Faut-il sauver le sujet lyrique ?
1Au cours des vingt dernières années, plusieurs études portant sur la poésie lyrique ont tenté de faire la synthèse de pratiques et d’approches internationales jusque-là cloisonnées. Cette tendance a notamment été incarnée par Jonathan Culler et son importante Theory of the Lyric (Culler, 2015). Avec The Lyric Subject. A Reconceptualization1 [Le Sujet lyrique : une reconceptualisation], la poète et critique slovène Varja Balžalorsky Antić s’inscrit dans une perspective similaire.
2Par rapport à Culler, Antić inclut davantage de références européennes, et notamment de précieuses réflexions sur l’œuvre critique du chercheur slovène Janko Kos. Son essai, qui synthétise un grand nombre de théories issues de différents pays et de différentes disciplines, cherche à présenter des voies pour la pensée du sujet lyrique au xxie siècle. La perspective est donc différente de celle de Culler : il s’agit moins de définir un genre, un type de poésie, que la voix qui s’y exprime.
3The Lyric Subject constitue ainsi une exploration rigoureuse de cette problématique, menée à l’échelle internationale, et les théories qu’Antić aborde sont clairement présentées. Revenant sur les essais majeurs portant sur la subjectivité lyrique, l’autrice les met en dialogue. À travers notamment Benveniste, Bakthine et Meschonnic, elle ouvre de nouvelles voies qui s’appuient sur des théories que l’on n’associe pas traditionnellement au lyrisme (philosophie, anthropologie, musicologie, etc.). Au contraire de Culler qui formulait son propre « modèle » du lyrisme, on ne trouve pas chez Antić de proposition théorique forte : dans The Lyric Subject, il s’agit avant tout d’une invitation à réconcilier les approches et les genres. C’est ce qui fait la force mais aussi la faiblesse d’un essai qui ne propose pas de réelle reconceptualisation.
Reposer les fondations du sujet
4Antić s’emploie à fonder la reconceptualisation du sujet lyrique dans les deux premières sections de l’ouvrage, qui reviennent sur l’histoire moderne des théories portant sur le sujet. La première section s’intéresse aux théories modernes de la subjectivité et du discours en général ; la seconde propose une brève histoire des théories de la subjectivité en contexte lyrique.
5Le parti pris de la première partie cherche à considérer le sujet lyrique à travers un « desserrement du genre ». Antić fait de la subjectivité lyrique un concept qui outrepasse les catégorisations textuelles : celle-ci n’est plus seulement cantonnée au « poème lyrique ». L’autrice conclut ainsi que « le concept de sujet lyrique doit être étendu, notamment parce qu’il est essentiel de réinterroger l’articulation et la configuration du sujet dans le discours, et particulièrement dans le lyrisme comme discours2 » (p. 44). L’essai se préoccupe davantage du discours et de l’énonciation – proposant par la même occasion une relecture de Benveniste –, que des catégories génériques et de l’historicité. L’autrice considère dans cette partie le lyrique comme un mode de discours plutôt que comme un genre, et emploie des outils d’analyse empruntés aux théories de la narration.
6Afin de préciser ces questions de « configuration » et d’« articulation » du sujet, la deuxième section met en relation les réflexions de Meschonnic sur le sujet comme « récitatif3 » (Meschonnic, 1995, 1996) – c’est-à-dire envisagé comme la mise en tension, par le rythme, de sa singularité de sujet et de sa relation à d’autres sujets – et celles de Janko Kos. Ce dernier propose une théorie du lyrique fortement ancrée dans la configuration textuelle qui n’est pas sans rappeler les écrits de Michel Collot sur la « matière-émotion » (Collot, 1997). La spécificité lyrique, pour Kos, vient d’une relation de co-dépendance entre sujet et objet : tout objet, toute référence, toute altérité, devient « allégorie pour l’expérience de soi » (p. 80). La rencontre entre ces deux théories illustre bien le genre d’itinéraire que souhaite se donner l’essai d’Antić. L’autrice est par ailleurs l’une des premières critiques à souligner l’importance des théories de Margarete Susman dans les cercles allemands du début du xxe siècle : souvent oubliée au profit d’Oskar Walzel et des autres figures masculines qui l’entouraient, Maragrete Susman a pourtant posé très tôt les fondations d’une théorie du sujet poétique plus ouverte, « impersonnelle et générale » (Susman, 1910, p. 61).
Au-delà du lyrique
7À la fin de la deuxième section, Antić opère un glissement du « sujet lyrique » au « sujet poétique ». L’étude des positions d’Antonio Rodriguez (Le Pacte lyrique, 2003) et de Julia Kristeva (La Révolution du langage poétique, 1974, notamment) conduit l’autrice slovène à faire passer l’affectif et le sensoriel au premier plan de l’essai : « le monde, le sujet et le discours sont créés et entremêlés par des gestes parfois mimétiques mais toujours transformateurs » (p. 83). Est désormais explorée la dimension « préréflexive » du sujet poétique, pris dans sa dimension langagière comme corporelle. Antić semble proche des propositions de Rodriguez, non seulement sur la dimension « pathique » et corporelle de la poésie lyrique, mais encore sur le décentrement du sujet. Dans la mesure où Rodriguez ne fait pas partie des théoriciens français du « sujet lyrique », auquel il préfère la conception phénoménologique et intersubjective du discours, on peut s’étonner qu’Antić s’appuie sur son travail plutôt que sur ceux des chercheurs et chercheuses qui ont étudié ce concept dans des ouvrages collectifs4.
8Dans un mouvement analogue, la troisième section opère un glissement et passe de la subjectivité de la personne écrivante à une instance discursive et intersubjective permettant de prendre en compte la situation du lecteur. À travers ce double glissement, Antić montre qu’elle s’intéresse moins au « sujet lyrique traditionnel » qu’à ce qu’elle nomme un « trans-sujet » (p. 146). Dans cette section, Benveniste et Meschonnic fonctionnent de concert : en partant de leurs théories, l’autrice peut concevoir une subjectivité formée dans et par le discours, en-dehors de l’individualité. Selon Antić, Meschonnic dépasse cependant Benveniste car ses conceptions du « récitatif » et de la transsubjectivité permettent de « réconcilier le je et le nous » (p. 147).
9Dans chacun des deux cas que l’on vient d’évoquer, cette ouverture radicale de la subjectivité poétique indique cependant les limites de la tentative d’Antić. Dans le premier, elle glisse du lyrique au poétique ; dans le second, du sujet à une pensée de la relation poétique : « On peut conclure des trouvailles de Meschonnic qu’il est impossible de parler d’un sujet unifié […] ; la poétique du sujet ne peut donc être qu’une poétique négative » (p. 148‑149). À vouloir trop ouvrir le concept, Antić finit par le perdre de vue, car comment fonder la reconceptualisation du sujet lyrique dans un geste qui conclut à la négation de ce concept même ?
Études de cas et conclusions
10La quatrième section comporte deux études de cas : un panorama de la subjectivité dans la poésie européenne médiévale et une lecture fine du poème « La ralentie » d’Henri Michaux. Antić y illustre ce qu’elle nomme une « perspective centrifuge » (p. 173), en partant du constat qu’il est difficile de localiser un sujet unifié comme une perspective unique. Dans un cas comme dans l’autre, elle se confronte à un « paradigme de dissémination » (p. 210) qui donne lieu à des trouvailles intéressantes et permet de proposer d’utiles reconceptualisations de la subjectivité dans les poèmes à l’étude comme de tirer des conclusions sur la poétique de leurs auteurs. Mais a-t-on besoin d’opposer ces ouvertures, ces trans-subjectivités, au « modèle traditionnel du sujet lyrique » ? Et d’ailleurs, ne faudrait-il pas chercher à définir ce sujet traditionnel ?
11Dans la deuxième partie de la quatrième section, Antić synthétise les multiples ouvertures critiques et littéraires qu’elle a mises au jour dans son essai. Elle retient avant tout la « configuration » par le discours d’une subjectivité « construite par un procédé d’identité narrative » (p. 234) : autrement dit, c’est le poème qui fait advenir le sujet. Antić part donc d’une thèse assez répandue, mais l’affine de part et d’autre, nuançant Meschonnic, faisant des propositions à partir de Ricœur. Cependant, en faisant de la subjectivité le résultat de « perspectives et de focalisations » (p. 241), il paraît difficile de systématiser une théorie du sujet. C’est bien d’ailleurs ce qu’Antić admet en conclusion : elle ne peut elle-même qu’encourager des développements futurs qui permettraient de « caractériser précisément la relation entre l’énonciation et l’énoncé dans le discours poétique, à partir d’analyses détaillées d’un corpus de textes plus vaste et étendu dans le temps » (p. 242). Que l’on juge de l’ampleur du programme.
Ouverture
12L’essai de Varja Balžalorsky Antić est constitué de longues et rigoureuses analyses théoriques, et d’études de cas bien menées. En cela, elle a relevé son pari : elle propose de nombreuses voies par lesquelles penser le sujet dans la poésie lyrique. Il est rare, en particulier, de voir l'œuvre critique de Meschonnic aussi bien employée. Le concept de « récitatif » permet en effet à Antić de déployer une théorie de l'énonciation qui dépasse la question du subjectif et du personnel : il se prête tout aussi bien aux rapprochements avec les théories de Benveniste, qu’avec celles de Ricœur, et même avec celles, plus récentes, d’Antonio Rodriguez. Cependant, le recours aux théories de Meschonnic s’avère dangereux : en suivant le critique dans sa conception polyphonique du sujet lyrique, en se dirigeant vers le rythme, le corps et le récitatif, Antić en vient à s’éloigner du concept qu’elle cherchait à reconcevoir, et se prive ainsi de toute possibilité de définition. Meschonnic, poète avant d’être théoricien, aurait sans doute approuvé une telle démarche : reste que cela va à l’encontre des ambitions synthétiques et pédagogiques affichées par le début de l’essai. On regrettera par ailleurs l’absence de mise en perspective de l’essai, qui n’évoque jamais les études récentes sur ce même concept de « sujet lyrique »5. Dès lors, vaut-il encore la peine de reconceptualiser un concept qui semble s’être largement essoufflé depuis une dizaine d’années ? Surtout si, pour ce faire, il est nécessaire de l’éclater et de le refonder à ce point ? Ces questions demeurent ouvertes, et on laissera le soin aux lecteurs et lectrices de se plonger dans cet essai afin d’y répondre au mieux.