Des Premiers Écrits à La Logique du fantasme : la pensée comme une onde
1Qu’il s’agisse des Premiers Écrits ou de La Logique du fantasme, le lecteur retrouve dans les deux ouvrages ce qui tisse absolument le travail de Lacan, que ce soit dès ses débuts en psychiatrie ou un peu plus tard dans son Séminaire.
2Déjouant les écueils de ce qu’il nommera plus tard Poubellication1, et tout en cherchant à « écrire » la chose2 de la psychanalyse – en référence à la dimension de réel –, Lacan s’intéresse à la clinique, par le biais sans cesse retrouvé des notions innovantes qui lui sont chères : l’unicité des cas, la notion de structure (du langage, de l’inconscient, du fantasme, etc.) et l’articulation logique, qui souvent s’appuiera sur les mathématiques.
3Jeune psychiatre à Sainte-Anne au moment des Premiers Écrits, psychanalyste installé lorsqu’il prononce le Séminaire XIV, Lacan s’adresse donc à des publics différents : collègues pour les premiers, public beaucoup plus hétérogène composé de philosophes, d’étudiants et de mathématiciens pour le second.
4La lecture de ces deux ouvrages peut cependant se croiser, voire s’articuler justement en ce sens que les cas cliniques présentés dans les Premiers Écrits peuvent se lire comme une introduction habile au cheminement plus poussé d’une pensée aussi ondoyante qu’efficace qui apparait dans La Logique du fantasme. Il y a, entre les deux œuvres, outre une chronologie évidente, ce qu’on peut appeler de la suite dans les idées…
Les cas cliniques des Premiers Écrits
5Avec son doctorat en psychiatrie, les premiers pas de Lacan à Sainte-Anne sont déjà empreints de la formidable subversion dont il fera preuve tout au long de sa carrière. Il lutte en effet d’emblée contre une dépathologisation de la paranoïa et engage le sujet à parler d’avantage, voire à écrire, sans négliger la précision médicale (chirurgicale si nous usons de métaphore) exigée pour analyser les cas, avec par exemple l’examen minutieux des téguments d’une traumatisée de guerre en 1928. Montrant par là que le corps et la physiologie font absolument partie du sujet, il entame une rupture avec les tentations biologiques de l’organodynamisme qui était alors appliqué au traitement des troubles mentaux3.
Structure de la paranoïa
6La paranoïa est donc en pleine redéfinition et Lacan, qui évoque l’idée d’une structure comme spécificité d’un vécu formant un tout, fait assez vite bouger les lignes.
7La notion de structure paranoïaque (en formation dès l’enfance ou la puberté) émerge lentement de ses travaux grâce l’étude des cas de délire à deux, ou folies simultanées, avec notamment l’idée que cette structure tend toujours vers une construction et qu’il se trouve, dans les psychoses paranoïaques, une forme incontestable d’intégrité intellectuelle. La subtilité de cette structure offre également la possibilité d’une évolution chronique sans démence, ce qui met en évidence les difficultés peu surmontables en matière de prophylaxie dans ce domaine.
Le dire et l’écrire dans le traitement des pathologies
8Outre cette remise en question d’une vision quelque peu réductrice des pathologies, Lacan innove également en appliquant une attention particulière aux écrits des patients. Au-delà de l’intérêt porté à la valeur de la parole (à Sainte-Anne, l’écoute fait déjà partie intégrante du soin), il expose, avec le cas Aimée4, les différentes ressources mises à la disposition du médecin dans les travaux d’écriture. La schizographie5 retient son intérêt, car elle dévoile des subtilités que le psychiatre s’acharne à décoder pour que les confusions sémantiques, nominales ou grammatiques puissent devenir ressources vers une meilleure compréhension du cas. Paranoïa, érotomanie, délire obsessionnel : Lacan aborde pour la première fois ces pathologies en insistant sur le lien étroit qui peut être établi entre la linguistique et les troubles psychiatriques, non sans souligner également la poésie qui peut s’en dégager.
9Le cas Aimée sera décisif, permettant au jeune psychiatre d’articuler ce qui sera plus tard noué plus précisément avec la figure du nœud borroméen. Dans ces premiers cas, Lacan entrevoit en effet déjà les ressorts communs que présentent le symbolique, l’imaginaire et le réel, ce qu’il continuera de logifier jusqu’à son dernier enseignement.
Le cas des sœurs Papin
10Une autre originalité du médecin se trouve dans son étude du crime des sœurs Papin (1933), où ce nouage se fait de manière flagrante avec par exemple l’arrachage des yeux des victimes (le symbolique, refoulé, surgit bien dans le Réel, du moins dans l’accomplissement du délire). Sur les trois traits de la paranoïa – délire intellectuel, réactions agressives, évolutions chroniques –, Lacan fait planer, pour la première fois, l’influence, la dynamique des tensions sociales, ainsi que l’importance du complexe fraternel et de la passion narcissique. L’étude de ce cas permet également de mettre en évidence ce que Lacan évoquait déjà précédemment, à savoir que l’accomplissement de l’acte met fin au délire6.
11Premiers pas à Sainte-Anne, premiers pas vers la psychanalyse : ces Premiers Écrits se révèlent être donc de précieux trésors en guise de prémices d’une élaboration intellectuelle qui va peu à peu trouver son installation plus théorique dans le Séminaire.
12Les cas cliniques, toujours, serviront néanmoins de cadres, de socles à la recherche psychanalytique de Lacan, recherche qui s’articulera de plus en plus autour de la logique, visant l’approche la plus précise de ce qui se trame dans les coulisses de l’être humain. Importance de l’écrit, contours de la structure, nouage entre le réel, l’imaginaire et le symbolique : chronologiquement loin des Premiers écrits, La Logique du fantasme en tire cependant toujours un peu le fil…
Une articulation laborieuse : la logique du fantasme
13Une trentaine d’années après ces écrits, le Séminaire de Lacan propose une approche aussi complexe que complète de ces mystères que sont le rapport sexuel et le fantasme. L’ouvrage est dense, illustré de nombreux graphes, tableaux ou articulations logiques mises en schémas que l’auteur applique à ces notions en les empruntant à la sphère purement mathématique, ce qui peut de prime abord dérouter le lecteur. Jacques-Alain Miller le prévient dès la quatrième de couverture de l’ouvrage : « Bien d’autres vues et constructions saisissantes attendent le lecteur s’il veut bien suivre dans ses méandres, piétinements, revirements, et aussi avancées et fulgurances, une pensée obstinée et profondément honnête7… » Ces schémas, dont l’étude se révèle parfois vertigineuse, sont pourtant des supports nécessaires à l’échafaudage minutieux d’une logique du fantasme.
14Dès le début, l’inconscient est redéfini comme étant, en plus d’un support structuré comme un langage, ce qui barre le sujet, notamment dans son rapport ambigu à l’objet petit a ($<>a) et l’imaginaire de la mère apparait comme influant la structure subjective de l’enfant (voir La Logique du fantasme, p. 14‑15).
L’énigme travaillée
15Ce que Lacan rappelle dans les premières pages du Séminaire, amorçant par là même les premières ébauches d’une structure du fantasme, c’est que ce dernier aurait à voir avec un nouage (un enchevêtrement) entre le sujet, l’objet (au sens d’objet d’amour) et l’au-delà de celui-ci (objet a). Ainsi, même si l’élaboration du raisonnement se déroule sur des centaines de pages, quelques allusions sont déjà relevables concernant l’aboutissement de ce cheminement et une formule pour écrire le fantasme est déjà proposée. S’il maintient la tension de l’énigme en usant de digressions, Lacan sème tout au long de ses interventions les indices nécessaires à sa résolution. Le lecteur peut se perdre au détour de certaines pages mais l’opiniâtreté dans la lecture lui permettra tout de même de tirer quelque chose au clair…
L’objet petit a n’existe que par sa perte
16Usant de la figure géométrique du tore, et du trou dans celui-ci, il est mis en exergue que, du fait du langage, le sujet est séparé de l’objet a. C’est en effet à cause de la coupure établie par le langage – le sujet y étant baigné dès le début de son existence –, que l’être humain se retrouve continuellement lié à cette perte : il y a un exil subjectif du sujet dans son rapport au langage.
17Le nouage RSI8 prend progressivement forme avec l’idée que toute réalité humaine (à distinguer de la notion de réel) est le montage du symbolique et de l’imaginaire (chapitre I : « La promesse du logique », p. 20). Ainsi, à défaut d’aborder frontalement le fantasme (chose impossible), Lacan évoque d’abord le désir, avec la chute du petit a, comme étant l’essence de la réalité.
18Ce qu’il appelle la logique du fantasme se devine en filigrane comme l’écriture de celui-ci, une écriture semblable aux hiéroglyphes égyptiens qui apparaissaient bien comme une écriture avant même que l’on sache la déchiffrer. Ainsi, en partant du désir, le chemin se dessine lentement vers l’idée du fantasme et du rapport sexuel, avec l’insistance renouvelée sur le fait que, ce qui est cherché dans le désir (et le fantasme le soutenant parfois) c’est ce que la marque percute une première fois, comme une lettre, une écriture qui se trace sur le corps du sujet et sur son inconscient9.
La vérité et l’étude essentielle du cogito de Descartes
19La difficulté première associée à l’idée de structure du fantasme étant sa vérité, s’ensuit dans le séminaire une longue interrogation sur la définition de cette notion, la vérité, non seulement au sens philosophique mais bien plus loin encore : au sens ontologique. En résulte deux assertions fondamentale : il importe de distinguer l’énonciation de l’énoncé ; l’inconscient ne connait pas la contradiction. L’étude de cette idée de vérité engendre assez immédiatement la question du refoulement, dans son effet de substitution signifiante, pour aboutir à un premier palier d’élaboration de la logique du fantasme : le refoulé n’est écrit qu’au niveau de son retour (chapitre IV : « Du grope Klein au cogito »).
20Très rapidement, Lacan fait entrer en jeu le cogito de Descartes, le décompose, le tourne, le distord pour dans un premier temps entrevoir l’idée que le fantasme, c’est peut-être bien là où je ne suis pas, ce qu’on retrouve dans le fameux « un enfant est battu », exemple phare du fantasme tel que Freud l’a élaboré10.
21Le cogito servira finalement de fil rouge à l’enseignement de Lacan. En effet, concernant le rapport sexuel et le fantasme, le psychanalyste met évidence le rapport et l’impossible accès au grand Autre comme lieu de la parole, puis comme lieu du corps en soulignant l’effet de division que ce rapport entraine sur le sujet.
Il n’y a pas d’acte sexuel
22Rapprochant par la suite l’objet petit a du nombre d’or, le Séminaire avance vers l’idée que le rapport sexuel se révèle finalement anharmonique – le 1 originel n’étant jamais complètement atteignable puisque l’objet petit a est toujours chu – tout en comportant une forte dimension poétique (au vrai sens du verbe grec ποιεῖν). Cette dimension poétique, inventive, se trouve particulièrement dans la position féminine qui, mettant dans le rapport sexuel ce qu’elle n’a pas, crée tout de même cet objet toujours évanouissant.
23Et, s’il y a dans les deux positions – masculine et féminine – un manque symbolique du phallus, flagrant dans le rapport sexuel notamment par la constatation qu’on ne possède jamais totalement le corps étreint, de même qu’on n’en partage jamais vraiment la jouissance, Lacan peut commencer à énoncer son fameux : il n’y a pas d’acte sexuel (chapitre XII : « Satisfaction sexuelle et sublimation »).
24Renouant avec son goût pour la linguistique, il montre alors l’importance dans cet acte de la métaphore comme de la métonymie, l’importance des objets (regard, voix, sein par exemple) et la prépondérance absolue de l’objet petit a, qui, incommensurable, n’en supporte pas moins le sujet.
La jouissance, le fantasme
25Vient alors la question de la jouissance, qui relève non seulement de l’objet petit a, mais aussi de la valeur 1 (laquelle concerne la prétendue union sexuelle) et de la seconde valeur 1 éperdument recherchée dans l’acte sexuel. Lacan relève alors, à partir de cette confrontation de l’objet a à l’unité, l’idée de trait unaire, qui se trouve dans l’autre, et aboutit à la conclusion provisoire que le lieu du plaisir serait celui de la moindre tension, sans être suffisant.
26Ce qui résulte toujours de ce raisonnement, c’est que le corps (lieu de l’Autre) est fait pour être marqué, que ce soit par des signifiants ou par la perte de cet objet a qui permet au désir d’atteindre sa nature de suspension et de tension.
27Mais quid du fantasme ? Le cheminement vers l’élaboration d’une logique le concernant est donc aussi lent que tortueux mais ce qui se fait jour est qu’il n’y a de jouissance que du corps et que le rapport sexuel n’existe pas (chapitre XVIII : « Il n’y a pas de jouissance que du corps »). Là entre en jeu l’articulation d’une logique subtile pour déterminer ce qui, pour le sujet, permet de supporter le fait de ne jamais atteindre la jouissance de l’autre ainsi que de ne jamais le posséder totalement. Et, ce support, justement, se trouve dans le caractère nébuleux et énigmatique du fantasme, lieu clos du « je ne suis pas » déroulé par le cogito cartésien.
28De cette forme d’absence du sujet dans le fantasme reste alors le Dasein11 du sujet : qu’il s’agisse de pervers ou de névrosé, celui-ci rejoignant justement celui-là par le fantasme dont la logique croise l’aliénation et la répétition dans un mode singulier, propre à chaque sujet.
29Le désir est donc toujours suspension et, s’il n’y a pas d’acte sexuel au sens où l’homme (position masculine) et la femme (position féminine) s’y feraient valoir l’un pour l’autre, c’est bien le fantasme qui permet, tout en demeurant souvent inavouable, de supporter cette assertion.
La psychanalyse, une question de désir
30La lecture de ces deux ouvrages permet donc une assez juste approche psychanalytique de la continuité de l’orientation lacanienne même si trente ans les séparent et que leur nature est absolument différente.
31Si, dans les Premiers Écrits, les cas cliniques sont les supports essentiels à l’élaboration d’une structure, notamment de la paranoïa, ainsi que des premiers nouages balbutiants entre Inconscient Imaginaire et Symbolique, le séminaire La Logique du fantasme offre quant à lui une élaboration plus théorique, voire plus mathématique, de cette notion de fantasme qui n’était qu’aperçue dans ces cas extrêmes. Sans aller jusqu’à la paranoïa ou à la perversion qui en seraient les extrêmes franchissements, il semble évident que cette logique du fantasme est en tout cas ce qui permet au sujet de tenir et de « subvenir à une certaine carence du désir à l’entrée de l’acte sexuel » (Chapitre XXI : « L’axiome du fantasme »).