’offre le traitement du personnage médiéval de questionner le monde actuel. Le rapport à la réalité y est en effet fondamental.
12Le chapitre s’achève sur une réflexion portant sur la validité du genre, qui ne peut plus être pleinement historique, puisqu’il ne parvient pas à saisir, ni à s’emparer du Moyen Âge.
Une sortie de l’Histoire
13La troisième partie est consacrée aux textes qui présentent le « fond d’une pensée médiévale » tout en la « transfér[ant] dans des récits contemporains » (p. 22). D’abord, l’exemple du roman d’Hervé Gagnon, Damné, permet à l’A. de montrer que le récit peut prendre appui sur une base narrative médiévale, pour s’en détacher et parvenir à mêler le réel et l’irréel, le religieux et le profane, le passé et le présent. Les descriptions sont particulièrement violentes, mais n’empêchent pas le lecteur d’y lire une transposition de son propre environnement. Le Moyen Âge ne serait alors qu’un tremplin commode, en ce sens où il est marqué par le mystère, voire l’ésotérisme, pour aboutir à une œuvre hybride et anhistorique. Prolongeant sa démonstration avec le premier roman — à succès — de Mireille Calmel, le Lit d’Aliénor, l’A. met en lumière le trait d’union entre la fiction et l’Histoire, qui aurait pu naître facilement dans la littérature médiévale. Des personnages historiques (Aliénor d’Aquitaine, par exemple) s’allient sans difficulté aux personnages fictifs légendaires, merveilleux (Merlin). La Fantasy est alors toute proche. Ces deux romans se trouvent ainsi « au carrefour des genres comme au carrefour des temporalités » (p. 117).
14L’analyse progresse ensuite en évoquant ce genre de la Fantasy, dont l’inspiration médiévale semble essentielle à l’élaboration. L’exemple du Trône de fer de George R. R. Martin permet de souligner que l’univers imaginaire créé, comme les personnages purement fictionnels, auraient pu exister. J. R. R. Tolkien évoquait déjà un « moment historique imaginaire »6 dans ses Lettres. Cette recherche d’authenticité amène l’auteur du Trône de fer à s’appuyer sur les luttes entre clans du Haut Moyen Âge, en tirant les ficelles de la féodalité. La référence à la chanson de geste est alors bien perceptible. Finalement, c’est aussi le moyen pour l’écrivain de peindre la nature humaine, de « brosse[r] […] le tableau d’un monde, somme toute, immobile, sans ligne actancielle, sans schéma narratif » (p. 132). C’est le rejet de l’Histoire qui semble, paradoxalement, moteur du roman, comme si le temps n’avait plus cours.
15Plus loin dans ce processus de non-temps, l’A. parcourt les œuvres de Marc Graciano7 pour montrer que la période est choisie pour son aspect « épuré » (p. 146) et légendaire, voire archaïque en quelque sorte, mais qu’elle n’est pas fondamentale pour le déroulement du récit. Là aussi, la réflexion sur la nature humaine est ce qui prime, laquelle est précisément expliquée.
16Poussant plus en amont la réflexion, le statut du Moyen Âge dans le temps est interrogé, et les réponses se déploient par le biais des écrits de Pierre Michon : perçu comme une période de commencement en tous points (après la chute de l’Empire romain), le Moyen Âge offre un terreau exploitable pour les écrits de science-fiction. Aussi, l’écrivain remonte aux origines de la narration (comme Umberto Eco), mais aussi des légendes, recréant lui aussi une période fantasmée.
La fécondité du cliché
17Finalement, l’A. a montré que la période de référence dans son corpus littéraire est surtout un pseudo Moyen Âge, restitué par le biais de reprises, et de motifs récurrents, qu’elle énumère rapidement. Le style de ces écrits, et notamment la sémantique choisie, complète le propos. Les écrivains, en effet, s’emparent tous de la langue, mais pas de la même manière : certains insèrent du vocabulaire propre à la période, désuet aujourd’hui (Jeanne Bourin) ; d’autres intègrent des passages en latin sans les traduire (Umberto Eco) ; d’autres encore se réfèrent quasi explicitement à la langue de Villon (Céline Minard). Cependant, tous les écrivains, l’A. le souligne encore, utilisent le médiéval dans une perspective anthropologique : « sa réalité historique se mue en trompe-l’œil dans un effet d’optique qui fascine et irrite à la fois » (p. 176).
18La conclusion de l’A. — que nous trouvons quelque peu pessimiste — marque la permanence des clichés liés au Moyen Âge : à force de vouloir les contrer, ou les dépasser, les écrivains finissent par les ancrer plus encore. À la lisière d’un monde, le roman médiévalisant ne s’immerge jamais complètement dans cet autre monde, mais conserve un univers de référence identifiable par les lecteurs, quelles que soient leurs connaissances littéraires.
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19Qu’est-ce qui fait « Moyen Âge » aujourd’hui ? Presque tout, finalement, dès l’instant où le sujet choisi est ancien et détaché des préoccupations actuelles. Alors, le Moyen Âge se retrouve partout, et en ce sens peut occuper une place de choix dans un grand nombre de récits fictionnels, car il est considéré comme un temps fascinant, mythique et fabuleux plus qu’historique, un hors-temps…