La poésie entre deux rives
1Ce numéro de la revue Sciences Humaines, organisé par Bénédicte Gorrillot, Marcelo Jacques de Moraes et Marcos Siscar, est dédicacé à Michel Deguy, dont une préface rétro-traduite vers le français paraît ici à titre posthume. L’influence du poète traverse l’ensemble du volume, dont l’ambition est de construire une communauté de lecture entre le Brésil et la France, afin de « mesurer si et comment peuvent se construire des ponts d’échange entre des conceptions et des débats poétiques géopolitiquement éloignés » (p. 10). Les organisateurs font ainsi appel à la notion de comme-un chez Deguy et à l’être singulier pluriel de Jean-Luc Nancy pour évoquer la nécessité de créer une circulation de lectures, un « entre-lire » qui ne soit pas une réduction de l’autre à soi, mais une « perception égale des différences » (p. 10).
2Structuré en quatre parties (« Traductions-Lectures », « Réécritures hypertextuelles », « Échos intertextuels » et « Entretiens d’écrivains et inédits »), ce volume est à la fois dense et hétérogène : il réunit, entre autres, des études sur des sujets aussi divers que la literatura de cordel, La Disparition de Pérec, la poésie concrète, la prostituée dans la poésie brésilienne, auxquelles s’ajoutent la préface de Michel Deguy mentionnée précédemment, deux entretiens avec Marcos Siscar et Marie-Louise Chappelle, ainsi que la maquette d’un cordel de cette autrice. Cette hétérogénéité est néanmoins justifiée de façon rigoureuse dans l’introduction, dans laquelle les organisateurs déclinent une série de « précautions », lesquelles offrent un cadre théorique bienvenu à l’ensemble des contributions. Ils justifient également le choix d’une publication non bilingue : en effet, ce numéro fait écho à un recueil d’articles, Poesia e interfaces, paru au Brésil en 2017 et co-dirigé par Paula Glenadel, Bénédicte Godillot, Marcelo Jacques de Moraes et Masé Lemos. Une même diversité caractérise le volume brésilien dans lequel figurent des études sur Homère, Joyce, Mallarmé, Ponge, Bataille ou encore des entretiens avec Pierre Alferi et Christian Prigent. Ce numéro de la Revue des sciences humaines est donc le fruit d’un long échange entre chercheurs et poètes des deux pays et il appelle à poursuivre un dialogue interculturel particulièrement riche.
3Il s’agit dans ces textes d’examiner les possibilités offertes par une pratique de l’« entre-lire », qui tienne compte aussi bien des liens hypertextuels entre poètes brésiliens et français, des pratiques de traduction, que des échos et résonances entre les deux pays, qu’il y ait ou non une relation d’influence avérée. À travers ces lectures croisées, les auteurs veulent encourager une communauté de lecture des créations poétiques au Brésil et en France. Le recueil a pour ambition d’infléchir un déséquilibre dont il dresse le constat : les poètes brésiliens restent peu connus et étudiés en France, alors que la poésie française occupe une place importante chez les universitaires et poètes brésiliens. L’importance accordée à la réflexion sur la traduction poétique prend alors tout son sens, puisqu’il s’agit d’étudier et de promouvoir les « circulations poétiques » (p. 11) entre les deux pays. Figurent ainsi parmi les contributeurs de nombreux traducteurs (Rodrigo Ielpo, Marcelo Jacques de Moraes, Inês Oseki-Dépré), dont quelques-uns sont eux-mêmes poètes (Alvaro Faleiros, Paula Glenadel, Masé Lemos, Marcos Siscar et Roberto Zular). Certains des poètes cités ont déjà été traduits, mais le recueil donne aussi à lire en première publication de nouvelles traductions, afin de faire découvrir aux lecteurs et lectrices français des textes inédits. Il ne s’agit donc pas de mesurer l’écart entre les réceptions croisées des poètes des deux pays, tributaires des relations de pouvoir au sein de la république mondiale des lettres, mais plutôt d’inciter la production de nouveaux discours afin de construire un « nous tous contemporain ouvrant le “national” à une autre échelle transatlantique » (p. 16). Cette ambition, que nous ne pouvons que saluer, est donc celle d’un passage et d’un partage de la poésie, dont les organisateurs proposent une vision qui n’est pas unifiée et qui ne cesse d’être réévaluée au fil des contributions.
Passages : démonter et remonter la machine de la création
4Tout au long de l’ouvrage se développe l’idée que la traduction est à la fois une interprétation et un outil d’analyse de la réception d’une œuvre. Elle prend un sens particulier dans le cas de la poésie, comme l’observent les contributeurs et contributrices de l’ouvrage. Dans une stimulante analyse de la traduction de La Disparition de Pérec (« La Disparition de la lettre ou le vertige de la traduction infinie »), Rodrigo Ielpo cite les réflexions du poète concrétiste Haroldo de Campos à ce sujet : traduire la poésie, « c’est comme si l’on démontait et remontait la machine de la création, cette très fragile beauté apparemment inaccessible […] et qui, pourtant, se montre susceptible d’une vivisection implacable » (Campos, 1973, p. 80). Monter et démonter la machine de la création pour en entreprendre la vivisection : l’activité du traducteur est donc aussi celle du poète et de l’herméneute. Le traducteur de La Disparition en portugais du Brésil, Zéfere, se trouve ainsi confronté à la tâche impossible de rendre compte des jeux linguistiques de Pérec dans une autre langue et ne peut que chercher à « rassembler de nouvelles pièces » (p. 41) pour reconstruire la machine de la création. S’il fait le choix, par exemple, de garder la disparition du « e » en portugais, bien que ce ne soit pas la voyelle la plus fréquente de cette langue, il remplace une partie des poèmes figurant dans le chapitre 10 par trois sonnets canoniques de la langue portugaise (un poème d’Olavo Bilac, un poème de Vinícius de Moraes et un poème de Camões) : comme Pérec lui-même avait transformé les poèmes dans la version française, il les modifie, en s’adonnant à une sorte de traduction interne à la langue. Ce faisant, le traducteur-passeur reproduit le geste de l’auteur lui-même.
5Penser la traduction dans un ouvrage sur la poésie en transit implique forcément de penser l’œuvre en relation, comme l’observe Mauricio Mendonça Cardozo dans son article « Traduire : dire, penser, faire la relation ». Le chercheur montre que la traduction « s’articule toujours comme relation entre l’auteur et le lecteur, entre les langues, entre les cultures » (p. 31) tout en mettant en scène une critique de cette logique, puisqu’elle se présente comme ce qui « se produit toujours dans un lieu » (p. 31). Bien que manquant d’exemples concrets, cet article trouve un écho dans l’ensemble des contributions, qui reprennent une approche relationnelle de la traduction, perçue comme un « entre-lire », qu’il faut situer et contextualiser.
6Ainsi, dans « Situation de Valéry traduit au Brésil: enjeux des avant-gardes », écrit par Álvaro Faleiros et Roberto Zular, les traductions successives de Paul Valéry en portugais sont étudiées pour donner un aperçu de l'histoire de la réception du poète au Brésil. En analysant comment Valery a été traduit et lu par des poètes brésiliens, les chercheurs montrent que le poète, « grâce à l’aide conjointe de la littérature comparée et de la traduction, [...] contribue à clarifier les dynamiques internes de la littérature brésilienne » (p. 55), notamment les tensions propres à sa modernité poétique. C’est donc bien un regard critique qui émerge de l’étude de ces traductions et qui en dit autant sur les textes traduits que sur les traducteurs eux-mêmes : des grands poètes comme Mario de Andrade ou João Cabral de Melo Neto font de l’œuvre de Valéry un instrument pour mettre en scène les enjeux de leur propre poétique.
Rapports d’influence et transferts
7La circulation poétique entre les deux pays que l’ouvrage propose d’étudier ne se limite pas à la relation traductive, mais prend aussi la forme de transferts culturels ou de rapports d’influence. La literatura de cordel, qui fait l’objet de l’article d’Emanuele Arioli (« Le “cycle carolingien” dans le cordel brésilien : transits pluriels de la “matière de France” ») est un cas de transfert particulièrement intéressant : ces poèmes populaires, diffusés sous forme de feuillets dans le Nord-Est du Brésil, reprennent et modifient la matière de France. La circulation de la légende carolingienne de l’Europe au Brésil, dont une étude très détaillée a été faite récemment par Raisa França Bastos dans sa thèse (Bastos, 2021), est encore bien vivante aujourd’hui et ses mutations, à l’heure des blogs, des vidéos et des réseaux sociaux, fait du cordel un outil « transmédial, transclasse et transgénérationnel » (p. 150). Emanuele Arioli observe que le transfert culturel oriente la matière de France « vers un public et des modes de consommation esthétique et sociale totalement différents si ce n’est contradictoires par rapport à sa destination initiale » (p. 150). Elle devient ainsi « une mémoire poétique protéiforme et sans cesse renouvelée » (p. 151), que le transit entre les deux pays ne fait que revivifier. Cet article est à mettre en perspective avec l’entretien accordé par Marie-Louise Chapelle et avec la maquette du cordel français de l’autrice, publiés à la fin de l’ouvrage, qui suggèrent la possibilité d’une circulation en sens inverse de cette matière poétique.
8L’influence de la poésie française sur les poètes brésiliens est mise en évidence dans l’article « Étranges vulgivagues. Rapports entre putes et poètes », d’Eliane Robert Moraes. La chercheuse accorde une importance particulière à l’analyse lexicologique, en étudiant le mot « vulgivague », locution étrange utilisée pour désigner la prostituée. Elle analyse deux poèmes de Manuel Bandeira qui font usage de ce mot très rare (« Vulgivague » et « La Dame blanche », dans le recueil Carnaval). En parallèle de cette étude, elle retrace l’évolution de la figure de la prostituée dans la littérature européenne de la fin du xixe siècle, de la courtisane au bon cœur à la prostituée aguicheuse. Devenue « l’acolyte féminin du flâneur » (p. 79), dont elle partage l’errance, elle en vient à représenter la modernité urbaine. Ce changement de perspective est plus tardif au Brésil et Bandeira, grand lecteur de la poésie française, suit cette tendance de l’imaginaire fin-de-siècle ; le choix d’un mot désuet lui permet de faire la synthèse entre « le sujet archaïque auquel il s’identifiait et celui du nouvel ordre urbain avec lequel il souhaitait communier » (p. 84). L’article est accompagné d’une traduction des poèmes étudiés, réalisée par Verónica Galíndez ; si elle est annoncée comme purement instrumentale, il faut souligner que cette traduction n’en est pas moins très réussie.
9Ce sont aussi les influences littéraires et philosophiques de la France sur le Brésil qui sont mises en évidence par Raul Antelo dans « Carlos Drummond de Andrade et la dissémination de l’image ». Son article s’intéresse à deux créateurs brésiliens dont les œuvres dialoguent entre elles : le photographe Sylvio da Cunha et le poète Carlos Drummond de Andrade. Il montre comment leur relation se nourrit de références communes (Freud, Benjamin, Warburg, Mallarmé, Artaud) afin de défendre la valeur de l'image photographique, contre une certaine conception de celle-ci qui se développe à la fin du xixe siècle et au début du xxe, aussi bien en France qu’au Brésil, avec des auteurs comme Baudelaire ou Oswald de Andrade. De ce transit intellectuel surgit une conception de la photographie comme archive de la mémoire, dont l’unité n’est qu’apparente ; celle-ci résonne avec toute une pensée contemporaine de la poésie, notamment en France (avec Foucault, Didi-Huberman, Vernant ou Barthes), et construit des ponts d’échange féconds entre les deux pays.
10Enfin, dans « Mallarmé en transit ou les subdivisions prismatiques de l’idée », Inês Oseki-Dépré étudie l’influence de Mallarmé et de son Coup de dés sur les poètes concrétistes et contemporains brésiliens, qui en ont fait un paradigme pour leur création. Son article aborde successivement des créations de Augusto de Campos, Décio Pignatari, Haroldo de Campos, Arnaldo Antunes et André Vallias, reproduites en français, en respectant la typographie d’origine (« Lygia finge » de Augusto de Campos est ainsi publié en couleurs). Elle voit dans ces créations des poèmes post-utopiques, ancrés dans le présent, suivant la lecture de Mallarmé par Haroldo de Campos, qui voyait dans le Coup de dés « la pluralisation des poétiques possibles » (Campos, 2018, p. 127). L’article illustre bien cet « entre-lire » que souhaitent promouvoir les organisateurs du numéro, en montrant combien l’influence de Mallarmé chez les poètes brésiliens ouvre la porte à d’autres lectures du poète français.
Communautés poétiques
11Au questionnement sur les passages et transits de la poésie entre le Brésil et la France, s’ajoute une réflexion récurrente sur la possibilité de faire communauté, déjà interrogée dans l’introduction de l’ouvrage. L’on découvre aussi bien des amitiés littéraires que des résonnances intertextuelles susceptibles de créer une communauté poétique. La notion de « communauté poétique » est interrogée par Marcelo Jacques de Moraes (« La poésie entre corps et langues : partages, lieux communs entre France et Brésil »), qui montre comment celle-ci est remise en cause dans la poésie contemporaine. Il s’intéresse à Christophe Tarkos et à Charles Pennequin et montre comment ces poètes dénaturalisent l’appartenance identitaire à laquelle a été associée la langue française depuis la Défense et illustration (p. 206). Pour le critique, l’idée d’une communauté poétique est à chercher non dans l’unicité d’une langue qui se voudrait nationale, mais dans l’incorporation de la langue de l’autre, dans une dévoration permettant de reconnaître « sa propre alterité constitutive » (p. 210). Il rapproche ainsi, de façon originale et pertinente, l’anthropophagie littéraire du modernisme brésilien de la démarche de poètes comme Tarkos et Pennequin ; la communauté possible entre la France et le Brésil est celle d’une rencontre entre soi et l’autre.
12Dans la lignée de cette réflexion sur les possibilités d’émergence d’une communauté, Paula Glenadel propose d’« écouter attentivement les réverbérations des échos » (p. 156) entre les œuvres de Nathalie Quintane et Carlito Azevedo, dans le contexte de la résurgence du fascisme et du néo-conservatisme en France et au Brésil. L’expérience partagée de cette menace politique permet de lire ces œuvres en relation, à partir de trois idées principales : la possibilité d’esquisser d’autres communautés, la critique des discours médiatiques et le désir de réformer le monde et la langue littéraire. La chercheuse voit chez ces deux poètes de nouvelles configurations faisant advenir un nous contestataire et ouvert au brouillage des frontières entre espèces, genres et cultures. C’est donc aussi à travers le regard critique que peut émerger cette communauté poétique appelée dans l’introduction.
13Nathalie Quintane fait l’objet d’un deuxième article, dans lequel elle est mise en relation avec Ana Cristina César et Adília Lopes (« Pistes du féminin chez Ana Cristina César, Adília Lopes et Nathalie Quintane ») par Masé Lemos. La chercheuse s’intéresse au dialogue que l’on peut établir entre l’œuvre des poétesses française et portugaise et celle d’Ana Cristina César, autour de la question polémique de l’écriture féminine ; l’étude précise et contextualisée de ces trois œuvres poétiques apporte une contribution intéressante à ce débat. Les trois poétesses remodèlent, chacune à leur façon, l’histoire du lyrisme au féminin, mais en adoptant un point de vue critique, qui brouille toute certitude identitaire ou épistémologique. Elles façonnent un sujet lyrique qui intègre à la fois une réflexion sur l’écriture féminine et sur le corps biographique (p. 180). Émerge ainsi « une espèce de conscience féminine » (p. 188) qui est aussi « conscience d’une classe et d’un lieu social géopolitiquement situés sur l’une ou l’autre rive de l’Occident, reformulés dans la variation de l’un ou l’autre côté de l’Atlantique » (p. 188).
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14Ce numéro de la Revue des Sciences Humaines est une contribution importante au dialogue interculturel que les organisateurs appellent de leurs vœux dans l’introduction. La richesse de la réflexion théorique proposée, ainsi que la variété des textes abordés et la publication de traductions inédites ne pourront qu’inciter les lecteurs et lectrices français à découvrir la poésie brésilienne et à construire de nouveaux ponts d’échange entre les deux rives. Notons enfin que cette parution intervient en même temps que celle d’une anthologie bilingue de poésie brésilienne, traduite par Inês Oseki-Dépré, laquelle pourra prolonger la découverte des résonances croisées entre les poètes des deux pays (Oseki-Dépré, 2022).
Campos Haroldo de, « De la traduction comme création et comme critique » (trad. Inês Oseki-Dépré), Change, n°4, 1973.
Campos Haroldo de, De la raison anthropophage (trad. Inês Oséki-Dépré), Caen, Édition Nous, 2018.
França Bastos Raísa, Mouvance de la matière carolingienne, de l’Europe médiévale au Brésil contemporain : étude d’un transfert culturel, thèse de doctorat en littérature comparée sous la direction de Camille Dumoulié, Nanterre, Université Paris Nanterre, 2022.
Gorrillot Benedicte, Moraes Marcelo Jacques de, Lemos Masé et Glenadel Paula, Poesia e interfaces. Operações, composições, plasticidades, Rio de Janeiro, 7letras, 2017.
Oseki-Dépré Inês, Anthologie de poésie contemporaine 2 : Brésil - Poésie intraitable : anthologie de poésie contemporaine brésilienne, Dijon, Les Presses du Réel, coll. « Al Dante », 2022.