Sans carte ni territoire : écrire la débâcle de 1940
1Depuis une dizaine d’années, un certain nombre de thèses de doctorat s’attachent à explorer, dans toute leur diversité, les liens entre littérature et Seconde Guerre mondiale : elles se penchent sur l’écriture de l’histoire chez les auteurs engagés dans le conflit1, sur l’ombre portée de la catastrophe dans la littérature des années 19502, sur l’influence du roman américain dans le paysage français à la Libération3 ou encore sur la façon dont le roman d’immédiat après-guerre a pris en charge la mauvaise conscience nationale4. Version remaniée d’une thèse soutenue en 2020, l’ouvrage d’Aurélien d’Avout se situe pleinement dans cette perspective d’ensemble et fait retour sur une période qui, « coincée » entre la « grande génération5 » d’avant-guerre et l’émergence du Nouveau Roman à la fin des années 1950, a longtemps semblé de moindre intérêt littéraire.
2Plus précisément encore, La France en éclats prend pour objet l’écriture de la débâcle de 1940 et s’ouvre sur le constat, aussi juste que surprenant, d’un épisode historique à la fois traumatique et relativement méconnu, passé au second plan derrière les récits d’Occupation et de Résistance. La liste est longue, pourtant, des hommes et femmes de lettres ayant fixé l’événement sous la forme de carnets de bord, d’essais, de récits, de mémoires et de romans, et c’est l’un des enjeux principaux de l’ouvrage que de redonner à lire ce vaste et passionnant corpus et de lui rendre la place qu’il mérite dans l’histoire littéraire.
3L’accent étant porté sur la perception d’un espace national en plein délitement, l’étude est menée sous l’angle de la géographie littéraire, dont Aurélien d’Avout rappelle en introduction les divers courants sans en privilégier aucun. La démarche est moins théorique qu’opératoire : les catégories issues de la géographie littéraire sont convoquées avant tout pour restituer les « cadres de pensée historiques des auteurs » (p. 17). À partir de la notion de « territoire » avancée par le géographe Yves Lacoste, Aurélien d’Avout montre de quelle façon la littérature véhicule et reconfigure les représentations spatiales, en alternant analyses textuelles (descriptions de paysages, toponymes, réseaux sémantiques, métaphores spatiales, etc.), génétiques (brouillons, réalisations ou consultations de cartes par les auteurs) et biographiques (enquête sur leurs savoirs géographiques et leurs éventuels retours a posteriori sur les lieux de la débâcle).
4S’il fait la part belle à trois grands romans de l’après-guerre (Les Communistes, Un balcon en forêt, La Route des Flandres), l’ouvrage met largement en valeur, d’une part, un certain nombre de fictions moins canoniques (Le Fidèle Berger, Week-end à Zuydcoote), et d’autre part, un ensemble d’écrits factuels dont ressortent L’Étrange Défaite de Marc Bloch, chef-d’œuvre d’histoire immédiate, ou les Mémoires de de Gaulle — sans compter la toile de fond que compose une trentaine d’autres romans, récits et essais ponctuellement évoqués. La variété des auteurs étudiés, des positionnements politiques, des genres ou des dates d’écriture permet de mettre au jour une expérience commune de désorientation spatiale et d’éclairer la façon dont s’est constitué un imaginaire, à la fois littéraire et géographique, de la déroute.
Les signes de la défaite
5La première partie prend la forme d’un tour d’horizon des perceptions spatiales de la débâcle, autour de l’idée d’une « France défaite » (p. 19) : vaincue bien sûr, mais surtout atteinte dans son intégrité, territoire dont les frontières et la souveraineté politique comme militaire se sont dissoutes. Cet effondrement se traduit, parmi les motifs communs à la multitude des récits, par le vaste réseau métaphorique du flux (« fleuves humains » et « flots de campeurs »), opposé à toute idée de stabilité, ou par l’imaginaire des insectes grouillants. Ce qui se défait, c’est à la fois l’unité du territoire (« la doulce France taillée en zones6 »), le lien affectif de chacun à sa propre terre (dans le cas de l’exode) et le sentiment d’appartenance nationale : comparant Marseille à une ville étrangère, Montherlant « désaxe » l’espace national vers le nord, du côté de ces solides Germains acclamés dans Le Solstice de juin… Nul doute, selon le titre du livre d’Yves Lacoste cité par Aurélien d’Avout, que « la géographie, ça sert d’abord à faire la guerre ».
6Il est encore question d’une perception altérée des cadres de pensée dans le chapitre consacré au paysage de guerre, paysage marqué du sceau de l’ambivalence en ce qu’il présente un « mélange paradoxal de douceur (climatique) et de violence (guerrière) » (p. 77). L’auteur met en lumière la conjonction du « locus terribilis » et du « locus amoenus » de façon originale, tantôt en empruntant à Alain Corbin sa notion de « paysage sonore » pour évoquer le fracas de la guerre, tantôt en pointant l’inédite variation sur le « locus amoenus » que proposent Julien Gracq et le méconnu Lucien Gachon, deux professeurs de géographie dont la prose se révèle de ce fait particulièrement sensible au paysage — le rapprochement entre les notions de « plante humaine » chez l’un et de « graine humaine » chez l’autre s’avère judicieux, tout comme le clair distinguo fait entre la visée phénoménologique du premier et la visée politique du second, maréchaliste convaincu et apôtre du retour à la terre.
7Parce que les routes coupées et les pénuries d’essence, comme le raconte si bien Marc Bloch, font de nouveau éprouver à plein le sentiment de la distance et nous ramènent « trente ou quarante ans » en arrière, parce que tout paysage est un « paysage-histoire7 » résonnant du souvenir des temps passés, la désorientation spatiale se double enfin d’une désorientation temporelle : les symptômes en sont, chez les personnages d’Aragon qui foulent en 1940 les mêmes chemins qu’en 1914-1918, un « télescopage des époques » (p. 134), et chez Claude Simon, la figure anachronique du cavalier au sabre, image aussi tragique qu’ironique de l’archaïsme de l’état-major. À partir du motif de la montre cassée emprunté à Tiphaine Samoyault8, Aurélien d’Avout dresse un signifiant parallèle entre le soldat sans montre du Jardin des plantes, l’horloge manquante d’une église bombardée chez Gracq et les « horloges en panne » (p. 154) observées par Antoine de Saint-Exupéry. En 1940, l’heure aussi est allemande, et c’est tout l’espace-temps français qui se défait.
Une géographie déboussolée
8La démarche interdisciplinaire au cœur de l’ouvrage révèle toute sa fécondité dans la deuxième partie, tant s’éclairent mutuellement l’étude de la formation du « paradigme géographique républicain » (p. 371) et l’analyse littéraire au plus près des textes. L’accent est porté sur le jeu entre le modèle de l’espace national tel qu’il s’est construit sous la Troisième République et sa représentation métamorphosée, altérée dans les récits de la débâcle. D’un « pays uni et intelligible » (p. 161) à une « France en éclats », c’est à l’histoire (littéraire) d’un détournement que nous convie Aurélien d’Avout.
9L’auteur revient tout d’abord sur l’émergence de la discipline géographique au xixe siècle et, après la chute du Second Empire, sur la fonction qui lui est attribuée de « susciter auprès des citoyens un puissant sentiment d’appartenance nationale » (p. 164). Les marqueurs de ce nouveau paradigme sont, dans sa composante universitaire, le Tableau de la géographie de la France, de Paul Vidal de La Blache, et dans sa version scolaire, un manuel comme le Tour de France par deux enfants ou la fameuse carte murale affichée dans toutes les écoles de France et « soulignant la dimension spatiale de l’attachement à la nation » (p. 174). S’appuyant entre autres sur les travaux géographiques de Jean Gottmann9 ou historiques d’Anne-Marie Thiesse10, l’auteur montre comment s’est mis en place un triple processus de personnification, d’unification (la France, synthèse harmonieuse des différences) et d’idéalisation du pays.
10Au modèle de la carte, constitué en symbole d’unité et de rationalité, les récits de la débâcle opposent toute une série de distorsions. Les cartes manquent chez Sartre, Simon ou Aragon, à l’image de celle, mal ajustée, que tient dans ses mains le personnage de Vidal dans Les Communistes, et qui vaut à Aurélien d’Avout une formule aussi significative que percutante : « Vidal, renvoyant par son nom à l’illustre fondateur de l’École de géographie française, Vidal de la Blache, est ici pris en flagrant délit d’inutilité cartographique » (p. 217).
11Plus largement, le constat qui s’impose est celui d’une « perte de conscience géographique11 » (p. 207), dont l’auteur montre les figurations littéraires tantôt dans les « fictions de l’errance labyrinthique » — Vialatte, Simon et Robbe-Grillet réunis par la lecture de Kafka et leur façon de corréler errance géographique et errance identitaire —, tantôt dans ce qu’il nomme les « dérives de la référence spatiale » (p. 253). Les Communistes et La Route des Flandres sont ici étudiés en regard car leurs auteurs opèrent un même « brouillage de l’espace romanesque » : Aragon, par la surabondance des noms de lieux — « régime d’hypertoponymie » (p. 261) qui perturbe l’intelligence des combats et conduit « à la propre débâcle du réalisme » (p. 263) —, Claude Simon, par leur insuffisance. Une belle étude des croquis cartographiques dessinés par l’écrivain permet de montrer que ce dernier a recouru à des cartes Michelin ou d’état-major pour reconstituer l’espace que traversent ses personnages, mais qu’il s’est ensuite livré à un travail d’opacification pour priver le lecteur, comme les soldats de 1940, de tout repère cohérent : la liste des vingt-huit lieux dits à la fin du roman n’a pas de fonction référentielle, mais tend plutôt à générer du texte au gré des associations d’idées qu’elle suscite. De 1870 à 1940, d’une débâcle à l’autre, la géographie a perdu sa capacité à fournir un modèle intelligible du réel.
Redistribuer les cartes
12La troisième et dernière partie oppose, à la décomposition effective du territoire envisagée jusque-là, les « projets de recomposition » (p. 287) menés par les auteurs. Au cœur de la débâcle, ces derniers échappent temporairement au naufrage en livrant telle description émue du Val de Loire ou telle réminiscence littéraire inspirée par les lieux — autant de témoins inviolables de l’harmonie ou du prestige français. Ils élaborent également des « contre-espaces » mentaux conjurant l’effondrement du pays. L’assise géographique se fait ici un peu plus lâche, car la notion de territoire est appréhendée dans un sens métaphorique (« le territoire de l’enfance » chez Saint-Exupéry, par exemple) qui la déporte du côté de la psychologie.
13Après-guerre, les auteurs tentent de « réorganiser la mémoire spatiale du conflit » selon trois grandes modalités : les uns reconstituent la cartographie des déplacements, « manière de revanche, modeste mais concrète, sur l’inintelligibilité des événements » (p. 333). D’autres remanient leur expérience en la réinvestissant par la fiction : les catégories freudiennes de déplacement et de condensation se trouvent magistralement appliquées à ce roman d’une « armée rêveuse12 » qu’est Un balcon en forêt, où l’expérience vécue de Gracq en Flandre se voit déplacée vers les Ardennes. Ce glissement vers l’imaginaire produit tantôt une forme de contamination de la forêt par l’élément aquatique, tantôt de puissants effets de sens à la faveur d’un simple changement de lettre — le toponyme Morialmé, devenant « Moriarmé », se colore d’une teinte tragique. D’autres écrivains, enfin, restructurent les représentations spatiales à des fins politiques, tels Aragon et de Gaulle s’instituant au centre de la bataille des mémoires alors qu’ils connurent, chacun à sa façon, une forme d’exclusion géographique de l’espace national.
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14La France en éclats constitue d’abord un véritable plaisir de lecture. L’objet lui-même est élégant, le cahier central présente un ensemble d’illustrations (cartes, croquis, affiches, photographies) étayant judicieusement le propos, et le style est aussi précis que plaisant.
15L’apport le plus évident se fait sur le plan de l’histoire littéraire : l’écart est maximal entre le temps court de l’épisode historique et la masse des écrits l’ayant documenté. Le corpus, à dessein très ouvert, se répartit entre écrivains reconnus de l’entre-deux-guerres (Aragon, Guéhenno), ceux dont la notoriété explose à la Libération (Sartre), ceux qui se feront connaître plus tard (Simon, Robbe-Grillet), personnalités de second rang ou méconnues (dont la comparaison avec les autres fait ressortir le commun de l’expérience), auteurs contemporains (Jean-Christophe Bailly), étrangers (Malaparte, Zoltán Szabó) — une attention particulière étant portée à la voix des femmes (Irène Némirovsky, Louise Weiss entre autres). Si l’on ajoute à cela la présence, discrète mais notable, d’illustrateurs ou de réalisateurs de cinéma, l’impression donnée est celle de se mouvoir dans un vaste espace littéraire et culturel, d’autant plus qu’Aurélien d’Avout met souvent en perspective tel récit de la débâcle avec la production d’ensemble d’un auteur (c’est par exemple le cas lorsqu’il relie l’obsession des lieux clos dans l’œuvre de Robert Merle à l’épisode vécu de la nasse de Dunkerque).
16L’autre grande qualité de l’ouvrage est sans conteste sa finesse d’analyse. Les toponymes, qui sont à la fois les piliers de la référentialité et les premiers embrayeurs de la fiction, font l’objet d’études serrées et passionnantes. En outre, Aurélien d’Avout excelle dans ce qu’on pourrait appeler la lecture « à rebours », c’est-à-dire lorsqu’il appréhende dans une perspective historico-politique des écrits trop vite classés du côté de la pure littérature de genre (superbe lecture allégorique de D’entre les morts, le roman de Boileau-Narcejac qui inspira le Vertigo d’Hitchcock) ou de la pure textualité (Dans le labyrinthe de Robbe-Grillet).
17L’ouvrage se fonde enfin avec justesse sur un certain nombre d’acquis théoriques. L’analyse précise des textes s’enrichit des apports de la génétique et de ceux de la poétique, comme lorsque l’auteur propose des infléchissements au modèle du récit de guerre moderne dégagé par Jean Kaempfer. Il exploite également les ressources offertes par l’ensemble des sciences humaines et sociales : la géographie en premier lieu, bien sûr, mais aussi l’histoire, la psychanalyse ou la philosophie (la notion d’espace strié empruntée à Deleuze est l’occasion d’un beau développement). Il démontre la valeur opératoire des catégories géographiques appliquées à la littérature, tout comme, en retour, le grand profit qu’il y a à interroger celle-ci pour comprendre comment les hommes et les femmes perçoivent et s’approprient l’espace. Si l’un des objectifs avoués, en plus de faire redécouvrir un ensemble de textes sous-représentés dans les études littéraires, était de montrer la capacité de la littérature à transmettre les expériences et à façonner les représentations nationales, le pari est réussi : on ne peut que remercier Aurélien d’Avout de donner ainsi à voir une littérature vivante, protéiforme, transitive, attachée aux lieux et aux corps.