Écocritique vs écopoétique ?
1Le dernier numéro de la revue de la Self xx-xxi se présente comme une défense et illustration de l’écocritique. Il est regrettable qu’Olivier Penot-Lacassagne, qui en a pris l’heureuse initiative et la responsabilité, ait cru nécessaire, dans son texte liminaire, intitulé « Écocritique : ligne de front », de l’opposer à une écopoétique qualifiée de « molle », transformant un débat d’idées utile en une guerre idéologique, qui reconduit le vocabulaire militaire propre aux avant-gardes et qui autorise à caricaturer et à dénigrer l’adversaire. Une telle agressivité ne devrait-elle pas être réservée aux véritables ennemis de l’écologie ?
2Il est certes utile de distinguer l’écopoétique et l’écocritique, qui reposent sur des fondements et qui visent des objectifs différents. Toutes deux ont pour objet les représentations du rapport entre les hommes et la nature, mais l’éco-critique s’attache principalement à en dégager, et souvent à en dénoncer, les implications idéologiques et politiques, tandis que l’éco-poétique, sans ignorer leur contexte social et historique, étudie leur mise en forme et leur dimension spécifiquement littéraire. Il semble assez vain de les opposer, surtout lorsque cette opposition s’accompagne d’un partage linguistique et géographique entre une « écopoétique à la française » (§ 13)1 et l’ecocriticism. L’écopoétique n’est pas une exclusivité française et plusieurs auteurs anglophones se réclament d’une ecopoetics (voir par exemple Rigby 2020).
3L’écocritique américaine elle-même est loin d’être monolithique. Dans les pages que je lui ai consacrées dans mon essai sur Un nouveau sentiment de la nature (2022), qui concentre les critiques les plus virulentes adressées par Olivier Penot-Lacassagne à l’écopoétique « molle », je me suis efforcé de tenir compte de ses diverses tendances et de son évolution, que je n’ai pas déplorée, contrairement à ce qu’il laisse entendre (§ 12)2. J’ai reconnu le rôle pionnier de l’ecocriticism américain et précisé que « (s)es meilleurs représentants » « ont entrepris depuis les années 2000 d’infléchir leur démarche » (Collot 2022, p. 161). J’ai rappelé par exemple que, dans un ouvrage de 2005, l’un de ses fondateurs, Lawrence Buell, rebaptise sa démarche environmental criticism, pour écarter la référence à la science de l’écologie qu’impliquait, selon lui, le terme d’ecocriticism (Buell 2005).
4Pour constituer l’écopoétique en repoussoir, Olivier Penot-Lacassagne lui fait des reproches injustifiés ; il est faux par exemple de dire qu’elle s’en tient au « canon littéraire » (§ 14). Pierre Schoentjes, lui aussi pris à parti, a eu au contraire le mérite d’en ouvrir le corpus à un large spectre de récits contemporains « non conventionnels », qu’il a contribué à faire découvrir ou redécouvrir (Schoentjes 2020). Il est malhonnête de soutenir qu’elle « proroge le conformisme des disciplines », « les découpages usuels, l’indolore éparpillement des spécialités » (§ 15), que je me suis, pour ma part, toujours efforcé de dépasser3. Ce rejet de l’écopoétique repose sur des présupposés théoriques qui demanderaient à être clarifiés, car l’argumentation d’Olivier Penot-Lacassagne révèle bien des amalgames et des contradictions. Peut-on par exemple blâmer l’idée d’une appartenance à la Nature en citant, à l’appui de cette critique, dans la même phrase, un passage du Contrat naturel de Michel Serres (§ 8) ? En quoi « la nécessité » pour la poésie contemporaine d’opérer un « retour au monde », évoquée dans un autre essai, lui aussi pris pour cible par Olivier Penot-Lacassagne (Collot 2019, p. 30), est-elle incompatible avec le souci de « la langue du monde » (§ 11) ? Si l’on s’inquiète du processus de « désindividuation » en cours dans nos sociétés, pourquoi faudrait-il bannir tout « retour du sujet », dès lors qu’on précise qu’il ne s’agit ni d’un « sujet autonome » ni de « Monsieur Môa » (§ 11), mais d’un sujet hors de soi : un sujet lyrique (Collot 1995, p. 29-51), un sujet écologique et non égologique (Collot 2020, p. 225-229) ?
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5Cette polémique est d’autant plus déplacée qu’elle ne trouve que peu d’échos dans le dossier que ce texte est censé introduire et qui est loin de justifier, dans sa diversité, un clivage aussi net entre les démarches de l’écopoétique et de l’écocritique : celles-ci apparaissent, dans l’analyse des œuvres, plus souvent complémentaires qu’antagonistes.
6Olivier Penot-Lacassagne a tenu à donner la parole à deux écrivains dont il est proche. Il peut paraître paradoxal, dans ce numéro censé illustrer une approche écologique de la littérature, de mettre en vedette un texte de Christian Prigent (2022), naguère auteur d’un essai intitulé Une erreur de la nature, qui défendait la thèse, d’inspiration lacanienne, selon laquelle l’accès au langage instaure un divorce irréversible entre l’être parlant et son environnement naturel (Prigent 1996). Quant à Kenneth White, qui s’est intéressé très tôt à l’écologie mais fustige l’écologisme contemporain, il met dans le même sac toutes les disciplines et catégories universitaires qu’il inspire, à commencer par l’« éco-critique » (White 2022, § 15). Et sans prendre la peine de se situer vis-à-vis d’elles, il présente la « géopoétique » comme la voie royale pour l’étude, la défense et l’illustration des rapports qu’une culture véritable doit nouer avec la nature.
7En plus de l’excellent article qu’il consacre à Artaud (Penot-Lacassagne 2022), et qui relève de l’histoire des idées et de la littérature autant que de l’écocritique, Olivier Penot-Lacassagne mène dans ce numéro deux entretiens avec Frédérique Aït-Touati et avec Anne Simon. Dans ce dernier, il souligne l’ouverture pluridisciplinaire de la « zoo-poétique » dont se réclame la chercheuse, et critique sa réduction à la seule analyse littéraire. Or son interlocutrice n’hésite pas à se réclamer d’une « zoostylistique » et la correspondance qu’elle établit entre les motifs animaliers et les dispositifs formels qu’ils engendrent est très proche de la démarche éco-poéticienne. Cela n’exclut nullement l’éclairage de la philosophie et des sciences, naturelles autant qu’humaines et sociales. Anne Simon place d’ailleurs à l’origine de sa recherche « une approche post-phénoménologique du sensible », que partagent avec elle les tenants d’une « écophénoménologie »4, et ceux d’une écopoétique restée attentive aux enseignements de la critique thématique (Collot 1997, p. 23-375). Elle assume la complexité de sa position et de sa démarche, qui tient compte du contexte historique des œuvres du passé au lieu de plaquer sur elles les catégories et les valeurs de l’écologisme contemporain. Et elle conclut en nous invitant à « relire » « la modernité littéraire » « avec des lunettes écopoétiques et zoopoétiques ».
8Plusieurs des contributions réunies dans ce numéro ne s’alignent ni sur les méthodes ni sur les partis pris de l’écocritique. Les œuvres qu’elles abordent, il est vrai, se laissent difficilement enfermer dans une problématique strictement écologique. Celle de Jean-Loup Trassard déjoue les clivages idéologiques, et Dominique Vaugeois reconnaît la nécessité d’en « nuancer la dimension écocritique » (2022, § 20). Elle rappelle que son auteur a pris soin de séparer ses écrits politiques de ses textes littéraires, dont elle propose à plusieurs reprises une analyse stylistique très fine, qui est précisément un des instruments privilégiés de l’écopoétique. Et elle y décèle une « vigilance poétique » autant qu’écologique, qui mobilise l’imaginaire et la sensibilité au service d’une ruralité dont seule l’écriture peut sauver la mémoire et les valeurs.
9C’est aussi à la poésie qu’Annie Le Brun en appelle, à l’appui d’un engagement qui récuse toute inféodation à un quelconque programme politique. Elle dénonce « les professeurs, historiens d’art ou écrivains bien établis qui se sont fait une spécialité d’exploiter le champ du négatif pour devenir docteurs en radicalité» (Le Brun 2004 [2000], p. 244) et préfère recourir aux pouvoirs du sensible et des images pour faire advenir un nouveau sentiment de la nature (Le Brun 1982). La belle étude qu’Émilie Frémond lui consacre (2022) s’abstient elle aussi de toute affiliation exclusive à l’écocritique ou à l’écopoétique, qu’elle associe librement pour répondre à la « cohérence passionnelle » du parcours d’une écrivaine qui n’a jamais dissocié critique sociale et « subversion poétique ».
10Dans le cadre de cette discussion, je me limite à ces quelques exemples, qui illustrent la complexité des rapports entre écocritique et écopoétique, irréductible à une simple opposition. Sans pouvoir en rendre compte en détail, je ne saurais cependant terminer sans saluer la variété du corpus littéraire abordé (qui inclut aussi bien les écrits inclassables de Guy Debord que de la science-fiction, mais peu de poésie) et son ouverture à de nombreuses disciplines qui en éclairent et enrichissent l’approche : philosophie, anthropologie, sciences de la vie et de la terre, arts plastiques, arts du spectacle… Pour en prendre la mesure, le lecteur peut se reporter au sommaire mis en ligne sur le site d’OpenEdition ou sur Fabula, où l’ensemble du numéro est directement accessible.
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11En parcourant ce riche panorama, on constate que, d’une contribution à l’autre, le terme d’écocritique recoupe des acceptions et des démarches passablement différentes. À lui seul, il peine à subsumer la diversité des réponses apportées par leurs auteurs à des questions devenues centrales dans le champ de la culture et de la société contemporaines ; celles-ci sont également présentes à l’horizon de l’écopoétique, même si elle focalise son attention sur leurs enjeux et leurs effets spécifiquement littéraires, que l’écocritique néglige trop souvent. Au lieu de s’opposer, ces deux disciplines gagnent à conjuguer leurs différences pour explorer, sans les réduire à un message univoque, toute la gamme des propositions que la littérature, par ses contenus et par ses formes, peut nous offrir pour lutter contre une pensée complice de la destruction de l’environnement et promouvoir une nouvelle relation entre culture et nature.
Abram David, Comment la terre s’est tue : pour une écologie des sens, Paris, La Découverte, 2013.
Buell Lawrence, The Future of Environmental Criticism, Malden (MA), Blackwell Publishing, 2005.
Collot Michel, « Le sujet lyrique hors de soi », dans La Matière-émotion, Paris, PUF, 1995, p. 29-51.
Collot Michel, « L’œuvre comme paysage d’une expérience. Merleau-Ponty et la critique thématique », in Merleau-Ponty et le littéraire. Textes réunis et présentés par Anne Simon et Nicolas Castin, Paris, Presses de l’École normale supérieure, 1997, p. 23-37.
Collot Michel, Le chant du monde dans la poésie française contemporaine, Paris, Corti, 2019.
Collot Michel, Un Nouveau sentiment de la nature, Paris, Corti, 2022.
Le Brun Annie, Le Sentiment de la nature à la fin du XXe siècle, avec des photographies de Petar Dabac, Paris, éd. Atelier, 1982.
Le Brun Annie, Du trop de réalité [2000], Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 2004.
Pelluchon Corinne, Réparons le monde : les humains, les animaux, la nature, Paris, Payot & Rivages, 2020.
Prigent Christian, Une Erreur de la nature, Paris, P.O.L., 1996.
Rigby Kate, Reclaiming Romanticism. Towards an Ecopoetics of Decolonization, Londres et New York, Bloomsbury Academic, 2020.
Schoentjes Pierre, Littérature et écologie. Le mur des abeilles, Paris, Corti, 2020.