Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Septembre 2023 (volume 24, numéro 8)
titre article
Lucien Derainne

La Vérité nue : pistes théoriques & limites historiques

The Naked Truth: theoretical approaches & historical limits
Hans Blumenberg, La Vérité nue, trad. Marc de Launay, Paris, Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2022, 286 p., EAN 9782021477993.

1Depuis quelques années, les projets d’analyse littéraire dialoguant avec l’histoire des sciences et la philosophie se sont multipliés, comme l’illustrent les travaux de Nathalie Vuillemin sur les beautés de la nature (2009), d’Anne-Gaëlle Weber sur les récits de voyage (2013), de Sylvie Cattelin sur la sérendipité (2014), d’Elsa Courant sur la cosmologie (2020), etc. Dans ce contexte, l’œuvre du philosophe allemand Hans Blumenberg, qui se situe justement au carrefour de ces trois disciplines, mériterait d’être mieux connue de la recherche en lettres.

2En dépit des traductions françaises parues ces dernières années aux éditions du Seuil et aux éditions de l’éclat, l’œuvre de Blumenberg reste peu citée par les études littéraires. En s’arrêtant sur La Vérité nue (2022), dernière en date de ces traductions correspondant à l’édition posthume d’un manuscrit rédigé au début des années 1980, ce compte rendu vise à montrer ce que ces textes peuvent apporter aux travaux littéraires, sans cacher pour autant les difficultés qui surgissent lorsqu’on les aborde avec les attentes de la recherche universitaire en lettres. Pour anticiper brièvement la conclusion, il nous semble que la lecture des ouvrages de Blumenberg est inspirante d’un point de vue méthodologique parce qu’elle ouvre des voies mitoyennes entre l’histoire littéraire, l’histoire des idées et l’histoire des sciences ; en revanche, sa façon de procéder permet difficilement de réutiliser ses résultats particuliers (ici sur la métaphore de la vérité nue) dans un travail universitaire d’histoire littéraire. Ses ouvrages – à plus forte raison quand ils sont édités de manière posthume – s’apparentent moins à des travaux scientifiques qu’à des essais littéraires, où le style et l’analyse philosophique interagissent d’une manière souvent déconcertante. Si, d’un côté les résultats que Blumenberg présente sur la vérité nue s’avèrent contestables d’un point de vue historique, son projet intellectuel mérite d’un autre côté d’être pris au sérieux pour les horizons qu’il ouvre.

La métaphorologie : entre philosophie, lettres & histoire des sciences

3D’un point de vue méthodologique, la lecture de La Vérité nue est doublement inspirante. D’une part, l’ouvrage exemplifie le projet théorique d’une « métaphorologie », dont les postulats sont riches en implication. D’autre part, en retraçant l’histoire de la métaphore du dévoilement, Blumenberg remet en cause de manière originale l’imaginaire épistémologique dominant des sciences humaines, ce qui rend sa lecture très utile pour retrouver une forme d’inconfort méthodologique nécessaire à la recherche.

4Des différentes propositions théoriques que contient l’œuvre de Blumenberg, la « métaphorologie » est sans doute celle qui concerne le plus directement l’analyse littéraire. Ce projet philosophique, bien exposé dans les Paradigmes pour une métaphorologie (2006) qui consacraient déjà un chapitre à la vérité nue (p. 61-70), cherche à dépasser la séparation entre philosophie et rhétorique. Dans les métaphores, en effet, la pensée s’effectue à travers un langage figuré qu’il n’est pas toujours possible de traduire sous une forme conceptuelle. Comme le redit La Vérité nue, « les métaphores fournissent de quoi saisir un tout qui doit être plus que ses éléments conceptuellement saisissables » (p. 69). Cet ancrage dans le langage est surtout caractéristique des « métaphores absolues ». Celle-ci portent sur des objets tellement vastes – le monde, la vérité, l’existence, l’histoire, l’être – qu’on ne peut ni les appréhender avec des concepts, ni les approcher par l’expérience. Tout en échappant à la pensée conceptuelle, ces entités déterminent pourtant les questions fondatrices que l’être humain ne cesse de se poser : quelle est la place de l’humain dans le monde ? quel est son rapport à la vérité ? etc. C’est le rôle des métaphores absolues d’apporter des réponses à ces questions. Dans sa Théorie de l’inconceptualité (2017), Blumenberg pousse plus loin le raisonnement en décrivant un processus de « remplissement métaphorique de la position des sujets indéterminés » (p. 76). Une expression comme « le monde » est en effet tellement abstraite qu’elle ne commence à véritablement avoir du sens qu’à partir du moment où on l’appréhende par des métaphores (le livre-monde, le monde-horloge, etc.). Les métaphores absolues ne décrivent donc pas seulement un contenu inaccessible à la pensée conceptuelle mais elles le façonnent en partie. Si ce cadre de pensée est intéressant pour l’histoire littéraire, c’est que Blumenberg insiste sur le fait que ces métaphores absolues ont une histoire. Il faut ici s’affranchir du schéma positiviste selon lequel la métaphore ne serait qu’une étape transitoire vers la pensée théorique. La pensée métaphorique n’est pas une pensée primitive : non seulement elle évolue dans le temps, les métaphores se succédant les unes aux autres, mais elle peut même être favorisée par des progrès techniques ou scientifiques. La découverte des Amériques introduit par exemple dans la culture européenne la métaphore de la terra incognita (2006, p. 71).

5La Vérité nue s’inscrit dans ce projet de métaphorologie : la comparaison de la vérité à une femme voilée ou dénudée relève en effet de ces métaphores absolues puisqu’elle apporte des réponses, historiquement situées, à la question de la valeur de la vérité, qui serait impossible à trancher par des concepts. Est-il bon de connaître, est-il bon de se connaître (p. 53) ? En choisissant d’encourager le dévoilement de la vérité ou en reconnaissant au contraire l’obligation de la dissimuler sous des voiles, Nietzsche, Freud, Pascal, Kant, Kierkegaard et une dizaine d’autres penseurs étudiés dans l’ouvrage ont apporté des réponses figurées à cette question fondatrice.

6En insistant sur le caractère irremplaçable des métaphores, sur leur historicité et sur leur rapport au progrès technique ou scientifique, Blumenberg ouvre une voie mitoyenne entre les lettres, l’histoire des sciences et la philosophie. Au-delà du fait que La Vérité nue fournit un exemple en action de cette proposition théorique qui mériterait d’être prise au sérieux, la lecture de l’ouvrage est aussi stimulante d’un point de vue méthodologique parce qu’elle pousse le lecteur à s’interroger sur un imaginaire épistémologique impensé. Écrivant contre « une époque qui a fait du "démasquage" la distraction professionnelle d’une large couche de l’intelligentsia » (p. 45), Blumenberg cherche des alliés dans l’histoire de la philosophie afin de remettre en cause l’imaginaire dominant selon lequel la vérité devrait être dévoilée. Au gré des lectures, Blumenberg envisage tour à tour la possibilité d’une vérité laide (p. 18), dangereuse (p. 18, 184), impossible à supporter (p. 19, 46, 83) et va jusqu’à contester le bien-fondé d’un « amour pour la vérité » (p. 23, 168). La vérité est-elle vraiment désirable à partir du moment où le monde qu’elle dévoile est dur, tragique, insupportable ? Le voile n’est-il pas nécessaire à l’homme, qui a « besoin de consolation » (p. 119) ? Prenant le contre-pied d’un certain nombre de traditions critiques des sciences humaines, Blumenberg utilise sa lecture de Nietzsche pour esquisser ce que pourrait être une remise en cause éthique du dévoilement. Tout l’ouvrage insiste en effet sur le risque d’emballement qui caractérise le geste de dévoilement, toujours prêt « à renchérir sur la mise à nu physique par une mise à nu psychique, et à renchérir sur la mise à nu d’autrui par la mise à nu de soi-même » (p. 7). La gradation « mis à nu, démasqué, sincère et, pour finir, vrai » (p. 10) ne relève pas seulement d’un imaginaire épistémologique mais elle fait comprendre les risques inhérents à ce type d’analyse, bien résumés par une phrase de Nietzsche que Blumenberg érige en modèle : « C’est ainsi que l’on rend l’homme successivement responsable des effets qu’il provoque, puis de ses actions, puis de ses motifs et enfin de son être même. » (p. 9) De manière générale, La Vérité nue fourmille de remarques critiques très fines sur l’imaginaire savant comme la tendance à mépriser ce qui a été expliqué (p. 22), l’envie de croire qu’une belle théorie est vraie (p. 122), ou l’hypothèse questionnable que le passé est toujours hypocrite (p. 66). L’ouvrage ouvre enfin des pistes originales pour comprendre la spécificité des approches historiques généalogiques, qui ne prétendent justement pas découvrir une vérité originelle mais étudier la façon dont l’apparence se transforme en être, l’accident en vérité.

Une approche sélective de l’histoire de cette métaphore

7La Vérité nue est donc un ouvrage inspirant sur le plan théorique, aussi bien pour les pistes qu’il ébauche que pour les critiques qu’il adresse à la doxa du dévoilement. À ce titre, sa lecture ne saurait être trop recommandée. En revanche, plusieurs difficultés apparaissent lorsqu’on aborde l’ouvrage dans une perspective non plus théorique mais empirique, à la recherche d’informations précises sur l’histoire de la vérité nue.

8La première difficulté tient au statut historique des auteurs étudiés. Blumenberg raisonne en effet par coupes historiques et par une série d’études de cas. La succession des chapitres pourrait laisser croire que Blumenberg a sélectionné des auteurs qui témoigneraient de changements plus vastes dans les usages de la métaphore étudiée. L’étude des Pensées de Pascal révélerait par exemple quelque chose des mutations à l’œuvre au xviie siècle, etc. Or, ce n’est pas le cas (comme le montre d’ailleurs, dans cette version posthume, le désordre chronologique des chapitres) : Blumenberg ne choisit pas des auteurs typiques de leur époque mais des penseurs qui défendent la même idée que lui, c’est-à-dire le fait que la mise à nu de la vérité n’est pas un idéal. Pourtant, aucune époque historique moderne ne semble avoir fait primer cette vision critique des choses. Pour n’en donner qu’un aperçu pour la période des Lumières, sur laquelle porte une majorité de chapitres de l’ouvrage, une brève statistique sur l’expression « vérité nue » dans Gallica entre les années 1750‑1760 en France donne à peu près 65% d’usages où le dévoilement de la vérité est encouragé, 25% où le voilement de la vérité est recommandé pour un auditoire particulier (les enfants, le peuple…) et seulement 10% de mises en garde plus générales sur le risque de dévoiler la vérité. Quelle que soit l’époque considérée, la position philosophique que Blumenberg traque à travers l’histoire a presque toujours été quantitativement minoritaire. Ce risque d’effet-tunnel, qui consiste à ne retenir du passé que ce qui correspond à des thèses préétablies, ne concerne pas seulement le choix des auteurs représentant chaque période mais aussi le choix des citations à l’intérieur des œuvres. Dans son chapitre sur Fontenelle, Blumenberg explique par exemple que l’écrivain était « sceptique quant à la puissance de la vérité débarrassée de tous ses voiles » (p. 107) et s’appuie sur ses Dialogues des morts pour montrer que Fontenelle insiste sur la déception devant le dévoilement de la vérité (p. 114). Pourtant, il suffirait de choisir d’autres citations pour faire tenir à Fontenelle un discours exactement inverse : comme le rappelle Christophe Martin (2013), c’est Fontenelle qui crée l’expression « la nature prise sur le fait », qui légitimera, dans les traités empiriques, une observation active tournée vers la mise à nu de la nature, et c’est lui qui dévoile les « machines de l’opéra » au début des Entretiens sur la pluralité des mondes. « Assez de gens ont toujours dans la tête un faux merveilleux enveloppé d’une obscurité qu’ils respectent », se plaint ainsi le philosophe à la Marquise. Blumenberg n’ignore évidemment pas cet autre aspect de l’œuvre de Fontenelle : mais il choisit de le taire. Tout au long du livre, l’auteur semble prendre plaisir à commenter de grands noms habituellement associés à une épistémologie du dévoilement comme Freud, Fontenelle, Bayle, et à ne présenter, de leur œuvre, que ce qui vient justement déjouer cette lecture consensuelle. Mais si cette manière de lire a un intérêt philosophique indéniable, elle ne peut en revanche prétendre restituer l’histoire de la vérité nue comme métaphore, puisqu’elle délaisse sciemment la majorité des occurrences s’y rapportant, dès qu’elles ne vont pas dans le sens de l’ouvrage. Ce problème de la représentativité est un vrai obstacle lorsqu’on essaie de réintégrer les analyses de Blumenberg à des projets d’histoire des sciences ou d’histoire des idées.

9Une deuxième difficulté, qui découle de la précédente, c’est qu’en se concentrant uniquement sur les passages minoritaires où des auteurs subvertissent la métaphore du dévoilement, Blumenberg ne perçoit pas les lignes de fracture qui divisent en plusieurs obédiences l’idéal majoritaire selon lequel il faut dénuder la vérité. Fidèle à sa stratégie rhétorique de l’allusion, Blumenberg évoque par exemple à plusieurs reprises le cas de l’Encyclopédie (p. 225-227) sans jamais mentionner le frontispice de l’ouvrage auquel aura pourtant pensé n’importe quel spécialiste de la période à l’évocation du titre La Vérité nue. Conformément à sa ligne argumentative, Blumenberg préfère commenter des passages où Voltaire explique qu’un voile impossible à lever dissimule les principes premiers ou que « la vérité survit grâce au déguisement » (p. 228). Pourtant, le frontispice de l’Encyclopédie ne se contente pas de réutiliser une allégorie stéréotypée. L’allégorie de la femme nue à laquelle on arrache ses voiles infléchit le système figuré des connaissances humaines en mettant l’accent sur la recherche de la vérité plutôt que sur une classification statique des domaines du savoir. Par ailleurs, la métaphore du dévoilement s’oppose implicitement à la métaphore du viol, suivant une ligne de partage entre observation et expérimentation longuement commentée dans l’article Observation de l’ouvrage, rédigé par le médecin vitaliste Jean-Joseph Menuret. Comment comprendre la remise en cause de ces métaphores épistémologiques si l’on n’entre pas au préalable dans leur détail ? En refusant d’analyser la métaphore sous sa forme la plus courante pour s’intéresser, dès les premières pages, à sa contestation philosophique, Blumenberg laisse certaines questions évidentes en suspens. Par exemple, tout l’ouvrage de Blumenberg part du postulat que la Vérité est allégorisée par une femme et que cette femme est nue (« la vérité comme nu féminin » p. 34, « on présuppose qu’il est bien admis que la vérité est une allégorie féminine et qu’elle est nue » p. 71 ; etc.). Mais la femme nue, dans cette allégorie, représente-elle vraiment la vérité ou bien la nature ? La métaphore la mieux attestée historiquement est bien celle de la nature nue, la vérité n’étant alors que le geste de dévoilement. Lorsqu’il étudie la métaphore du voile d’Isis à travers les âges, Pierre Hadot sous-titre son ouvrage Essai sur l’histoire de l’idée de Nature. Le voile d’Isis est une métaphore du rapport entre la nature et l’être humain, partagé entre deux attitudes : le savant prométhéen, qui cherche à arracher son voile à la nature en adoptant une position d’extériorité, ou le savant orphique, qui prône l’empathie et l’immersion en s’incluant lui-même dans le tout à étudier. Le glissement métonymique de la nature nue à la vérité nue aurait mérité d’être resitué chronologiquement (comme le fait Erwin Panofsky, 1967), ne serait-ce que pour fixer des bornes historiques à la métaphore étudiée par l’ouvrage.

10Enfin, une troisième difficulté à laquelle est confronté l’historien littéraire qui parcourt La Vérité nue est l’absence de prise en compte des travaux linguistiques par Blumenberg. Contrairement au dialogue philosophie-linguistique qui est ébauché dans Théorie de l’inconceptualité (2017, p. 68-75), La Vérité nue ne se positionne pas par rapport à toutes les techniques linguistiques d’analyse des métaphores comme la sélection de sèmes, etc. On peut regretter cette absence de dialogue car certains des phénomènes repérés par Blumenberg semblent pouvoir bien s’expliquer par les approches linguistiques traditionnelles. On sait par exemple que Lakoff et Johnson (1985) ont proposé de schématiser la pensée métaphorique sous la forme d’un domaine source qui se projette sur un domaine cible. Toutefois, comme l’a montré Philippe Gréa (2002), cette approche théorique se révèle insuffisante dans le cas des métaphores filées. Dans ces figures plus systématiques, ce sont les deux réalités qui se reflètent l’une sur l’autre. Or, de même que deux miroirs mis face à face produisent une aberration visuelle en se reflétant l’un dans l’autre à l’infini, de même la métaphore filée engendre une pensée qui s’éloigne, par une escalade figurative, de la réalité des deux domaines en jeu. Comme le remarque Philippe Gréa, les échanges croisés entre deux domaines dans les métaphores filées finissent ainsi par se stabiliser autour d’« un nouvel espace dont la structure logique est à la fois novatrice et singulière » (p. 118). Ce type de cadre théorique est éclairant pour comprendre les transformations de la métaphore de la vérité nue. La métaphore de départ consiste à comparer la vérité à la mise à nu d’un corps. Il se produit alors une transaction entre les deux concepts : à une époque où l’on commençait à peindre des écorchés avant de peindre des nus (comme le rappellent les belles conférences de Jacqueline Lichtenstein sur le dessin mises en ligne par le Musée du Louvre), il n’est pas évident que la nudité soit un comparant ultime de la vérité. Par le jeu croisé de la métaphore, la vérité cesse d’un côté d’être conçue comme une valeur absolue pour devenir un processus d’enquête tandis que de l’autre la nudité cède la place à des métaphores alternatives sur le modèle de ce que Blumenberg appelle la « pelure d’oignon » (p. 142 149), la « mue » (p. 231) ou les différents degrés de nudité (p. 148). Il est probable que Blumenberg n’adhérerait pas à une analyse trop rationaliste du fonctionnement interne de la métaphore mais il est dommage qu’il ne prenne justement pas position par rapport à ces approches linguistiques afin que le lecteur sache à quoi s’en tenir.

Le style : entre parasitage & ironie

11Au fond, le travail historique de Blumenberg sur la métaphore de la vérité nue est probablement trop éloigné des normes scientifiques universitaires pour que ses résultats puissent être transposés dans un travail d’histoire des sciences ou des idées. Le style de l’ouvrage lui-même témoigne de cet écart : jugé à l’aune des exigences de la rédaction scientifique, le style de Blumenberg, non seulement obscur mais parfois même contradictoire avec les thèses défendues, ne peut qu’agacer ; pourtant, cet usage de l’ironie, de l’allusion et de la circonvolution s’inscrit bel et bien dans un projet intellectuel cohérent.

12L’une des hypothèses les plus fortes de l’ouvrage est que la métaphore de la vérité nue a une portée réflexive ou métacritique qui la distingue des autres métaphores absolues que Blumenberg a étudiées ailleurs — la vérité comme lumière, le livre de la nature, le monde-horloge, etc. Car si l’opposition du voile et de la nudité peut éclairer la question de l’art (p. 19), de la fable (p. 219) ou de la rhétorique (p. 45), elle est aussi et surtout une figuration de la métaphore elle-même : « cette métaphore de la nudité et de l’habillage témoigne précisément d’elle-même, de la fonction métaphorique » (p. 171). C’est pourquoi « la métaphore de la vérité nue est celle de la problématique du besoin et de l’usage de métaphores en philosophie » (p. 200).

13Or cette mise en abyme intellectuelle est à la fois redoublée et parasitée au niveau du style par le fait que Blumenberg ne cesse d’employer lui-même cette métaphore dans des contextes où elle est loin d’être intraduisible mais où elle s’apparente davantage à de l’ornementation stylistique, comme lorsqu’il dit de Freud : « Il en va tout autrement chez Freud, qui place la curiosité de sa théorie sous le grand bouclier de la thérapie. Certes, ce n'est pas sans laisser fréquemment passer le regard sceptique de celui qui ne concède pas vraiment l’éros thérapeutique au théoricien-né [etc.]. » (p. 10). Le recours à la dialectique du bouclier ou de l’écran qui laisse passer les regards dans un contexte où ces tropes sont traduisibles (Blumenberg ne dit rien d’autre que Freud justifie, avec des nuances, la curiosité théorique par une visée thérapeutique) ne parasite-t-il pas l’analyse des cas où cette métaphore est véritablement absolue ? De la même façon, dire que « Heine lui-même est, en effet, une manifestation des Lumières, déguisée sous plusieurs habillages » (p. 135), c’est provoquer une saturation métaphorique dans l’esprit du lecteur, à qui on ne laisse plus la force d’apprécier la véritable portée de la métaphore dans des citations où elle est véritablement irremplaçable. Cette manière de pousser jusqu’à l’excès la dimension réflexive de la métaphore ne provoque pas seulement du bruit qui parasite la compréhension des analyses, mais elle questionne aussi plus profondément la méthodologie de l’ouvrage.

14Ainsi du corpus de citations retenues par Blumenberg. À plusieurs reprises, le philosophe cite une phrase qui ne contient pas la métaphore de la vérité nue, puis la commente en introduisant lui-même cette métaphore, comme pour cette citation de Lichtenberg : « N’en veuillez pas nos métaphores ; elles sont la seule voie, quand de puissants traits commencent à s’estomper dans une langue, qui permettent de la rafraîchir et de les rendre au tout de la vie et à sa chaleur ». Blumenberg commente : « On pourrait le dire dans le registre de la pathologie : la vérité ne supporte pas d’aller nue parce qu’elle prendrait trop vite froid, ce qui serait préjudiciable à son efficacité. » (p. 246). Non seulement ce jeu de substitution n’aide pas le lecteur à concevoir comment la métaphore pourrait être irremplaçable (puisqu’elle vient ici gloser une phrase où les quelques images – la voie pour le moyen, la température pour le dynamisme – ne sont clairement pas absolues), mais il remet aussi en cause le caractère inductif de la méthode employée, puisque le philosophe semble appliquer lui-même la métaphore à tous les cas qui correspondent à l’idée préconçue qu’il se fait de signification.

15Tous ces effets d’obscurité et de parasitage ne sont pas des maladresses : ce sont au contraire des éléments concertés d’un projet intellectuel. À propos de Locke, Blumenberg rappelle qu’on ne saurait « exiger d’un philosophe qu’il écrive sans la moindre figure rhétorique » (p. 166), puis il expose un programme qui éclaire ce qui se joue dans son écriture : « Il faut donc que la critique de la métaphore puisse être exercée d’abord au sein de l’espace métaphorique et que puisse être exprimé ce qu’elle recèle d’inadéquation. » (p. 171). Or, cette critique interne de la métaphore passe peut-être par des usages inappropriés et ironiques insérés dans le discours critique, suivant le principe du « cabotinage » théorisé dans Théorie de l’inconceptualité. Introduire par exemple une improbable métaphore radioactive dans le commentaire de Voltaire (« son destinataire est jugé comme étant précisément celui qui peut absorber la dose maximale, recevoir la vérité présentée tout à fait sans voile. » p. 223), c’est créer un choc à la fois lexical et historique qui contribue, par d’autres moyens, à la déconstruction de la métaphore.

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16C’est là toute la complexité des ouvrages d’Hans Blumenberg, qu’il faut aborder comme des essais littéraires plutôt que comme des écrits universitaires. L’agacement qu’ils produisent auprès du lecteur à la recherche d’informations empiriques claires fait sans doute partie de leur plus-value intellectuelle. Il faut donc lire La Vérité nue pour avoir de nouvelles idées sur la place des métaphores dans l’histoire intellectuelle et sur l’imaginaire épistémologique dont nous dépendons ; en revanche, l’étude historique de cette allégorie, dont la prégnance culturelle pose de profonds problèmes à une époque soucieuse d’écologie et attentive aux stéréotypes genrés, reste à faire.