Acta fabula
ISSN 2115-8037

2006
Octobre 2006 (volume 7, numéro 5)
Julie Anselmini

Écrire à quatre mains

Michel Lafon & Benoît Peeters, Nous est un autre. Enquête sur les duos d’écrivains, Paris, Flammarion, 2006, 349 p. ISBN : 2-08-210-553-9

1Résultat d’une recherche entreprise il y a une quinzaine d’années, l’ouvrage de M. Lafon et B. Peeters s’affronte à un phénomène à la fois méconnu et méjugé – voire à un véritable tabou – des études littéraires : l’écriture en collaboration. Afin d’arpenter ce terrain pour ainsi dire inexploré – parce que l’œuvre digne de ce nom ne se conçoit que comme le fruit d’un auteur unique, et parce que « le génie ne se décline qu’au singulier » –, et pour cerner les enjeux d’une pratique ouvrant sur des perspectives tant littéraires et artistiques, que psychologiques, juridiques ou politiques, les deux auteurs se penchent sur dix-sept tandems d’écrivains des XIXe et XXe siècles, touchant des pays et des genres variés, et offrant des types très divers de collaboration.

2La collaboration des frères Goncourt offre un exemple sans équivalent dans l’histoire des lettres d’une osmose absolue, tant littéraire qu’affective et même physique, entre deux êtres inséparés. L’écriture commune est la réalisation la plus intense d’une fusion presque pathologique et d’un idéal de gémellité complète. Elle produit le chef-d’œuvre du Journal, dont la syntaxe mime la communion des intelligences, des nerfs, des inconscients, et se poursuit d’une certaine manière par-delà la mort de Jules, en 1870, avec la continuation du Journal, mais aussi la réalisation par Edmond de romans projetés ensemble, et l’autofiction des Frères Zemganno.

3Contrairement à cette « autosuffisance jalouse » des Goncourt, la collaboration, pour Dumas, se conçoit comme universelle : pour cet écrivain, « ce sont les hommes et non pas l’homme qui inventent », et nulle création individuelle ne saurait être complète à elle seule. Dumas eut cependant un collaborateur privilégié, Auguste Maquet. Inaugurée avec Le Chevalier d’Harmental et Sylvandire et poursuivie jusqu’à Olympe de Clèves et Ingénue, leur collaboration produisit dix-sept romans, dont le cycle des Mousquetaires, celui des Valois et la plus grande partie des Mémoires d’un médecin. Le dispositif fonctionne à merveille : l’un, l’autre ou les deux ensemble trouvent le sujet et le plan du roman, puis Maquet fournit une « copie » que Dumas, en « maître réécrivain », amplifie, améliore et s’approprie en la pétrissant d’un matériau intime. Leur fraternité littéraire se dégrade après 1851 (avec la faillite du Théâtre-Historique, l’exil de Dumas en Belgique et la censure indirecte des romans-feuilletons par la loi Riancey, qui fait baisser la demande), mais la nostalgie de leur association demeure vivace chez l’un et l’autre.

4Aucun nuage en revanche ne vint jamais obscurcir l’amitié de Marx et Engels, qui écrivent ensemble La Sainte Famille et le Manifeste du Parti communiste ; leur collaboration revêt une dimension heuristique et politique, dans la mesure où elle permet à chacun un dépassement du sujet individuel et une rupture avec l’ordre ancien du monde. Développant une sorte de complexe d’infériorité, Engels se sacrifie ensuite pour financer l’œuvre de son ami et, en lui apportant des informations concrètes sur le monde industriel, l’aider à rédiger Le Capital. Mais c’est après la mort de Marx en 1883 que le rôle d’Engels s’avère le plus décisif : en éditant, commentant et simplifiant l’œuvre de son ami, il apparaît comme le véritable artisan du marxisme.

5Dans le cas de Flaubert et Maxime Du Camp, la collaboration littéraire se limita à Par les champs et par les grèves, récit alterné du voyage que les deux amis firent en 1847 dans l’ouest de la France. Cette étape permit à Flaubert, qui apparaît ensuite comme « l’anti-collaborateur par excellence », de sentir les limites de l’écriture à deux et la nécessité d’inventer une écriture singulière.

6Labiche, au contraire, quoiqu’il soit passé solitairement à la postérité, est le collaborateur par excellence. Il eut quarante-sept à quarante-huit collaborateurs, le plus souvent occasionnels, avec qui il conserva toujours d’excellents rapports – comme pour Dumas, la collaboration est avouée et placée sous les auspices de l’amitié et de la générosité. Labiche, cependant, fit toujours du Labiche, l’altérité étant pour lui le moyen d’éprouver la singularité de son génie dramatique et de donner tout son essor à sa verve comique.

7Les Voyages extraordinaires de Jules Verne résultent quant à eux d’un dialogue étroit entre l’écrivain et son éditeur, Hetzel, qui révisait méthodiquement les manuscrits de Verne et auquel celui-ci témoignait une entière confiance et une soumission quasi filiale.

8Hetzel fut aussi l’éditeur d’Erckmann-Chatrian, auteurs parmi les plus populaires de la seconde moitié du XIXe siècle. Cette collaboration de quarante ans semble bien déséquilibrée : Erckmann est le créateur, le conteur, l’écrivain des romans signés des deux noms ; Chatrian est l’homme public, le comptable, le lecteur. Pourtant Chatrian est indispensable à l’œuvre, puisque Erckmann écrit pour son ami. Pour preuve, la rupture sur le tard de leur association amène la mort de Chatrian, et stérilise Erckmann.

9Si la collaboration de Freud avec Breuer fut des plus officielles et déboucha sur les Études sur l’hystérie (1895), essentielles dans la genèse de la théorie psychanalytique, la collaboration avec Fliess, elle, ne donna lieu à aucune publication, bien que leur correspondance marque une étape essentielle dans la constitution de la pensée freudienne. Après la rupture de cette relation fusionnelle, Freud, tout en restant attaché à l’idée d’une Mitwissenschaft et d’un « communisme intellectuel », se détourne des relations d’égal à égal pour établir avec ses disciples des rapports de type filial. Il renoue pourtant sur le tard avec la collaboration, grâce à Bullitt ; mais Le Président Thomas Woodrow Wilson, parce qu’écrit en collaboration, est suspect aux yeux des critiques, réticents à y voir une œuvre véritablement co-écrite par Freud.

10La collaboration prend des dimensions industrielles avec Willy, qui gère avec le cynisme d’un entrepreneur des ateliers qui produisent des ouvrages sérieux et surtout des romans. Colette, qu’il épouse en 1893, devient naturellement l’un des nègres de son mari. De leur collaboration et du génie publicitaire de Willy naît la mythologie de Claudine, et, dans la mesure où le masque du négrier permet à l’écrivain de s’exprimer en toute liberté, on peut dire que Colette elle-même est « née en collaboration avec Willy ».

11Les Champs magnétiques d’André Breton et Philippe Soupault (1920) est presque toujours analysé du point de vue de Breton – ce que favorisa l’effacement volontaire de Soupault. Pourtant, un enjeu majeur de cette « œuvre d’un seul auteur à deux têtes » (Aragon) est de fondre indissociablement deux écritures, et seule la collaboration permit aux auteurs de s’arracher au surmoi pour explorer la nuit de l’inconscient.

12Le jeu collectif plaisait par-dessus tout à Prévert. Après une première collaboration cinématographique marquante avec Jean Renoir, pour Le Crime de Monsieur Lange, il noue une collaboration de dix ans avec Marcel Carné, dans laquelle son rôle excède largement celui de simple scénariste. Parmi les tandems qu’a vu naître le cinéma (les Lumière, les Dardenne, les Taviani, les Coen...), leur duo, qui sera érigé en un véritable mythe, se distingue par le nombre des chefs-d’œuvre qu’il a produits.

13L’écriture en duo de Borges et Bioy Casares est à bien des égards exemplaire : leur amitié sans nuage coïncide avec plus de quarante ans d’écriture ensemble, selon un dispositif fondé sur l’oralité, le plaisir et le rire, qui aboutit paradoxalement à des textes d’une extrême rigueur. Leur œuvre commune met en évidence différents aspects de la collaboration : la libération, grâce à la dualité, de fantasmes habituellement refoulés ; la dimension réflexive ; l’inanité des querelles d’attribution, puisque le propre de cette écriture est de faire surgir un « troisième homme » imposant son style propre ; enfin, le fait que l’œuvre écrite en collaboration, même capitale, est reléguée dans la littérature mineure par l’idéologie dominante.

14Hergé est d’abord méfiant vis-à-vis des scénaristes, bien qu’il apprécie qu’on lui donne des idées (Tintin naît d’une suggestion de l’abbé Wallez, et le jeune Tchang Tchong-Jen suggère une foule de détails à Hergé, ce dont celui-ci le remercie en en faisant un personnage de fiction). Le tournant a lieu après 1940: Hergé rencontre Jacques Van Melkebeke, qui apporte aux albums son érudition et aide l’auteur à accoucher de ses idées, puis Edgar P. Jacobs, qui devient son véritable alter ego et introduit dans le graphisme de Tintin le réalisme et le souci de la précision. Après le départ de Jacobs, et pour faire face à une charge croissante de travail, Hergé devient finalement le patron d’un véritable studio. Mais il y perd, avec l’unité organique de son art, le meilleur de son talent, et la progression dans les albums d’une thématique de l’invasion montre le sentiment pénible qu’il put en avoir.

15La rencontre de Pierre Boileau et Thomas Narcejac a lieu en 1948, et débouche sur une collaboration fondée sur la distance et la répartition des tâches : Boileau rédige le « germe » du roman, Narcejac écrit le manuscrit et Boileau le dactylographie en le corrigeant. Cette collaboration aboutit à un renouveau du roman policier, et à des œuvres aussi célèbres que Celle qui n’était plus (adapté par Clouzot avec Les Diaboliques) ou D’entre les morts (adapté par Hitchcock sous le titre Vertigo). Les thèmes de la dualité monstrueuse et du meurtre de l’alter ego qui hantent ces romans suggèrent cependant que cette collaboration fut moins « lisse » que ne le dit la version officielle, et combien elle put être nourrie de tensions et de rivalités cachées.

16La dimension potentiellement conflictuelle et schizophrénique de la collaboration atteint son sommet avec la collaboration atypique instaurée par Romain Gary : désirant échapper à son image d’écrivain catalogué, classé, il se met à écrire sous le pseudonyme d’Émile Ajar, et demande à son cousin d’incarner ce fantôme. Mais il est bientôt victime de cette mystification, qui, en prenant corps, le rend de plus en plus dépressif. Il se suicide en 1980 en laissant l’étrange confession de Vie et mort d’Émile Ajar. Le jeu sur l’identité activé par toute écriture en collaboration se résout ici tragiquement, et cet exemple montre la difficulté (voire le danger) d’échapper à soi-même hors d’une collaboration effective.

17Le tragique baigne aussi la collaboration de Carol Dunlop et Julio Cortázar : en 1982, ils parcourent ensemble l’autoroute de Paris à Marseille, s’arrêtant à chaque parking et écrivant et photographiant leur périple amoureux. Carol meurt peu après, fermant douloureusement cette parenthèse magique où le voyage, l’amour et l’écriture à deux ont totalement coïncidé. Achevé par le seul Cortázar, Les Autonautes de la cosmoroute devient son tombeau et éternise leur duo.

18Enfin, pour Deleuze et Guattari, l’écriture en collaboration, marquant une rupture fondamentale dans le cheminement de chacun d’eux, est élevée « à la dignité d’un concept philosophique » ; l’appréhension d’autrui comme condition de possibilité de la pensée même n’aurait pu s’opérer sans l’expérience concrète de cette collaboration, qui fut une authentique expérience de co-pensée.

19Au terme d’un parcours dramatique et varié – les « biographies de collaborations » écrites par M. Lafon et B. Peeters sont souvent aussi romanesques que les œuvres qu’elles ont produites –, on appréhende, envisagée sous ses multiples facettes, la mystérieuse alchimie de l’écriture à quatre mains. Un éclairage nouveau est porté sur des œuvres majeures du XIXe et du XXe siècles, et plus généralement sur les voies de la création artistique, souvent alimentée par une dynamique collective : le rôle de l’acteur est mis en exergue (pour Labiche), celui de l’éditeur (Hetzel pour Jules Verne, Jérôme Lindon pour Jean Echenoz...), celui de l’illustrateur (Schuler pour Erckmann-Chatrian)... Le culte de l’auteur unique et l’« idéologie de l’ego » qui règne sur les études littéraires (et au-delà) sont battus en brèche par ce passionnant ouvrage, qui met au jour un nouveau type d’auteur : ce « troisième homme » qui parle dans l’écriture à deux.