Par-delà le grand partage
1« La poésie est restée un peu, à ce jour, paradoxalement, la parente pauvre de l’écopoétique » : tel est le constat formulé par Michel Collot dans son nouvel essai accueilli par les éditions Corti sous le titre Un nouveau sentiment de la nature. L’essayiste souligne ainsi un paradoxe terminologique : si elle est indubitablement « éco- », l’écopoétique reste finalement assez peu « -poétique ». Il est vrai que l’écopoétique aborde en priorité la littérature romanesque contemporaine et traite assez peu les autres genres littéraires ou les périodes plus anciennes1. En tant que poète et spécialiste de la poésie moderne, Michel Collot prend donc à bras-le-corps le paradoxe de l’écopoétique et s’interroge sur ses enjeux véritablement poétiques, indépendamment de tout écologisme. En cela, l’ouvrage de Michel Collot est un essai d’écopoétique qui ne dit pas son nom. La démarche n’est pas explicitement écopoétique, mais elle est des plus instructives pour toute personne qui travaille sur ce domaine de recherche en plein essor.
2L’essai n’est pas très long (230 pages environ, en mettant l’index de côté), mais il est d’une remarquable densité. C’est une somme qui foisonne d’idées, de notions et de références. Le nombre de notes (incidemment apocalyptique : 666) atteste d’un connaissance érudite des problématiques écologiques. L’enjeu central est exposé dès le titre : l’auteur cherche à susciter « un nouveau sentiment de la nature ». Le titre associe étroitement un sujet (le sentiment) et un objet (la nature). Cette corrélation est une préoccupation constante dans l’ouvrage : en dépit des critiques philosophiques ou anthropologiques, rappelées dans la première partie, Michel Collot souhaite dépasser le dualisme cartésien et rapprocher ces deux pôles que sont le sujet sensible et l’objet naturel, afin que nous puissions renouer un « pacte ancestral avec la nature » (p. 8), mais aussi « dissiper les malentendus qui pèsent à la fois sur la notion même de nature et sur la compréhension du sentiment qui nous unit à elle » (p. 9). Nous sommes ainsi face à un ouvrage ambitieux, où l’essayiste appelle de ses vœux « l’émergence d’un humanisme élargi, qui ne soit plus anthropocentré mais fondé sur une interaction féconde entre la nature et la culture, la matière et l’esprit, le cœur et la raison, la connaissance et l’imagination » (p. 150).
3Cette quête d’interactions fécondes, exposée dans un avant-propos aux accents biographiques (p. 7-11), est déclinée ensuite dans trois grands domaines, autour desquels sont construites les trois parties de l’ouvrage. Les intitulés sont délibérément sobres et traduisent la volonté d’une approche méthodique : « Philosophie » (p. 13-95), « Arts » (p. 97-151) et « Littérature » (p. 153-222). Chaque chapitre (neuf en tout) aborde un point précis et fournit un ensemble de réflexions assorties d’exemples variés. Nous assistons ainsi à une série de variations, d’une discipline l’autre, avec plusieurs lignes de force.
Réhabiliter l’idée & le sentiment de nature
4À rebours de la doxa, Michel Collot revient en premier lieu sur l’un des axiomes de la pensée écologique : le « grand partage » entre nature et culture. La réflexion de Michel Collot cherche à surmonter cette scission anthropologique théorisée par Philippe Descola2. Pour Michel Collot, « [l]e sentiment de la nature reste un puissant vecteur de culture » (p. 229). Ces deux derniers siècles, l’art et la littérature ont contribué à bouleverser, sinon résorber, les frontières de ce partage et à « dépasser l’opposition entre sujet et objet qui caractérise une pensée dualiste » (p. 207). De ce point de vue, la contribution du romantisme est essentielle, car « c’est précisément à cette coupure que la plupart des savants, des penseurs, des artistes et des écrivains romantiques ont cherché à remédier » (p. 53).
5Michel Collot revient par conséquent sur la notion de nature, que d’aucuns ont jugé trop ambiguë. Pour l’auteur, cette ambiguïté est « une chance plus qu’un danger : elle empêche d’en faire un concept et lui permet de mieux prendre en charge la diversité de la nature elle-même et des rapports que nous avons avec elle. Elle implique en outre l’idée d’une totalité qui englobe l’ensemble des espèces, humaine et non-humaines, et des éléments, animés ou non » (p. 11). Plus loin, Michel Collot rappelle que la notion de nature peut être interprétée de deux manières : d’une part, il y a la nature avec « un petit n », cette nature immédiate et environnante que l’urbanisation réduit telle une peau de chagrin ; d’autre part, il existe aussi la Nature avec « un grand N », cette Nature conceptuelle, qui sert à figurer un Tout aux contours évanescents. D’après les principaux penseurs de l’écologie, « pour défendre la nature avec un petit n, il faudrait se débarrasser de la Nature avec un grand N » (p. 20). Michel Collot apporte de nombreux arguments contre ce rejet de la Nature : pour lui, « [l]a fin de la nature que certains proclament aujourd’hui est surtout celle d’une certaine idée de la nature, qui a prévalu un moment dans la pensée de l’Occident moderne mais qui n’y a jamais régné sans partage et qui semble aujourd’hui caduque » (p. 29). Le grand partage n’a donc jamais été vraiment « partagé » par tout le monde. Les romantiques étaient parvenus ainsi à passer outre ce schisme cosmologique hérité du xviie siècle, afin d’établir une osmose entre la subjectivité humaine et l’objectivité non-humaine.
6Michel Collot montre d’ailleurs tout ce que l’écologie doit au romantisme (p. 183-185). On tend parfois à oublier que l’écriture d’un Thoreau est tributaire de l’imaginaire romantique. Aussi convient-il de réfuter les critiques qui ont parfois été formulées contre un soi-disant « sentimentalisme » romantique. Le sentiment de la nature ne saurait se réduire « à un pur subjectivisme ni à un sentimentalisme diffus » (p. 52). En éprouvant le sentiment de la nature, l’humanité ne cherche en aucune manière à objetiser la nature ou à la considérer comme un spectacle offert à son regard. Il ne s’agit pas d’asseoir une autorité humaine face à une passivité naturelle : « [l]oin de conforter l’homme dans son autonomie et sa souveraineté, le sentiment de la nature l’amène à reconnaître qu’il en fait partie » (p. 189). L’art contemporain permet d’apprécier cette appartenance indissoluble entre l’humain et le reste du monde vivant, et de rejeter dos à dos deux conceptions radicalement opposées : « [i]l y a place dans l’art contemporain pour une expression de la nature qui ne la réduise pas à un simple environnement extérieur à l’homme et n’en fasse pas non plus un grand Tout dans lequel il serait invité à se résorber » (p. 150). Ni partage, ni fusion.
7Le problème de l’opposition entre nature et culture recouvre celle entre écocentrisme et égocentrisme. Pourtant, « il n’est pas d’égo sans éco » (p. 225). D’un bout à l’autre de l’essai, Michel Collot cherche à subsumer les contraires et proposer une conception de l’écologie — et partant, d’une éventuelle écopoétique — fondée sur l’idée d’interdépendance. Si les scientifiques ont parfois voulu se rendre « comme maîtres et possesseurs de la nature », il n’en allait pas de même des artistes : « le rapport de l’artiste à la nature n’est ni de domination ni de subordination, mais de collaboration » (p. 149).
L’écosensibilité
8Un terme comme « sentiment » est d’un emploi risqué, puisque sous sa forme adjectivale (sentimental), il fait peser sur le sentiment de nature une accusation de « sentimentalisme ». Aussi Michel Collot opte-t-il, du moins dans le chapitre 3, pour la notion d’écosensibilité (p. 59). Sa démarche rejoint celle de Baptiste Morizot et d’Estelle Zhong Mengual, pour qui la crise écologique est aussi une « crise de la sensibilité3 » (p. 57). Michel Collot substitue au grand partage une autre forme de partage : « Le nouveau sentiment de la nature résulte de cette intuition d’un partage de la sensibilité » (p. 59). Cette sensibilité, commune à l’ensemble du vivant, apparaît chez l’artiste ou l’écrivain comme une forme de « résistance » face au progrès technologique (p. 9). Elle est susceptible en cela d’avoir une portée politique, et il y a lieu de regretter « qu’aujourd’hui l’écologie politique intègre si peu l’apport des arts et de la littérature » (p. 28).
9Cela étant, l’auteur met en garde contre un éventuel phénomène de récupération, en montrant comment l’analyse littéraire cède parfois le pas à la critique idéologique : « c’est une tentation récurrente à laquelle l’écopoétique doit résister, si elle veut montrer comment la littérature remet en jeu, de façon chaque fois singulière, nos rapports avec la nature » (p. 171). On observe une situation similaire dans le domaine de l’art. Michel Collot relève de nombreux cas d’ambiguïté dans le chapitre 6. Certaines œuvres d’art oscillent entre les pôles esthétique et écologique, privilégiant l’un au détriment de l’autre : « l’alliance de l’art avec une écologie qui vire à l’écologisme ou qui se veut scientifique, risque de se faire aux dépens de la qualité esthétique des œuvres » (p. 147). Plutôt qu’un « art écologique », il convient de promouvoir un art nourri d’une écosensibilité. Au lieu de raisonner et de théoriser, l’humain se doit de sentir, au diapason du vivant.
10Ce constat à propos de l’art vaut également pour la littérature, notamment quand on se penche sur les œuvres des siècles anciens : l’écopoétique « ne saurait […] soumettre ses analyses à une doxa écologique ou écologiste, qui est certes pertinente pour l’approche de certaines œuvres contemporaines, mais qui l’est moins pour les œuvres du passé » (p. 173). Un effort de décentrement théorique est nécessaire pour appréhender les œuvres anciennes. Des notions telles que l’écocentrisme ou l’anthropocentrisme sont-elles opérantes avant le xxe siècle ? « L’opposition entre écocentrisme et anthropocentrisme est sans doute utile pour lutter contre les effets négatifs de l’emprise humaine sur la nature ; elle me paraît moins pertinente dès lors qu’il s’agit de fonder une poétique » (p. 173-174). Michel Collot rappelle à juste titre que la littérature et l’art reposent sur le principe de poiesis, bien plus que de mimesis. Imiter la nature est une chose : engendrer une représentation de la nature par l’imaginaire en est une autre. En cela, un artiste « ne peut se contenter de faire corps avec la nature, il lui faut faire œuvre avec elle » (p. 115). L’artiste romantique est à l’image d’un instrument qui fait résonner la nature à travers lui (p. 186). La célèbre citation de Stendhal, « les paysages étaient comme un archet qui jouait sur mon âme », met en exergue cette écosensibilité romantique, qui est tout sauf un sentimentalisme écologique.
Éloge des lieux & des paysages
11Comme Pierre Schoentjes dans son ouvrage Ce qui a lieu4 (2015) — évoqué en détail aux p. 167-170 —, Michel Collot place la notion de lieu au cœur de sa démonstration. Il prend délibérément le « parti pris des lieux » (p. 84 et 209), comme pour rappeler sans cesse l’étymologie du préfixe éco- (« habitat »). L’écologie est avant tout une science du lieu, de l’habitat, de l’écosystème. Il n’est pas possible d’être nulle part. Malgré la mondialisation, il est nécessaire d’être dans un lieu. La question du lieu et du localisme est donc soulevée à plusieurs reprises dans l’ouvrage, dans sa dimension théorique (chapitre 4), artistique (avec le Land Art, p. 107 sq.) ou poétique (avec le paysage romantique, p. 186 sq.). À l’opposition nature/Nature s’ajoute celle entre terre et Terre : la terre locale, où l’on habite, vs la Terre globale, que l’on conçoit, faute de la voir dans sa totalité. Pour l’auteur, « cultiver sa terre n’empêche pas de prendre soin de la Terre » (p. 87). Se soucier de la partie permet aussi de préserver le Tout.
12Michel Collot se penche volontiers sur la Poetry of Place (p. 220-222), cette poésie caractérisée par un fort ancrage régional. « En prenant le parti des lieux, le poète prend aussi son propre parti, dans la mesure où son être est indissociable de son appartenance à un environnement naturel, social et culturel dont il fait partie » (p. 222). L’étude du Land Art s’imposait également : en art, « plus que jamais, la nature a lieu » (p. 107). Michel Collot reprend la formule à Mallarmé5 (voir p. 16) et rappelle ainsi le primat de l’impératif créatif sur l’impératif imitatif.
13La notion de paysage, déjà présente dans Paysage et poésie (2005) et La pensée-paysage6 (2011), est de nouveau convoquée. L’auteur la juge « propice à la rencontre entre l’art et la nature » (p. 134). Il la préfère à celle d’environnement, qui n’intègre pas « les valeurs, les significations et les affections humaines » (p. 11). La notion de paysage « réunit les orientations majeures d’une écologie du sensible qui ne réduise pas l’environnement à un écosystème ou à un problème de société, mais intègre ses dimensions culturelles, affectives et symboliques. » (p. 94). Le paysage est un creuset, le lieu d’une rencontre entre la nature et la culture. Philippe Descola en faisait le symptôme de l’ontologie naturaliste et se servait d’un dessin de paysage7 (Paysage montagneux avec un dessinateur de Roelandt Savery en 1606) pour dater l’émergence du grand partage entre nature et culture. Michel Collot voit plutôt le paysage comme « le lieu d’une expérience sensible, qui associe l’intérieur et l’extérieur, le corps et l’esprit, le réel et l’imaginaire » (p. 94). Michel Collot raisonne en termes d’association, plutôt que de dissociation.
14S’il est nécessaire d’aller par-delà nature et culture dans le domaine de l’anthropologie, il importe aussi d’aller par-delà le grand partage entre nature et culture dans le domaine de l’écopoétique, afin d’apprécier les associations fécondes que l’histoire des arts et des lettres a tissées entre les lieux et les artistes. À cet égard, le paysage est un « espace transitionnel, où se joue une relation à double sens entre l’homme et le monde » (p. 186). Le paysage dénoue l’antagonisme théorique qui fonde l’ontologie naturaliste, au lieu d’en être la manifestation visible. « Produit à la fois par la nature et par la culture, [le paysage] nous invite à dépasser le dualisme et nous propose un modèle susceptible de contribuer à cette réforme de la pensée et de la société qu’appelle la crise de notre civilisation. » (p. 11).
15Michel Collot se livre par conséquent à une entreprise de réhabilitation : de la poésie romantique en premier lieu, et des œuvres du passé à une plus large échelle. L’écopoétique « gagnerait à “historiciser” davantage sa démarche […], en ouvrant plus largement son corpus aux œuvres du passé » (p. 175). Divers préjugés pèsent encore sur la littérature des siècles anciens, dont l’étude est jugée parfois inadaptée par rapport aux enjeux écologiques. Le romantique, par exemple, aurait une position dominante et surplombante vis-à-vis de la nature. Michel Collot montre au contraire que l’écrivain romantique « est soumis à son influence » (p. 186).
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16L’ouvrage de Michel Collot ouvre ainsi des perspectives neuves et stimulantes. Il démontre que les textes rédigés antérieurement à la prise de conscience de l’après-guerre sont riches d’enseignement pour la réflexion écologique. Ces textes portent les racines de notre conscience écologique et posent les fondements théoriques et culturels de notre rapport au monde. Michel Collot souhaite ainsi « l’avènement d’une écologie symbolique, qui redonne sens à notre condition terrestre » (p. 10). Pour lui, « l’écologie doit être respectueuse des équilibres naturels de l’environnement mais également soucieuse de sa dimension humaine, sociale et culturelle » (p. 49). Il ne peut y avoir d’écologie sans prise en compte de notre héritage culturel et symbolique.