Dans les coulisses des Enfants du paradis
1Parmi l’immense variété de renseignements qu’apporte l’étude de Carole Aurouet sur Les Enfants du paradis (1945), une précision pourrait sembler anecdotique, mais ne l’est certainement pas : dans les Amants de Vérone (1949) d’André Cayatte, Jacques Prévert, scénariste, « nous montre les coulisses d’un tournage et met en abyme le cinéma » (p. 48). Prévert, nous explique C. Aurouet en reprenant une réplique du personnage du peintre Michel Krauss interprété par Robert Le Vigan dans Le Quai des brumes (1938), tient particulièrement à « peindre […] les choses cachées derrière les choses » (p. 48). Par ce bref détour dans la filmographie du poète et scénariste, l’étude veut nous signaler un aspect important du film en question : « cette idée de montrer ce qui ne se voit pas habituellement est aussi celle des Enfants du paradis avec le théâtre » (ibid.). Et on pourrait ajouter : avec la fiction. Et même : avec la vie des « gens simples » (p. 76). Curieusement, une observation du même ordre s’avère pertinente pour expliquer la visée de l’ouvrage de C. Aurouet : celui-ci tient, par une approche génétique richement documentée, à nous montrer ce qui ne se voit pas sur l’écran — ou pas immédiatement — au moment du visionnage du film : la conception de l’intrigue, la création des personnages, l’évolution dans l’écriture du scénario, la transposition des mots en images, la logique secrète de la cinématographie, la dynamique du tournage, et enfin les enjeux thématiques qui résultent des différentes étapes de ce long processus créatif.
2L’étude fait partie de la collection de Gremese « Les Films Sélectionnés », et obéit, en tant que tel, à un format prédéterminé : une introduction et un prologue qui dévoilent les origines du film, les voies par lesquelles les auteurs sont rentrés en contact avec leur œuvre. À la fin de l’ouvrage, des annexes — entretiens avec Carné et Prévert, filmographie et accueil critique de la presse au moment de la sortie du film — viennent étoffer la contextualisation historique et esthétique. Et au centre, le récit du film, qui consiste à raconter l’intrigue de manière linéaire, une séquence après l’autre, tout en fournissant une description technique alternée avec des pistes d’analyse.
3Dans cette étude formelle, la description minutieuse de la surface du film sert à éclairer sa profondeur. L’originalité de C. Aurouet est d’apporter une dimension génétique en se référant constamment aux textes et aux documents qui sont à l’origine du long métrage. Le tout accompagné de photogrammes, de renseignements biographiques, filmographiques et anecdotiques, de témoignages et de commentaires critiques, constitue un examen exhaustif et global qui ouvre plusieurs voies pour le travail herméneutique.
La genèse d’un chef d’œuvre
4En abordant la genèse du film, C. Aurouet s’intéresse d’abord aux sources historiques, dont l’importance n’est pas négligeable. Non seulement parce qu’« une phase de recherche documentaire précède toujours l’imaginaire » (p. 17), mais surtout parce que, dans les cas des Enfants du paradis, le récit est ancré dans des réalités bien documentées : celles du mime Charles Deburau, de l’acteur Frederick Lemaître et du poète criminel Pierre François Lacenaire, durant la première moitié du XIXe siècle. C’était d’ailleurs le personnage historique de Lacenaire qui intéressait Prévert à l’origine. Si le film est plutôt axé sur le rapport amoureux entre Baptiste et Garance, c’est en partie pour détourner l’impossibilité d’accorder le rôle central au personnage moralement problématique du poète assassin, mais tout en donnant à celui-ci une place importante.
5Il est aussi intéressant d’apprendre, par une sorte de mise en abyme, que certaines sources historiques étaient déjà choquantes à leur époque, comme l’a été le film lui-même à sa sortie. Par exemple, les écrits de Jules Janin concernant l’activité théâtrale de Charles Deburau étaient en quelque sorte vus comme transgressifs, parce qu’ils accordaient à un mime le statut de comédien et portaient un regard critique sur son art, à une époque où la tragédie restait le référent en matière théâtrale. C. Aurouet ne tisse pas explicitement un lien de continuité entre le caractère polémique de certaines sources textuelles et celui du film, qui lui aussi transgressait maintes conventions cinématographiques de l’époque — ne serait-ce que par sa durée et la juxtaposition de différents registres. Il reste que le lien est tout de même suggéré et invite à la réflexion.
6Spécifiquement, l’étude explore, dans la genèse du film, la manière dont Prévert s’est servi de ses sources pour écrire la continuité dialoguée. C. Aurouet travaille avec sous les yeux le scénario, le découpage technique et les premiers brouillons de Prévert pour ainsi interroger, d’un côté, le traitement du matériel historique, et de l’autre, les écarts ou les correspondances entre ce que l’on voit à l’écran et les documents qui ont précédé et accompagné le tournage. Il nous est ainsi donné à voir qu’à la manière d’un Racine ou d’un Corneille, qui souvent composaient des tragédies entières à partir de brèves anecdotes historiques (et dont l’écriture prévertienne cherche paradoxalement à se distancier), le scénariste des Enfants du paradis exploite l’Histoire non seulement dans ce qu’elle lui offre de concret mais aussi, et même surtout, dans ce qu’elle lui offre de vague, dans ses lacunes. Voilà alors toute l’intrigue du film qui tourne autour d’un personnage fictif, celui de Garance, sortie de quelques renseignements assez flous concernant les amours de Charles Deburau dans une étude biographique qui, pour le reste, est richement documentée1.
7Afin de dégager une logique de la gestation de l’écriture dans ce qui est décrit comme un « immense fatras » (p. 24), C. Aurouet plonge dans les brouillons de Prévert pour s’intéresser aussi bien au texte qu’au paratexte, en l’occurrence des annotations, des tracés de lignes, des dessins, des listes de prénoms. C’est ainsi que l’étude nous fait découvrir que « Prévert invente une méthode singulière de création cinématographique et débute ses scénarios par les personnages » (p. 25). Son écriture scénaristique constituerait donc à cet égard une sorte de désobéissance à la poétique aristotélicienne, qui a justement été la référence par excellence en matière de création littéraire au XVIIe et au XVIIIe siècles, et dont l’un des préceptes fondamentaux est d’accorder la priorité à l’intrigue plutôt qu’aux caractères. Aller à rebours de l’esthétique classique est ainsi une volonté qui se manifeste non seulement dans la dimension formelle du film (C. Aurouet nous en dit plus, nous le verrons), mais aussi, en grande mesure, dans sa gestation. C. Aurouet signale par ailleurs que les premiers brouillons de Prévert étaient plutôt visuels que littéraires : cette autre particularité rend l’écriture scénaristique de Prévert plus adaptable à l’écran et plus adéquate pour un chef d’œuvre qui a fait éclater bien des schémas.
8Dans cette volonté de faciliter la lisibilité du film en s’attachant à l’étude de sa genèse, C. Aurouet accorde aussi une attention particulière aux témoignages concernant le travail en équipe avant et pendant le tournage. En insistant sur le fait qu’il s’est agi avant tout d’une collaboration totale et horizontale, non-hiérarchisée, entre le scénariste Prévert, le réalisateur Carné, le compositeur Kosma, le décorateur Trauner et le peintre Mayo — entre autres — dans le contexte de l’occupation allemande, l’étude donne aussi à voir une forme de continuité idéologique, de cohérence éthique, entre les dynamiques de réalisation du film, et l’esprit de solidarité que manifestent plusieurs personnages, issus des classes populaires, dans la diégèse.
9Les qualités de Carné et Prévert, nous dit C. Aurouet, étaient elles-mêmes solidaires, « en parfaite symbiose » (p. 29). Carné était « un cinéaste de la minutie » (p. 27), ce qui lui permettait de matérialiser en images « l’apparence de vie quotidienne des scénarios de Prévert » (p. 28). Cette observation fine établit un rapport de complémentarité entre une aptitude technique (le talent pour le détail) et un objectif mimétique (représenter la vie des classes populaires). Que Carné ait été « particulièrement doué pour les scènes de foule » (p. 29), que la force de sa technique ait justement été de pouvoir saisir tout ce qu’il y a d’unique et d’individuel dans la multitude, voilà qui s’accordait bien avec les ambitions thématiques de Prévert et qui explique, du moins en partie, le succès retentissant du film.
Un film sur la femme
10Faisant allusion aux propres déclarations de Prévert, C. Aurouet souligne que « le choc des Enfants du paradis c’est […] aussi le choc d’Arletty » (p. 13). Et s’il est vrai que l’étude n’est pas axée sur le personnage de Garance, il reste que celui-ci se prête souvent à des observations particulièrement fertiles pour mieux saisir les enjeux thématiques du film. C’est peut-être avant tout parce que Garance est une femme, et les femmes, en tant que sujets historiquement dominés et manipulés (p. 89), « se rapprochent de la catégorie sociale vers laquelle allait la tendresse de Prévert : les gens modestes » (p. 89). La femme apparaît donc comme une figure métonymique des classes populaires, auxquelles le film souhaite rendre hommage : cela explique que l’intrigue soit organisée autour d’un personnage féminin affranchi, dignifié, qui donne « la priorité à l’amour sur le pouvoir et l’argent » (p. 89).
11Un film sur la liberté de l’individu est aussi, bien entendu, un film sur la question de l’identité. Il est donc significatif que ce soit au moyen du personnage de Garance que le film introduise ce questionnement. C. Aurouet renvoie ici à la première apparition d’Arletty dans le film, nue et plongée dans l’eau jusqu’aux épaules, dans une baraque du Boulevard du Crime, tenant un miroir dans sa main droite (p. 38). Or, il se trouve que ce miroir, symbole des problématiques associées à l’identité et au destin, était déjà présent dans les premières esquisses scénaristiques sous la forme d’un petit dessin. À nouveau, il s’agit plus que d’une information purement anecdotique. Que le miroir accompagne, dès le début, aussi bien la conception du personnage central que de l’intrigue, nous dit qu’il s’agit d’un élément indispensable aussi bien sur le plan de la caractérisation de Garance que sur celui de la composition thématique. Aurouet nous fait voir ainsi que dans ce film qui aborde la question de l’identité depuis une multiplicité d’angles, c’est bien Garance, détentrice du miroir et « de la vérité » (p. 37) — comme l’annonce l’aboyeur du boulevard — qui personnifie d’emblée la spontanéité et l’authenticité, l’idéal à suivre.
12Pour rehausser la figure de Garance, le film met en place une dynamique de contraste avec un autre personnage féminin, celui de Nathalie. C. Aurouet offre sur ce sujet une série d’exemples parlants. Prenons la scène mémorable dans laquelle Baptiste et Garance s’embrassent pour la première fois, au clair de lune. D’après le découpage technique, le personnage d’Arletty était censé caresser les cheveux de Baptiste après que celui-ci lui déclare son amour. La scène a été modifiée, et la variation est significative, puisque la caresse aurait ici fait écho à celle faite à Baptiste par Nathalie dans une scène d’amour précédente. Ce que l’on voit sur l’écran, en revanche, c’est Garance qui pose ses mains sur les épaules de Baptiste. En attirant notre attention sur cette modification, C. Aurouet nous invite à interroger l’écart entre le geste supprimé — la caresse — et celui qui a pris sa place. Nous sommes ainsi mieux placés pour saisir la signification de la scène, et plus précisément, la spécificité des rapports amoureux entre Baptiste et Garance, et entre Baptiste et Nathalie. Il ne s’agit que d’un détail, mais hautement symbolique, car ce geste de mettre la main sur les épaules communique une manière d’aimer bien définie : il contraste avec la caresse des cheveux en ce qu’« il est sensuel et non protecteur ni condescendant » (p. 73).
13Ce contraste entre Garance et Nathalie occupe une place centrale dans le film, et C. Aurouet l’explore à plusieurs moments du récit, en signalant les différents mécanismes dont se servent la mise en scène et la cinématographie pour le rendre visible. En s’arrêtant d’abord sur des accessoires symboliques — « aux oreilles de Garance, des petits cœurs virevoltants » (p. 92) et une croix immobile autour du cou de Nathalie —, C. Aurouet précise que l’opposition entre les deux personnages « est partout, dans les champs-contre-champs, dans le face à face deux contre un, dans la posture, dans les vêtements » (p. 92), et surtout dans les mots.
La rhétorique des gens simples
14La mise en relation de la première parole prononcée dans le film — le marchand d’habits qui crie « chand’habits !… » (p. 35) au milieu de la foule dans le Boulevard du Crime —, et du mouvement de caméra qui l’accompagne, donne lieu à une des idées fortes de l’étude concernant la cinématographie : « ce sont les dialogues qui majoritairement suscitent les vues […] les mots sont les vecteurs des images » (p. 35). Ce n’est donc pas une surprise si les analyses langagières constituent un des aspects centraux de l’ouvrage. C’est à travers l’écriture prévertienne, et plus spécifiquement à travers l’étude du scénario, que C. Aurouet entre dans l’univers du film. Les dialogues, eux, permettent d’éclairer la signification de certaines scènes capitales, le plus souvent selon une méthode inductive. C’est ainsi que dans une sorte de plainte adressée par Nathalie à Baptiste — « C’est pas notre faute ce qui arrive… mais tout de même c’est bête… c’est mal fait » (p. 87) —, C. Aurouet identifie un exemple de ce qu’elle appelle « la pâte prévertienne qui consiste à dynamiter les cliches langagiers » (p. 87). Et dans une des paroles typiquement ingénieuses de Garance — « il y a un peu partout dans le monde des amoureux qui s’aiment sans rien dire… ou qui disent leur amour avec des mots simples… des mots de tous les jours » (p. 88) —, nous retrouvons une illustration du « fait que Prévert ne cherche pas à faire bons mots et ne conçoit ses répliques que comme parfaitement intégrées à son récit » (p. 88).
15L’identification des stratégies rhétoriques propres à l’écriture scénaristique de Prévert sert à délimiter les effets de langage spécifiques au film. En partant, par exemple, des points de suspension qui scandent une des plus célèbres répliques de Garance — « Il ne faut pas m’en vouloir, mais je ne suis pas… Enfin… Comme vous rêvez… Il faut me comprendre… Je suis simple… Tellement simple… Je suis comme je suis… J’aime plaire à qui me plaît. C’est tout… » (p. 75) — C. Aurouet signale l’utilisation d’une technique prévertienne à double objectif. D’un côté, sur le plan du spectacle, il s’agit de favoriser le jeu des acteurs : « ces points de suspension servent en partie à laisser inachevé un matériau appelé à évoluer et ont donc pour visée d’attribuer aux acteurs la liberté d’imaginer la manière dont ils vont s’emparer du texte » (p. 76). D’un autre côté, sur le plan de la caractérisation des personnages, c’est une manière de conférer de la vraisemblance à la représentation des « gens simples », en mettant en avant leur « sincérité » et leur « naturel » : « Cette sobriété de la forme renforce la portée des mots prononcés en leur donnant l’apparence de la fragilité » (ibid.).
16En outre, C. Aurouet s’attarde aussi sur le langage gestuel et corporel des personnages, afin d’identifier si, entre le verbal et le gestuel, il y a correspondance ou dissonance. À propos du personnage de Lacenaire, par exemple, C. Aurouet signale que ses « postures qui assoient son assurance et lui donnent une envergure, un caractère imperturbable et supérieur [sont] en adéquation parfaite avec son propos » (p. 42). L’exercice s’avère en effet pertinent pour mieux saisir les principales orientations discursives du film. D’un côté, il permet d’explorer l’écart entre l’être et le paraître, qui est sous-jacent au questionnement central sur la liberté et l’identité ; d’un autre côté, il renvoie à la tension technique entre le geste et la parole en tant que moyens de communication dans l’univers cinématographique. Il ne faut pas oublier que Carné et Prévert ont été des spectateurs assidus du cinéma muet (p. 46). Dans la continuité de cette réflexion, C. Aurouet cite pertinemment la séquence où Baptiste innocente Garance grâce à sa pantomime et où « sans un mot, il rétablit la vérité » (p. 45). Cette séquence constituerait une sorte de déclaration d’amour pour le cinéma muet, une mise en évidence de la supériorité de celui-ci face au cinéma parlant. Paradoxe fascinant si on se rappelle que c’est justement autour de la rhétorique du poète Prévert que s’organisent la mise en scène et la cinématographie.
Une prise de position dans un débat artistique
17C. Aurouet s’applique à situer l’esthétique du film dans un courant et un contexte historiques. La longue séquence de L’Auberge des Adrets dans la deuxième époque du film, où Frédérick Lemaitre s’acharne à bafouer la pièce écrite par trois auteurs sérieux et offensés, renverrait ainsi à la tension qui se jouait au xixe siècle autour du théâtre : d’un côté, le classicisme, avec ses règles et ses contraintes ; de l’autre, « un théâtre nouveau qui refuse la structure rigide de la tragédie, prend la défense de l’exaltation des sentiments et des passions et prône les libertés des œuvres shakespeariennes » (p. 113). Par un jeu de mise en abyme, le film afficherait et prendrait lui-même le parti d’une esthétique romantique, ou en tout cas libre, libérée — offrant une variété de registres et des changements inopinés de genre —, que met en scène, au Grand Théâtre, le personnage de Frédérick. « L’esthétisme du mélange des genres et de la démesure, défendu par Victor Hugo dans sa fameuse préface [Cromwell (1827)] se retrouve d’une certaine manière dans le film lui-même » (p. 113). Cette exaltation d’une esthétique de la liberté et de la spontanéité prend évidemment une signification d’autant plus symbolique dans le contexte de la fin de l’occupation allemande.
18Le travail d’encadrement du film dans une polémique artistique est entamé dès l’ouverture. Dans la première longue séquence à l’intérieur du théâtre des Funambules, dans la première époque, le régisseur se plaint, affolé, du fait que ses comédiens se détestent plus encore que « les Horace et les Curiace » (p. 51). Frédérick lui rétorque : « les Montaigu et les Capulet » (p. 52). Première référence à l’opposition entre deux mouvements esthétiques qui traversera toute la narration, et dont C. Aurouet a bien raison de se servir pour délimiter les ambitions artistiques du film. Nous nous demandons, néanmoins, si une brève mention explicite au réalisme poétique ne serait pas pertinente pour contextualiser davantage le long métrage. N’oublions pas que si la tragédie classique est typiquement identifiée comme une forme d’art rigidement codifiée, représentant et s’adressant principalement à une élite aristocratique, le réalisme poétique tient plutôt à montrer et célébrer la quotidienneté des classes populaires. Le film semble en effet jouer avec cette opposition à plusieurs reprises. Ce n’est probablement pas un hasard si les répliques du directeur des Funambules lorsqu’ il parle des « autres », des « nobles théâtres », des « pièces de musée », des « tragédies d’antiquaires » chez qui « le public s’ennuie à crever » (p. 52), sont suivies d’une série de plans qui visent à exalter le poulailler, comme le montre de manière efficace la description technique fournie par C. Aurouet :
Un plan d’ensemble nous montre la salle. Un panoramique vers le haut nous emporte au paradis. Des plans plus serrés donnent ensuite à voir les individus entassés. Ils sont jeunes. Ils rient. Ils boivent. Ils fument. Ils mangent. Certains s’embrassent. (p. 53)
19On dirait qu’effectivement le public du poulailler se trouve au ciel — au paradis.
20Un autre élément renvoie à un travail de contextualisation esthétique : le plan du mendiant prétendument aveugle, Fil de soie, en train d’examiner des bagues à la loupe, entouré de Baptiste et d’un homme « à la mine patibulaire » (p. 64) pendant la première époque du film. Par un rapprochement inattendu, nous apprenons que ce plan fait écho à la composition triangulaire de la toile du Caravage, Les Tricheurs (1595). Roger Hubert, le chef opérateur, puise effectivement son inspiration pour l’éclairage dans les œuvres du peintre italien. Or, le personnage topique du vieil aveugle clairvoyant fait aussi évidemment penser à Tirésias, et de manière plus générale à la figure du devin ou du prophète dans la tragédie antique. Le traitement de ce personnage dans Les Enfants du paradis est cependant différent de celui dont il est l’objet dans le théâtre classique, car il apporte souvent des nuances comiques. C. Aurouet a bien raison de s’intéresser à la place centrale qu’occupe la question du destin dans le film, et à la manière dont l’intrigue insère des références à la tragédie classique. Dans la figure du mendiant aveugle, sur laquelle l’étude attire notre attention sans l’approfondir, il y a à notre avis un élément supplémentaire important pour établir le lien entre ces deux aspects du film et étoffer le travail d’encadrement dans un débat esthétique.
Un double jeu de mise en abyme
21La deuxième partie de l’étude établit une série de symétries et de contrastes entre les deux époques du film, ce qui permet à C. Aurouet d’interroger le parallélisme, central sur le plan thématique, entre la fiction et le réel. Le récit détaillé du film nous rappelle, par exemple, que le moment où Pierrot est expulsé d’un bal, pendant la pantomime de la deuxième époque au théâtre des Funambules, fait écho au moment où Baptiste est projeté par la fenêtre d’un bar (le Rouge-Gorge) dans la première époque. De même, l’un des gestes de Pierrot sur scène dans la deuxième époque, lorsqu’il se met à tourner sur lui-même les bras ouverts, renvoie à la première partie, « quand Baptiste mimait devant Garance un marié dansant sans sa mariée » (p. 124). Une lecture possible, effectivement, est que « le vécu est devenu spectacle, ou du moins source d’inspiration de l’artiste » (p. 124).
22Mais l’étude suggère aussi que cette mise en abyme entre le vécu et la scène, dans la diégèse, est bien plus complexe, puisqu’elle se dédouble d’une autre mise en abyme, celle-ci entre ce que l’on voit sur l’écran et le réel. C. Aurouet nous apprend que Prévert, comme les comédiens dans l’univers du film, se sert lui aussi du vécu des acteurs pour composer leurs personnages (p. 126). L’exemple le plus parlant est sans doute celui du personnage central, Garance, qui hérite du caractère émancipé et spontané d’Arletty. De fait, elle hérite aussi de son histoire personnelle : l’amour impossible qui lie Garance à Baptiste et qui constitue l’intrigue principale du film, ferait écho à la liaison passionnelle interdite entre la célèbre actrice et un officier allemand pendant l’occupation (p. 130).
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23En tant que document pour l’historiographie du cinéma, et surtout en tant qu’outil pour un travail ultérieur de recherche, l’ouvrage de Carole Aurouet s’avère décidément précieux, puisqu’il est riche en informations et en documentation, en même temps qu’il fournit une description technique exhaustive du film. Aussi, en tant qu’analyse contribuant à élargir le champ critique des Enfants du paradis, l’étude propose des interprétations solides et originales, puisées pour la plupart dans la mise en rapport entre le produit final et les documents textuels qui précèdent le tournage. De cette démarche génétique résulte un texte qui, par une sorte de projection du fond sur la forme, éclaire la richesse et la complexité de ce que l’on voit à l’écran. C’est probablement une des plus grandes réussites de cet ouvrage que d’illuminer ce que C. Aurouet désigne comme la « densité de la structure dramaturgique » (p. 25) de ce chef d’œuvre.