La fumée des marges
« Les poetae minores ont du bon »
1Un principe fondamental ouvre et motive l’essai de Daniel Grojnowski : « toute étude, rappelle-t-il, est nécessairement anachronique à son objet » (p. 9). Sur cette idée directrice repose, d’après l’auteur, la dimension de « malléabilité » de la notion d’époque, ainsi que l’intérêt que devrait prendre, aux yeux de l’historien de la littérature, l’étude des individualités et des groupes que les canons et les institutions n’ont pas eu tendance à perpétuer. Situé dans une lignée critique et méthodologique similaire à celle de l’important volume d’études réunies en 1996 par Yves Délègue et Luc Fraisse, Littérature majeure, littérature mineure1, l’ouvrage de Daniel Grojnowski souhaite « visiter des groupes, des auteurs et des productions qu’on n’a pas souvent l’occasion de fréquenter », car « dans les soubassements d’une histoire culturelle aux nombreux méandres et aux divers éclats, des transformations en profondeur se produisent à bas bruit » (p. 14). La Tradition fumiste réhabilite de ce fait l’un des « cultes » célébrés par Baudelaire dans les fragments posthumes de Mon cœur mis à nu : « glorifier le vagabondage et ce qu’on peut appeler le Bohémianisme »2. C’est d’ailleurs d’un adage baudelairien que semble s’inspirer la démarche méthodologique d’ensemble adoptée dans cet essai, car le lecteur peut avoir l’impression d’y retrouver les échos des idées portant sur la notion de valeur défendues par l’auteur du Peintre de la vie moderne : « par bonheur se présentent de temps en temps, des redresseurs de torts, des critiques, des amateurs, des curieux qui affirment que tout n’est pas dans Raphaël, que tout n’est pas dans Racine, que les poetae minores ont du bon, du solide et du délicieux »3. Ainsi, les pages de ce livre composent-elles une enquête minutieuse, textes à l’appui, sur des courants, groupes et individus du mystérieux esprit « fumiste » qui se fait jour à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, autant qu’une libre excursion s’effectuant au hasard des lieux de sociabilité (cafés-concerts, salles de vaudeville, salons, etc.) demeurés longtemps obscurs, dans lesquels flotte et s’imprime, en vers, couplets, prose ou images, le parfum latent d’une époque.
Un « effet Nina » à long terme
2Si le « fumisme » paraît résister à toute uniformité et à tout impératif d’école en se dispersant en de multiples diffractions, il n’en configure pas moins une nébuleuse large d’« effets » et de particularités, ou particularismes, à savoir une constellation éclatée de personnages et de groupes. Ces derniers, aussi hétéroclites qu’ils soient, répondent à l’unisson à la profession de foi de l’Art et du Beau. Au « commencement » de cet ensemble disparate annonçant une progressive et ultérieure contamination des lettres par les différents arts, l’auteur pose un lieu et un nom, à savoir un hôtel particulier avec jardin, sis à la rue des moines — après un bref premier passage par la rue Chaptal — d’où irradie et se propage, des années 1860 aux années 1880, un prometteur « effet Nina » qui se prolongera en dehors de l’appartement parisien. En effet, Nina de Villard (1843-1884), vite déçue par ses relations amoureuses, sur lesquelles le chapitre I fournit quelques détails anecdotiques, devient « épouse de l’art » et hôtesse d’un salon qui acquiert tous les traits de centre propulseur d’une nouvelle production littéraire, celle d’une bohême bariolée à l’image des happy few s’adonnant aux soirées clandestines, creuset d’une création effervescente. Sonnets récités individuellement ou collectivement, charades et chansons animent, en effet, les fêtes de la maîtresse des lieux. Férue de musique, elle se délecte volontiers au piano devant ses hôtes. Réservoir d’une création refusant tous protocoles et tous mots d’ordre, son salon devient vite un foyer accueillant et ouvert aux « fiancés de l’Art » (p. 36), parmi lesquels on trouve Verlaine, Villiers et Charles Cros ; ces derniers relateront plus tard et plus ou moins nostalgiquement le temps passé chez leur amie. À l’abri des turbulences du Second Empire, sa demeure constitue, aux yeux de l’auteur, le « symptôme d’un devenir en cours » (p. 37) à la fois individuel et collectif. La patronne contribue à sa manière au laboratoire festif et joyeux qu’elle préside ; trois de ses poèmes sont présents à la fin du chapitre. Comme le démontre de façon efficace Daniel Grojnowski à propos de cette figure tutélaire d’un esprit novateur qui se prolongera tout au long de la fin du siècle, l’étude s’appuie sur les anecdotes dépliées comme des éventails afin de brosser le portrait fidèle d’une certaine France littéraire souvent reléguée aux marges.
Du collectif
3Succède ainsi à cette première enquête sur Nina de Villard et son salon, une galerie de portraits et de vues d’en haut où Daniel Grojnowski, souvent à travers l’évocation d’un détail qu’un œil inattentif n’apercevrait pas à tout coup, parvient à reconstruire l’esprit ou l’essence des différents groupes ayant forgé les multiples acceptions que recouvre le terme polysémique de « fumisme ». L’auteur y relie de fait les nombreuses pièces dépareillées d’une histoire nullement linéaire à travers une méthode qui emprunte à plusieurs domaines disciplinaires. L’analyse des textes, la reconstruction historique et culturelle, l’histoire des idées, l’étude de la presse et les études visuelles sont ainsi savamment conjuguées dans le but de restituer cinquante ans de littérature dans leur irréductible et irrémédiable épaisseur et complexité. Les chapitres II, VI, VII, VIII et IX sont consacrés à des groupes ayant marqué, à différents degrés, la mémoire littéraire et culturelle dont nous sommes les héritiers directs. Il s’agit d’ensembles disparates et éphémères recelant des individualités de talent que l’esprit du collectif et la bannière de la camaraderie ne devraient pas occulter : Rimbaud, Charles Cros, bien sûr, mais aussi Jean Richepin, Raoul Ponchon, Ernest Cabaner pour le sulfureux cercle zutique (chap. II) ; les magazines et estaminets des Hydropathes, puis du Chat noir (chap. VI), véritables épicentres d’un groupisme où les noms de Charles Cros ou d’Alphonse Allais ont souvent recouvert ceux de Maurice Bouchor ou d’André Gill. Cabarets, salles de concerts, revues désignent autant des lieux de rencontre que des lieux de papier situés dans les marges des institutions littéraires et aux antipodes de tout cloisonnement politique. C’est ici que priment les idées de plasticité artistique et que bourgeonne le déliquescent esprit fin-de-siècle, pervasif et insaisissable comme la fumée des cigares et cigarettes au fin fond des estaminets, fait de chants, blagues, réclames poétiques et jeux de mots. Ces aspects sont soigneusement explorés par l’auteur, dans une perspective historique prenant en compte le fait littéraire dans ses émergences communautaires, dans les chapitres VII, VIII et IX. Mais c’est surtout dans les chapitres consacrés à de fortes figures parfois complètement oubliées, qui se révèlent absolument centrales, que l’essai de Daniel Grojnowski réhabilite le fumisme et, de ce fait, donne à l’histoire littéraire ses lettres de noblesse.
Centraux parce que marginaux
4S’inscrivant dans la droite ligne de la camaraderie qui souda les Zutiques une décennie auparavant et qui se donne à lire dans l’irrévérencieux et mystérieux Album éponyme, les réunions des Hydropathes se distinguent toutefois de celles de leurs prédécesseurs en ce qu’elles s’effectuent par l’élection d’un président, le paiement de cotisations et la rédaction de comptes rendus des séances publiés en revue. À la différence de l’éphémère et sporadique cercle zutiste, les Hydropathes se configurent donc aux yeux de l’auteur comme une « communauté qui s’inscrit dans la durée » (p. 77). Toutefois, et malgré leur organisation en groupe et la garantie de publicité que constitue l’organe de presse qui en relate périodiquement les méfaits, les Hydropathes n’ont pas marqué l’esprit des commentateurs postérieurs. Sans doute la fédération inhérente à tout travail collectif — sans doute, aussi, la futilité apparente de leur verve blagueuse — nuisit-elle longtemps à l’émergence de figures marquantes qui constituait la part belle du groupe. C’est pour remédier à cette lacune que Daniel Grojnowski fait ressurgir de cet ensemble magmatique certains personnages emblématiques : Sapeck, Alphonse Allais, Charles Cros, Alfred Jarry. Ils trouvent place dans des parties qui leur sont dévouées à part entière.
5Dans le chapitre III, l’auteur met d’abord l’accent sur Eugène François Bonaventure Bataille (1853-1891). Ce nom est celui d’un avocat larguant vite le barreau au profit des spectacles qu’il anime en ville sous le surnom de Sapeck, soit « celui qui sape ». Il s’agit dans ce chapitre de « distinguer ce qui d’une part relève de sa biographie et de ses productions … et d’autre part ses ‘‘hauts faits’’ de farceur patenté » (p. 78). Ce dernier fut tour à tour un fervent anticlérical, un caricaturiste à l’humour souvent noir et le « porte-drapeau d’une jeunesse politiquement déroutée » (p. 79) ; il fit l’objet de nombreux dessins et portraits de presse, incitant les journaux à nourrir son mythe par la succession d’un grand nombre d’échos remplissant les colonnes des périodiques. D’autre part, et c’est en particulier sur ce point que l’analyse de Daniel Grojnowski atteste de sa pleine pertinence, l’auteur revient sur certains exemples de l’ensemble haut en couleur de textes que cet artiste phare du Quartier latin donna à lire au cours des décennies de son activité et au plaisir d’un public de plus en plus désireux d’assister aux spectacles qu’il proposait en pleine rue au grand dam des bourgeois. Sont ainsi évoqués un quatrain publicitaire dont le titre, « Cacao, poème épico-gastronomique », est tout un programme ; L’Homme mort, fantaisie macabre sous forme de monologue restée sous presses jusqu’à l’exhumation successive aux soins de Coquelin cadet de la Comédie française ; les illustrations à la plume caustique dont Sapeck parsema les nombreux journaux auxquels le besoin d’argent le força sa vie durant à collaborer. « Être de légendes » (p. 89), Sapeck incarne la cohorte de jeunes gens désenchantée par les désastres politiques de la France républicaine et par l’ascension d’une bourgeoisie dont les destinées sont incompatibles avec ceux-là mêmes qui « ont converti leur désarroi en gaudriole » (p. 90). Car, comme le note l’auteur en reprenant le témoignage de l’hydropathe de la première heure que fut Georges Fragerolle, « le fumisme porte en lui sa propre récompense : il fait de l’art pour l’art » (p. 90) ; de même que « le fumisme est une entreprise de la désillusion » (p. 91).
6Suit un chapitre dédié à celui que ses pairs considéraient comme le chef de file des fumistes. Aussi populaire et amuseur que Sapeck, Alphonse Allais (1854-1905) partage avec son camarade non seulement les devants de la scène au Quartier latin au tout début de son activité, mais aussi, le non-engagement et la position de retrait qui lui fait même refuser le nom de poète ou de romancier. Comme son père, il est pharmacien de formation. D’où un ludisme scientifique qui permet à Alphonse Allais de multiplier ses acrobatiques expériences de laboratoire ingénieusement concoctées, dont la collection de curiosités et d’objets que recèle son grenier familial à Honfleur offre un témoignage : fantaisies potache comme le crâne de Voltaire enfant, boules auditives de coton noir pour les personnes en deuil et autres fumisteries pseudo-scientifiques dont le chapitre IV rapporte d’autres exemples tous évocateurs d’un fort engouement pour les jeux de langage, les farces et l’humour noir. Cette passion de l’invention se traduit chez Alphonse Allais dans une production littéraire et artistique qui se déploie en une suite de textes et d’images qui sont – fumisme oblige – très hétérogènes par leurs genres et supports. L’essai en reproduit et en commente certains. Ils témoignent d’« une esthétique vériste ou symbolique » dont l’artiste « actualiste » (p. 102) fait preuve, selon les goûts du moment, par exemple dans les chroniques, contes et illustrations publiés dans le Chat noir, tous hantés par des personnages « ordinaires » de cette génération (jeunes comédiens, poètes et rapins) ; mais aussi dans l’Album Primo-Avrilesque qui contient sept planches « monochroïdales » en noir, bleu, vert, jaune, rouge, gris et blanc visent à reproduire la genèse d’un monde non pas en sept jours mais en sept couleurs. L’œuvre d’Alphonse Allais, aux tons et couleurs si variés est le fruit d’un constant réagencement et remaniement d’un langage éminemment doté de plasticité, tant il est pourvoyeur d’un regard dépaysant et dépaysé sur un monde dont il s’est désormais désolidarisé. Pur produit des marges et des périphéries, créé sous la plume des fumistes campant dans le fief montmartrois où pullulent librement ateliers et cabarets, c’est là qu’il trouve sa voie d’expression la plus appropriée.
7Les cinquième et dixième chapitres reviennent respectivement sur deux figures plus connues que celles de Sapeck et d’Allais, à savoir Charles Cros et Alfred Jarry ; de même qu’une partie du neuvième chapitre est consacrée au « réel poétisé » de Huysmans. L’un des aspects intéressants de ce livre est de laisser émerger les grands noms de cette époque parmi et au contact d’autres, dans un geste critique qui les voit tous comme les organismes d’un même substrat puisant ses racines dans le terrain d’un art pour l’art « négatif » puisque délibérément ridicule ou trivialisé. En effet, si l848 constitue la raison et le fondement du Parnasse, le parnasse qu’arpente Daniel Grojnowski prolonge le même culte de l’art mais sous la clef de la désacralisation. Plutôt que le choix élitiste de l’isolement dans la tour d’ivoire, ce deuxième parnasse a opté selon l’auteur pour celui de se fondre dans des milieux populaires afin de produire un art à la limite de ne plus en être un. Pourtant ce choix aura une conséquence inattendue : c’est tout le sens du dernier chapitre et clou du livre, lequel aborde une figure inattendue et extrêmement connue, celle de Marcel Duchamp qui vient mettre une sorte de point final et glorieux à l’histoire du fumisme — encore plus glorieux que l’Ubu Roi de Jarry qui a pourtant hanté un grand nombre de fables politiques ultérieures. Il y a là une sorte de paradoxe élégant qui consiste à valoriser la tradition mineure étudiée en la clôturant par un des noms les plus illustres du champ artistique du XXe siècle, comme s’il s’agissait de dire que l’histoire centrale ne peut pas se comprendre sans l’étude de mouvements mineurs, marginaux et à demi oubliés. La démonstration de Grojnowski est en ce sens des plus convaincantes.