Quitter le palais. Borges et le récit de renoncement comme invitation au décentrement
1Jorge Luis Borges s’est beaucoup intéressé au bouddhisme, qu’il a découvert par ses lectures des orientalistes victoriens, mais également par la philosophie d’Arthur Schopenhauer. Si les études borgésiennes ont accordé de l’importance à cette influence1, le livre de Dominique Jullien les renouvelle en prenant pour point de départ un épisode de la légende de Bouddha : l’histoire énigmatique d’un roi qui décide de quitter son palais. Sa perspective est avant tout littéraire, même si elle embrasse constamment des enjeux politiques, philosophiques et esthétiques plus larges : en quoi le bouddhisme, et plus précisément cette histoire de renoncement, est-il une source d’inspiration narrative pour Borges, mais aussi pour d’autres ? Ce récit est en effet présent dans de nombreuses réécritures, qui sont étudiées à travers et par-delà l’œuvre de l’auteur argentin. L’ouvrage se fonde donc sur un double « acte de lecture2 » : une lecture de Borges éclairée par la notion de morphologie littéraire et une lecture du récit de renoncement au sein d’un réseau borgésien de contes (p. xxii).
2Tout d’abord, Dominique Jullien explique son choix d’élaborer, à partir de Goethe et après Propp, Müller et Jolles3, une « morphologie littéraire » (chapitre 1). Ensuite, elle montre que le récit a une portée à la fois politique et esthétique qui explique sa présence dans tant d’œuvres culturellement et géographiquement éloignées (chapitres 2 et 3). Enfin, elle propose une réflexion sur la forme même que prend cette histoire dans de nombreuses œuvres : la parabole (chapitre 4).
Borges et le récit de renoncement
3L’épisode tiré de la légende de Bouddha raconte l’histoire d’un roi qui décide un jour de sortir des murs de son palais pour découvrir le monde extérieur. Il rencontre notamment un ascète et, après avoir parlé avec celui-ci, décide de tout quitter, de renoncer à son pouvoir, à sa vie de famille pour expérimenter l’ascétisme. Ce récit de renoncement figure dans de nombreux textes, à commencer par le Mahabharata, mais aussi la légende islamique de Bilawar et Budasaf, reprise par la légende chrétienne de Barlaam et Josaphat. Il voyage donc dans plusieurs endroits et à différentes temporalités.
4L’introduction de l’ouvrage resitue l’intérêt de Borges pour le bouddhisme et pour le récit de renoncement au sein des contextes politique et intellectuel dans lesquels il les découvre. Les années 1950, pendant lesquelles il consacre trois textes au bouddhisme4, sont en effet des années charnières pour lui. Elles correspondent à une période politique complexe, Juan Perón étant au pouvoir entre 1946 et 1955, ce qui pourrait donner envie à Borges d’assumer un désengagement politique, au moment même où paradoxalement il devient une figure publique d’intellectuel. Par ailleurs, les filtres à travers lesquels l’auteur argentin découvre le bouddhisme sont pour beaucoup dans ce qu’il en retient. Selon lui, son principe philosophique central est l'irréalité du moi, ce qui correspond également à la lecture qu’en font Schopenhauer et, avant lui, Hume et Berkeley. Ils partagent en effet le refus de considérer le moi individuel, postulat au cœur des textes fictionnels de Borges. Enfin, à l’instar des lecteurs victoriens du xixe siècle, il porte attention avant tout aux variations et aux réécritures de l’épisode de renoncement, soulignant son caractère légendaire, archétypal. Néanmoins, sa perspective est différente, « post-orientaliste5 » selon Ian Almond, dans la mesure où il ne pense plus le voyage du récit comme un déplacement linéaire de l’Est vers un Ouest fixe, mais sous la forme plus labyrinthique du réseau. En ce sens, les spéculations créatives de Borges sur le paradigme du renoncement constituent un cas unique de réinvention contemporaine d'une tradition orientaliste du xixe siècle.
5L’introduction montre ensuite que le paradigme légendaire du roi renonçant à son royaume est fondateur pour l’œuvre de Borges à plusieurs titres. Il apparait tout d’abord comme une antithèse du récit réaliste, une esthétique dans laquelle l’auteur argentin ne se reconnait pas. Ensuite, la légende du renoncement fondée sur la négation bouddhiste de la personnalité permet à Borges de se libérer de la psychologie des personnages, tout en faisant écho à ses propres réflexions sur l’anonymisation de l’auteur. Enfin, au moment de sa vie où il s’intéresse au bouddhisme et à ce récit, il est en train de perdre la vue. Sa cécité progressive l’amène à changer sa façon d’écrire, en adoptant un processus semi-oral mettant l'accent non plus sur la création individuelle, mais sur une forme intermédiaire reposant sur la mémoire, la paternité partagée, la narration et la retransmission. Il se rapproche en cela du modèle de la légende. À cet égard il aurait été intéressant de questionner la terminologie adoptée, « tale », « legend », « story », pour confronter les notions de récit, de conte et de légende, voire de mythe.
Une morphologie borgésienne
6Borges s’est tout particulièrement intéressé au récit de renoncement au moment où il redéfinit sa position sur l’universalité de la littérature, notamment dans son article « El escritor argentino y la tradición » qui constitue une défense énergique du cosmopolitisme littéraire et une polémique à l’encontre du nationalisme. Dans son premier chapitre, Dominique Jullien resitue cette façon d’envisager la littérature dans le prolongement du concept de Weltliteratur goethéen et, dans ce cadre, elle développe une morphologie littéraire qui donnerait forme aux intuitions de Borges.
Pour une littérature monde : résonances de la notion de « Weltliteratur » dans la pensée de Borges
7Polyglotte ayant bénéficié d’une formation culturelle plurinationale, Borges a une conscience aiguë de l’importance des échanges littéraires entre pays. À la suite de Goethe, lui aussi assume la fonction de médiateur par son travail de transmission et de traduction. Comme Erich Auerbach dans son manifeste « Philologie der Weltliteratur », il prône donc la nécessité des échanges littéraires au-delà des frontières nationales. La position de Borges présente néanmoins également des singularités que Dominique Jullien met en évidence. D’une part, en écrivant non depuis l’Allemagne — cœur de l’Occident au xixe siècle — mais depuis l’Argentine du xxe siècle, Borges décentre le propos et développe une perception inclusive, attentive aux marges, accordant une plus grande place aux littératures définies comme « mineures » par Deleuze et Guattari6. Néanmoins, il entretient d’autre part un rapport complexe avec l’ancrage historique : si dans « Pierre Ménard, autor del Quijote », il donne de l’importance à ce dernier, dans d’autres textes en revanche, le modèle d’une littérature monde reposant sur la répétition de mêmes formes narrative ou poétique rend les spécificités historiques, politique ou culturelle inessentielles. Enfin, l’auteur argentin ne partage pas l’humanisme idéaliste de Goethe : pour l’écrivain allemand, la littérature peut représenter un vrai bénéfice politique. Borges a quant à lui une vision plus apolitique de la littérature mondiale, qu’il ne pense pas pouvoir être garante de la paix dans le monde.
L’œuvre de Borges à la lumière d’une morphologie littéraire
8La morphologie goethéenne a initialement pour objet la botanique. Il la définit dans son ouvrage Versuch die Metamorphose der Pflantzen zu erklären en suggérant que d’un seul archétype peuvent dériver une variété infinie de plantes et de formes animales. Si Goethe n’a jamais explicitement transposé cette morphologie dans d’autres domaines, des penseurs après lui ont repris ce modèle en histoire (Oswald Spengler) et pour la critique littéraire (Günther Müller, André Jolles, et à l’opposé politiquement, Vladimir Propp). Une morphologie littéraire revient donc à envisager un fonctionnement de la littérature fondé sur la transformation et la circulation d’archétypes. Or selon Borges, la tâche de l'écrivain n'est pas d'inventer de nouvelles métaphores, de nouvelles histoires, de nouvelles idées, mais de réécrire les anciennes7. Au sein même de son œuvre, il explique répéter indéfiniment la même histoire. Si un de ses essais fait une allusion à la morphologie de Goethe, celle-ci n’est pas développée dans son œuvre mais Dominique Jullien part de ce constat pour mettre en évidence une intuition « goethéenne » chez Borges (p. 2). De fait, ce dernier étudie et reprend le récit de renoncement, avec son héritage bouddhiste, comme un archétype, un motif transculturel à l’origine de nombreuses variantes. Ce dernier permet dès lors à Borges de créer un modèle morphologique de circulation narrative qui sert à la fois comme principe de lecture et comme une méthode d’écriture pour ses propres textes.
9Les chapitres suivants mettent en pratique cette perspective : d’autres œuvres sont en effet étudiées à côté de celle de Borges, parce qu’elles l’ont influencé, ont été influencées par lui ou parce qu’elles résonnent avec son œuvre, au sein de cette morphologie du récit de renoncement.
L’ascète, l’artiste et le roi
10La fascination suscitée par le récit de renoncement peut s’expliquer par sa structure et ses enjeux esthétique et philosophique : il exerce en effet une « séduction du paradoxe » (p. 25) en confrontant deux archétypes — le roi et le sage, l’homme qui détient le pouvoir et celui qui n’en possède pas –, puis en renversant les attendus — celui qui a du pouvoir choisit la voie de celui qui n’en a pas. La présence d’une figure de roi invite en outre à une interrogation politique, notamment sur les rapports que ce domaine entretient au savoir, à l’enseignement, à la parole, et par extension aux arts. Il invite donc à réfléchir à la fois à la fonction de la littérature — puisqu’il met en scène une forme possible d’apprentissage du souverain à travers la parole —, mais aussi à son fonctionnement — en suggérant souvent une analogie entre l’artiste et l’ascète.
L’ascète et le roi
11Le mouvement effectué par le roi hors du palais, conséquence de ses échanges avec une figure de sage ou d’ascète, est présenté comme un apprentissage : le regard qu’il porte sur son peuple se modifie. Cette trame narrative interroge donc les rapports entre littérature et politique à deux niveaux. Tout d’abord, elle souligne l’effet du dialogue et de la parole sur l’action politique. Ensuite, en mettant en scène un enseignement, ce type de récit s’inscrit dans une tradition qu’il interroge, celle de la fable et de l’éducation au prince. Enfin, en fonction des variantes, l’interprétation n’est pas toujours la même : s’il est définitif, le renoncement du roi peut être soit un avertissement adressé au tyran, soit une invitation au désengagement ; mais sa sortie hors des murs est parfois temporaire, et en ce cas, elle peut illustrer une exhortation non pas à déserter mais au contraire à gouverner avec une meilleure connaissance du peuple.
12Les Mille et une nuits, hypotexte borgésien central, interroge plus directement la fonction de l’artiste dans la mesure où l’ascète prend la forme d’une conteuse, la sage Shéhérazade. La trame de la légende se retrouve à la fois dans le récit cadre, variante du dialogue entre le roi et l’ascète, et dans l’un des récits enchâssés qui met en scène un roi, Haroun al-Rashid, se déguisant pour sortir découvrir le monde hors du palais sans être reconnu. L’effet de miroir souligne la dimension didactique. De fait, ces contes amènent le roi Shahryar à modifier son comportement. Dans la traduction de Burton que Borges a lue, Shahryar en vient même à formuler des regrets concernant ses crimes envers ses précédentes épouses après avoir justement écouté un triptyque de contes autour de figures d’ermites. Le détour de la fable permet dès lors à la conteuse de rejouer les rapports de pouvoir et de dire la vérité au tyran, mettant en scène la parrhésie, notion développée dans l’Antiquité et reprise par Foucault.
13Deux œuvres que Borges cite souvent, Kim de Rudyard Kipling et « Happy Prince » d’Oscar Wilde, tout en étant des réécritures de la légende de Bouddha, présentent quant à elles un message éducatif pour une éthique sociale. Borges s’intéresse néanmoins peu à ce dernier en mettant l’accent plutôt sur sa dimension métaphysique et spirituelle. En outre, la façon dont il aborde ces deux textes traduit une certaine indifférence politique générale de sa part : il n’accorde aucune attention à l’impérialisme pourtant très présent au cœur de Kim, et passe sous silence le message philanthropique de « Happy Prince ». Le récit de renoncement le conduit donc avant tout à réfléchir à la fonction de l’artiste.
Représentations de l’artiste en ascète
14Chez l’auteur argentin, le duo roi-ascète est remplacé par le duo roi-poète et le renoncement peut être interprété de plusieurs manières qui ne sont pas nécessairement contradictoires : un désengagement du politique, une étape nécessaire au processus créatif, et enfin le choix d’une œuvre plus exigeante. Il s’inscrit ainsi dans une tradition qui relie art et ascétisme, du Romantisme et Symbolisme à l’art moderne, et qui trouve son paradigme dans le Künstlerroman.
15Une fois ces bases posées, le chapitre prend pour objet un réseau de textes dans lesquels la figure d’ascète est prétexte à un autoportrait et à une réflexion sur le processus artistique : La Tentation de Saint Antoine de Flaubert, le « Cratès » de Schwob, et le « Comment Wang-Fô fut sauvé » de Marguerite Yourcenar.
16Les deux premiers textes sont d’abord présentés comme des hypotextes, à partir desquels l’auteur argentin se situe et construit sa propre représentation de l’artiste en ascète. Il a lu La Tentation de Saint Antoine dans une version traduite par Lafcadio Hearn, qui s’est lui-même converti au bouddhisme, et a été particulièrement sensible à l’influence de cette religion dans le texte de Flaubert. Pour Hearn en effet, la fusion finale et extatique entre Antoine et la création est une expérience mystique orientale plus que christique, une lecture partagée par Borges. Autre figure d’ermite ascète, le « Cratès » cynique de Schwob fait partie de ses Vies imaginaires, qui s’inscrivent dans la tradition des vies d’artiste de Vasari, et qui ont largement influencé les biographies de Borges. Dans la réécriture de Diogène Laërce par Schwob, la souffrance volontaire du renoncement ne vise pas la pratique philosophique de la vertu, mais la solidarité empathique avec d'autres personnes souffrantes, conformément à une éthique de la pitié qui jette un pont entre les vertus païennes, chrétiennes et bouddhistes. L’étude de ces deux œuvres met donc en évidence la façon dont Borges construit lui-même une analogie entre ascèse et création : il voit ainsi Flaubert, l’un de ses « auteurs français de prédilection8 », comme le « premier Adam d’une espèce nouvelle : celle de l’homme de lettres comme prêtre, comme ascète et comme martyr9 ».
17Mais, dans un mouvement inverse, l’ouvrage éclaire également de façon tout à fait originale ces œuvres par le filtre de Borges. Dominique Jullien propose ainsi :
Looking at Schwob’s (Imaginary Lives, 1896) through the lens of Borges’s renunciation stories enables us to explore the current of cynicism that ows through the modern tradition of artistic asceticism as analyzed by Foucault (and later, Sloterdijk) (p. 5).
18De même, elle invite, en s’inspirant de Ménard et de Pierre Bayard, à imaginer Borges auteur du Saint Antoine :
Foucault’s reading of the Temptation as a proto-Borgesian text affects our reading of both Flaubert and Borges. Foucault’s Borgesian Flaubert exemplies the reverse influence described in Borges’s iconic essay “Kafka and his Precursors”. The intersecting and bifurcating paths of cross-readings lead unexpectedly back to Pierre Menard’s invisible work: in this chamber of Foucauldian echoes, Borges becomes the author of The Temptation of Saint Anthony (p. 59).
19Cette démarche d’approche morphologique du littéraire est éminemment comparatiste dans la mesure où elle s’accompagne d’une attention précise au contexte d’écriture et devient le point de départ d’une mise en lumière réciproque.
20L’œuvre de Yi Mun-Yol’s The Poet, écrite en 1991, étend cette cartographie littéraire. Yi Mun-Yol partage avec Schwob la forme de la biographie fictionnalisée en imaginant celle de Kim Sakkat, prétexte à un portrait de l’auteur lui-même puisqu’à bien des égards elle renvoie à sa situation personnelle. Dans un mouvement exactement inverse à celui du Bildungsroman occidental, le héros s’impose une exclusion sociale après avoir discuté avec un ivrogne : le renoncement est ici plus explicitement encore une étape nécessaire à la création.
21Marguerite Yourcenar est une amie de longue date de Borges, avec qui elle partage un grand intérêt pour l’Asie, et plus particulièrement pour le bouddhisme. Sa nouvelle « Comment Wang-Fô fut sauvé » est ensuite étudiée comme un autre exemple de réflexion sur l’échange et le renoncement dans la mesure où l’artiste, pour échapper au tyran, fuit la réalité en entrant littéralement dans son tableau. La fin laisse lecteurs et lectrices libres de leur interprétation : apologue taoïste invitant à renoncer à son ego, traditionnelle histoire de fantôme, ou rêverie autour des pouvoir de l’art… Souligner ce caractère indécidable met en évidence un point commun fondamental entre les textes de Yourcenar et Borges, dont nombre de contes présentent également une fin ambiguë. Cette caractéristique formelle met en avant un autre plan sur lequel peut se jouer le renoncement. Refuser d’être trop explicite, au risque de frustrer lecteurs et lectrices, et de n’être lu que par des initiés, revient à délaisser une certaine forme de littérature, pour en embrasser une autre. C’est le cas de Ts’ui Pen qui, dans « El jardín de senderos que se bifurcan », renonce à ce que son chef d’œuvre soit compris par tous.
Pour une parabole moderne
22La dernière partie de l’ouvrage s’intéresse à la forme de la parabole que le récit de renoncement emprunte souvent, en insistant notamment sur son caractère ambigu. Pourtant, Borges ne recourt pas à cette terminologie, loin s’en faut. Il affirme au contraire :
Je tiens seulement à préciser que je ne suis pas et n’ai jamais été ce qu’on appelait autrefois un conteur de fables, ou un prêcheur de paraboles, et qu’on nomme aujourd’hui un écrivain engagé. Je n’ai pas la prétention d’être Esope. Mes contes, comme ceux des Mille et Une Nuits, cherchent à distraire ou à émouvoir, et non à persuader. Un tel but ne doit pas laisser supposer que je cherche à m’enfermer, pour reprendre l’image salomonique, dans une tour d’ivoire10.
23Dans cette assertion, Borges fait l’amalgame entre fable, parabole et récit engagé avec l’idée qu’il s’agirait de formes didactiques : il rejette en effet les narrations véhiculant un message moral, politique ou idéologique, que Susan Rubin Suleiman définit comme des « fictions autoritaire » (« authoritarian fictions »)11. « Court récit allégorique, symbolique, de caractère familier », la parabole « cache un enseignement12 », certes, mais ce dernier n’est jamais explicite, comme s’attache à le montrer Dominique Jullien, en reprenant à Louis Mac Niece une définition plus réduite encore : « any saying or narration in which something is expressed in terms of something else13 ». Elle renvoie pour cela à la profonde ambiguïté des paraboles bibliques qui imposent aux auditeurs une démarche herméneutique. Le propre de la parabole est en effet de susciter la perplexité plutôt que l’exemplarité ou la révélation.
24L’enjeu du chapitre est alors de mettre en valeur la forme de la parabole moderne que l’œuvre de Borges exemplifie aux côtés d’autres auteurs comme Franz Kafka et Karen Blixen. L’œuvre de Kafka occupe une place centrale dans ce chapitre dans la mesure où la façon de définir la parabole prend un tournant avec son œuvre, comme le soulignent les travaux de Gila Safran Naveh, Heinz Politzer et W. Funk14. En effet, la nouvelle « Ein Hungerkünstler », tout en reprenant l’analogie entre l’artiste et l’ascète, donne forme à la parabole moderne : en soulignant l’opacité du monde et la futilité de la quête de sens, le texte refuse de donner un enseignement, mais engage à une posture sceptique. De même, les paraboles de Borges « La Escritura del dios », « Tigres azules » et « Inferno I, 32 » semblent tendre vers une révélation imminente qui ne se réalise pourtant jamais, et invitent ainsi à s’interroger. Enfin, Dominique Jullien agrandit le réseau de cette morphologie à des textes que Borges n’a pas lus : la nouvelle de Karen Blixen « A consolary tale » — parabole moderne sur l’histoire de Bouddha, mélangée avec les aventures d’Haroun al-Rashid et des Mystères de Paris de Sue —, et les histoires de deuil et d’abandon, Life and Times of Michael K et Disgrace de Coetzee. Ainsi, elle achève son travail théorique par un mouvement d’ouverture, qui invite à s’emparer de ses outils méthodologiques pour éclairer d’autres ouvrages existants ou à venir à la lumière de cette morphologie borgésienne du récit de renoncement.
***
25Selon la doxa le renoncement peut être teinté de pessimisme, l’ouvrage de Dominique Jullien montre néanmoins la fascination qu’exercent ces récits, invitant à reconsidérer la notion : en employant le verbe de façon transitive, « renoncer à » revient aussi à faire un choix autre. Le renoncement peut dès lors acquérir une valeur positive et produire une lecture optimiste : renoncer au politique pour accéder à un autre état de perception du monde, et/ou pour devenir créateur ; ou renoncer à un type de lecture pour en privilégier un autre. Force est de constater en tout cas la vitalité des récits de renoncement au sein d’un dialogue intertextuel dynamique. Ce livre réussit à le montrer en alternant l’analyse des textes borgésiens et ceux d’autres auteurs et autrices, à la poursuite de l'histoire protéiforme du renoncement. Pour cela, il s’appuie sur le paradigme « morphologique » que Borges a emprunté à Goethe. D'abord pertinent en tant qu'éthique de lecture et pratique d'écriture borgésienne, ce paradigme peut aussi être utilisé de manière productive en tant que stratégie de lecture d'autres textes dans un réseau borgésien de récits interconnectés. Le décentrement apparait dès lors comme une notion-clé de l’ouvrage, quoiqu’elle n’apparaisse qu’en filigrane. Dominique Jullien, en maintenant toujours un propos extrêmement clair et aisé à suivre, nous invite en effet constamment à nous décentrer. D’un point de vue diégétique, le récit de renoncement porte d’abord sur un décentrement nécessaire pour le roi, une sortie définitive ou temporaire du pouvoir. Ensuite, c’est une autre forme de décentrement que de concevoir la littérature comme une littérature monde du point de vue d’un auteur argentin « post-orientaliste », qui refuse le nationalisme. Puis, au sein des études borgésiennes, s’intéresser au rapport de l’auteur argentin au bouddhisme par le biais d’un unique récit et de son rayonnement, correspond à un pas de côté qui fait la singularité de ce livre. Enfin, au sein même du livre, Borges apparait lui-même comme un centre décentré : il ne s’agit pas d’évoquer uniquement ses hypertextes et ses hypotextes d’une manière monographique, mais de suggérer une cartographie littéraire, sous la forme précisément borgésienne d’un réseau labyrinthique.