Louis-Ferdinand Céline entre art & technique, littérature & médecine : un essai à côté
1Comment la médecine, pour Louis-Ferdinand Céline, « s’insère[-t-elle] avec force dans l’ensemble de sa vie et de son œuvre » ? Quel est, aussi, « l’impact de la médecine sur la manière dont notre auteur aborde son propre travail d’écriture » (p. 9) ? L’essai de David Labreure a le mérite de poser simplement une question qu’il dédouble intelligemment mais, une fois que la biographie se voit écartée, son hypothèse d’une « esthétique hygiéniste » engagera un sillon plutôt décalé des visées annoncées. À moins que cette distance ne soit l’effet des passages obligés auxquels semble devoir se vouer, aujourd’hui, toute approche de cet écrivain. Le résultat est une conception assez plate, manquant de corps, de la créativité littéraire : un comble ayant valeur d’exemple, dans ce livre traitant de médecine et de Céline.
Entre originalité & figures imposées
2La somme est admirable : D. Labreure a bien lu et cité la plupart des nombreux textes médicaux de l’écrivain, offrant au lecteur le panorama, évolutif, d’une pensée clinique en recherche, qui a précédé la publication du Voyage au bout de la nuit et venant sustenter, en partie, l’authenticité, aussi l’extravagance, des récits. Il n’en apparaît que plus dommage, à nos yeux, que la direction de cette synthèse quitte une nécessaire circonspection pour tenter de rassembler, outre la vie du médecin Destouches/Céline, un motif majeur de sa créativité. C’est un autre motif, à la fois motivation et empreinte, que nous devinons en jeu, celui d’une position analytique qui, bien qu’elle paraisse désireuse de le faire (le texte de D. Labreure semblant ainsi se battre, quelques fois, avec lui-même), ne se résout pas à abandonner certaines approximations, voire légendes, qui permettent de tenir loin l’inventivité célinienne en la cadrant suffisamment.
3Apparemment iconoclaste, si l’on pense tout de suite au style dépenaillé de Céline, dans ses dernières manières, au style tout court de ses romans où règne l’excès, à mille lieux de la tempérance, des prescriptions de « moins » des ascètes du Nouveau Roman, Beckett le premier, cette colonne vertébrale d’une écriture « hygiéniste » ne cessera de s’amollir, retendant d’une pâteuse façon les côtes de la biographie comme les saillies de l’écrit. En fait, mais c’est peut-être là sa séduction voulue, l’hypothèse, inspirée des connaissances médicales de l’auteur, d’« une véritable purge de la langue [… pour restaurer] la pureté, vocable hygiéniste ô combien important, de l’émotion » (p. 272) n’offre guère qu’un congruent point d’entente au lecteur, si celui-ci veut comprendre Céline en repliant ses cheminements les plus problématiques dans ceux d’une pensée scientifique radicalisée.
4Pourtant, cet essai sérieux ne semble pas procéder selon les lieux communs d’une grande part de la critique contemporaine, véritables topoï légitimés par ce que l’on sait de l’agressivité célinienne. Comme si l’irruption pamphlétaire, elle seule, devait donner une clef valant pour l’ensemble, c’est le plus généralement dans cet ordre posé que procède la critique (anti-)célinienne : la garantie très vite posée de probité morale par rapport aux autres travaux, taxés eux de lacunaires, sinon de partisans ; l’évacuation de recherches pionnières au bénéfice de compilations récentes (en pleine contradiction avec la revendication précédente) ; le discrédit des lecteurs, soupçonnés strictement incapables d’apprécier totalement la créativité célinienne et de rejeter totalement racisme et antisémitisme ; finalement, la caractérisation d’un écrivain indigne de bout en bout, perspective essentialiste où le racisme n’est qu’un élément, parmi d’autres, d’une nature constitutivement mauvaise si l’on y regarde bien (« c’est un menteur » : voilà qui, soupesé hypocritement, évacue passablement la créativité littéraire1).
5Ouf ! Cependant, comme s’il s’agissait de patinage, David Labreure ne tarde pas à suivre l’essence de ces figures imposées, plus qu’à les croiser pour en révéler le poids de fatuité et de mépris, du lecteur autant que de la littérature. Il donne ainsi l’impression de s’être mis dans les arabesques les plus utiles à recevoir les bonnes notes d’un jury vétilleux (d’un éditeur ?), manifestant une capacité à réunir chèvre et chou, mièvres (ceux qui ne veulent voir à quel bâton cassé se chauffe l’art) et loups (« anti » ou « pro » faisant du racisme la clef), en dressant son argumentation sur un socle trop alangui pour maintenir quoi que ce soit de solide. Au moins, ce n’est pas l’allure d’une malhonnêteté intellectuelle qui se dégage ici, mais le relief de formants qui, de péremptoires, seraient devenus pour l’analyse à la fois inéluctables et incritiquables.
6Ainsi, pourquoi, à propos de l’épreuve initiatique de 1914, ne se référer qu’au livre d’Odile Roynette (2015) dont, c’est suffisamment démontrable, les visons rétrospectives sur ce qu’allait devenir le soldat blessé ont brouillé la capacité à examiner rigoureusement le matériel historique2 ? S’élançant jusque-là fleur au fusil, la nécessité du jeune homme conformiste à ressaisir son destin, à rebondir toniquement vers la médecine et l’écriture, n’est qu’insuffisamment considérée si l’on continue d’y circonscrire une « grande lucidité », un « discernement » amplifié (p. 24)3. La marche suivante se gravit immédiatement par beaucoup d’exégètes pressés : il a eu bien de la chance et c’est un malin, le thème de la Grande Guerre, pour l’écrivain, ne servira qu’à des excuses auto-justificatrices. D. Labreure ne succombe pas nettement à ce glissement, mais prend soin, lui aussi, de répéter : « Contrairement à ses déclarations souvent très exagérées, il a finalement la chance de n’être que trois mois seulement sur le front […] » (p. 24), alors qu’il conviendrait d’assortir cette contextualisation du fait que, contrairement à ce que l’on se représente, les premiers mois des combats, avant leur stabilisation, sont les plus rapidement meurtriers de tout le conflit4, et que Destouches a bien été témoin de ces carnages, en plus d’être soumis à l’éminente absurdité de faire partie d’un corps, celui des cuirassiers, dont le commandement ne savait que faire (ne pas en conclure qu’il a subi la guerre de façon touristique… mais qu’il a d’autant plus vite pris l’abrutissant sentiment du néant : «Il se fait avant la conscience une espèce de voile. Nous dormons à peine trois heures par nuit et marchons plutôt comme des automates mus par la volonté instinctive de vaincre ou de mourir » (Céline, lettre à ses parents, vers le 10 septembre 1914, 2009, p. 104).
7Passons les références continues à d’autres historiens et littérateurs discutables sur l’épineux sujet, allusifs malgré l’épaisseur des travaux, inaptes volontairement à toute psychologie issue d’une vraie physiologie (citant par conséquent à l’envie, comme D. Labreure, les intellectualisations de J. Kristeva), il manque en bref, tout du long des chapitres de ce livre, le réel poids du choc qui aura rebattu les cartes d’une vie. Aiguillon rémanent, centre exaspéré de gravité qui n’est pas seulement le dégoût de la guerre (car, non, plus tard, ce ne sera pas un seul pacifisme viscéral qui rendra compte des pamphlets), mais passage à l’intérieur d’un crépuscule épouvantable et sans nom, contre lequel il faudra lutter en rassemblant toutes ses énergies, en nourrissant tous azimuts un intellect devant demeurer vigilant pour se prémunir des moindres agressions susceptibles de l’y ramener. Parler d’emblée de « discernement », c’est entamer très loin le sillon parce que, dans la hantise têtue « des instants gris où pour une raison ou pour une autre tout l’être se détend5 » (Céline, lettre du 10 juillet 1916, ibid., p. 164), le futur médecin-écrivain ne fait que concéder son besoin impérieux d’excitation, lequel ne pourra, justement, toujours le conserver dans le discernement.
8Ce mot envoyé d’Afrique à Simone Saintu, le plus clair peut-être sur la détermination de L. Destouches à se refaire, encore à la recherche d’un canal pour sa volonté excitée, n’est pas cité par D. Labreure. Mais, en revanche, que son « [sic] » apparaît inévitable, faisant comme un clin d’œil poli à l’entendement du lecteur désireux de ne se faire avoir, et voulant trouver confirmation qu’il reste supérieur. Pourquoi, sinon, soigneusement indiquer : « Je soigne le plus de nègres [sic] possibles […] » (p. 38)6, alors que tout le monde sait que ce mot « nègre » est d’emploi généralisé en ces années7 ?
9Et pourquoi, toujours complaisamment, redire et titrer que Destouches en Afrique, selon sa sensibilité, séjourne dans l’« antichambre de l’enfer » (p. 33) ? L’expression est de L. Destouches lui-même, certes, dans une de ses lettres, mais d’autres morceaux de la correspondance, fugaces, attestent le contraire. Il y a, c’est vrai, la peur des maladies, mais D. Labreure ne repère nullement que celle-ci n’est pas première, que c’est le ralentissement qui, d’abord, est haïssable, que ce terme de « fièvre », que Céline réutilisera de cette façon toute sa vie, est polysémique, ne caractérisant pas seulement le risque infectieux sur lequel toute prévention insiste, mais aussi celui, antérieur, de l’impuissance mélancoliforme (poursuite de la lettre à S. Saintu : « c’est si vous n’y prenez garde l’avachissement général et naturellement la fièvre. »).
Fièvre pour éviter fièvre & ralentissement, merde à explorer… hygiénisme ?
10Que tout ceci, par conséquent, demeure convenu. Si le mot « fièvre » n’est pas compris, peu est compris de ce qui guidera Destouches vers la médecine : un besoin de se traiter lui-même8, un désir forcé d’expériences neuves, un vœu même d’insomnies, d’excitations — cette physiologie rejoint celle de l’écriture : la médecine est une activité hyper-excitante, notamment parce qu’elle déshabille les licences habituelles, la crudité fameuse des carabins étant l’autre face de l’autorisation d’agir au-dehors des refoulements, contre même.
11Une fièvre, bientôt la transe d’écriture, contre, tout-contre une autre fièvre, le risque de celle-ci lié à la baisse de vigilance. Semmelweis a transmis l’intérêt du lavage des mains, c’est entendu, mais c’est aussi (avant tout ?) un grand d’excité, un «brutal » posera le thésard Destouches qui filera avec lui l’identification. La question qui le taraude n’est certainement pas celle de savoir se laver les mains (plus tard : ne pas s’excuser, etc.), mais celle de savoir, obstinément, quoi faire de ses tendances à l’excès dans l’effroi de son propre néant (double contrainte !). Ce n’est pas tant que « la médecine est une activité qui demande que l’on s’interroge sur l’homme et sa souffrance » (p. 86), c’est que, à l’inverse, il s’est passé des choses et encore des choses, après lesquelles L. Destouches s’est interrogé sur l’homme et sa souffrance, portant ses intérêts vers la médecine. Étrange que cet essai, pour tenir sa prédilection hygiéniste, n’évoque nullement la curiosité pour les spéculations freudiennes (en particulier celles issues de la considération des névroses des soldats), non plus certains remèdes qui allaient intéresser singulièrement l’ex-cuirassier (le cornet anti-acouphènes, les hypnotiques9). En cette appréhension borgne de la médecine de Céline, surtout aveugle à distinguer moteur et carburant, cause et conséquence, flux et tuyau, D. Labreure poursuit des constats intellectuels qui, enchâssés les uns dans les autres, sont pertinents, mais progressent s’essoufflant, dévient de plus en plus de leur but : réunir la conception du style et celle de la médecine.
12Démonstration de la limite, du sphincter et, même, du contre-sens si l’on tient à une vision restant correctement rangée alors qu’elle s’éprouve à l’émulsion célinienne, cette fameuse ouverture de Mort à crédit : « la médecine, cette merde ». La preuve apparemment définitive, dans le roman, d’une « sombre vision de la médecine » (p. 143), tandis que D. Labreure nous offre quelques pages très justes sur la vie du tube digestif selon l’écrivain. Seulement… c’est un peu juste, de même qu’on ne devrait conclure, de l’aventure antérieure de Bardamu, qu’elle s’achève dans le « nihilisme thérapeutique » (p. 144) pour une odyssée où celui-ci, précédemment obnubilé, finit responsable psychiatre dans une communauté (le vocabulaire moderne dirait : « un établissement de psychiatrie institutionnelle ») et, surtout, ayant mis à mort la mort en giflant vigoureusement Madelon et s’étant séparé, comme une défroque usée, du double Robinson10. On tiendra au nihilisme célinien si l’on veut, encore une fois, poursuivre de révéler un antihumanisme de premier plan ; il demeure dommage de ne pas voir l’espoir sur lequel se clôt, systématiquement, le roman On tiendra au nihilisme célinien si l’on veut, encore une fois, continuer de révéler un antihumanisme de premier plan ; il demeure néanmoins dommage de ne pas voir l’espoir sur lequel se clôt systématiquement le roman célinien, ne serait-ce que par cette capacité à « barafouiller11 », jusqu’au terme, des mots sur le pire. Voilà humanisme… beckettien : la terreur de l’histoire : OUI ; la misère de la littérature : NON, car sa vulnérabilité n’en contredit pas totalement la ténacité.
13Enfin, on ne saurait considérer « cette merde » uniquement dans le régime dépréciatif, celui du seul « Esculape désabusé » pour reprendre la belle expression de Régis Tettamanzi (2019). Ça l’est — le médecin constatant implacablement que, quel que soit son savoir, quelque chose lui échappera : un « fiasco chronique » (Céline [1969], 2023b, p. 838), ainsi que Céline qualifiera d’ailleurs son écriture, mais ce ne peut être tout puisque, pour cet écrivain, exactement comme pour le médecin, la merde représente avant tout un moyen de connaissance autant qu’un terreau fertile et, évidemment, une des choses que l’on exclut, qui nous réunit pourtant. Le moyen donc de retoucher, par en dessous, au fond, le « commun des lecteurs » dont parlait Virginia Woolf. Le point d’identification, de convergence, entre médecine et écriture, est précisément sur cette merde, très loin d’une quelconque asepsie, d’un hygiénisme.
14L’œuvre célinienne noircit (merdifie) ce qui, dans la réalité, ou dans la correspondance, l’est généralement beaucoup moins, voire demeure idéalisé — ainsi du soin, souvent piteusement résumé en chaque récit. C’est ce négatif-là, cette prophylaxie, qu’il aurait fallu analyser sans poursuivre encore une psychologie de comptoir, ou de salon mondain qui, assidûment, multiplie les diagnostics (ici, sobrement, « paranoïa », « névrose obsessionnelle »), en déniant étonnamment l’avéré des souffrances de l’auteur. Céline, pour faire roman, met cul par-dessus tête ce à quoi il tient ; ce grand renversement, cet ébranlement radical du bon sens (du sens commun, pour mieux en examiner cliniquement les bornes), constitue la marque persistante du choc de 1914, laquelle inspire la dynamique d’écriture comme elle a inspiré l’orientation médicale. La médecine davantage en contre, juvénilement : contre la guerre, comme les officiers idéalistes de la SDN ; l’écriture elle, pour parvenir à trouver sa vigueur puissamment originale, comprenait peu à peu qu’elle devait y consentir à nouveau. Méthode ultrapérilleuse, l’hygiénisme le plus radical, le plus évident, revenant lorsque cette littérature ne sera plus tenable.
15Syncoper la phrase, assumer les répétitions, ouvrir l’entendement à coups de micro-chocs… Faire ainsi « petite musique », n’est pas directement reprendre la nécessité performative du discours hygiéniste, s’inspirer de lui, comme il est conclu dans cet ouvrage : à quel pauvre style cela aboucherait12 ? Si les deux « discours » soutiennent effectivement quelques caractéristiques voisines, c’est parce que l’esprit de Destouches, celui de Céline ensuite, les ont rapprochées en cherchant le moyen de suturer une béance fondamentale. Mais syncoper, répéter, surprendre c’est, tout bonnement, le chemin de la transe hypnotique, celle du choc comme celle d’une thérapie13. Pour le résumer au plus vite : l’ouverture en forme de déchirure irradiant la prose, au bord de la sensation permanente de précipice, date d’avant l’apprentissage qu’il convient d’ouvrir les fenêtres afin de se protéger des miasmes tuberculeux.
Des potins
16Finalement, après en avoir pourtant assez bien considéré les contours, David Labreure donne l’impression de manquer sa cible, tout chargé d’une tâche aveugle qui s’impose actuellement.
17Celle de ne pouvoir considérer, au-dehors d’étroits et de fallacieux constats du type « plus jamais ça », l’effet viscéral et psychique de 1914 dans la crainte, sans doute, de se montrer trop empathique avec un écrivain dont la réussite du style semble susciter, jusqu’au pire, la complicité via son comique, via ses inventions, via son rythme. Si utile et nécessaire Céline, pourtant, de nous provoquer à éprouver toutes les marges entre complicité et absence d’indifférence.
18Ainsi lestée et délestée, l’investigation d’une « écriture hygiéniste » tourne sur elle-même, s’enlise pile au moment d’appréhender combien l’écriture célinienne aspire certes au soin, mais plus bas, c’est-à-dire plus profond : aller au bout des ellipses de la nuit, non pour constater la défaillance, des hommes et des médecins, l’exposer cyniquement, mais les réveiller, comme l’auteur se sent devoir demeurer vigile, à la limite de s’enrager au contact de sa propre rage.
19Nous ne voyons nullement en quoi ce tonus jusqu’à la contrainte, avec les embardées que l’on connaît, procède de l’hygiénisme bien que, d’évidence, David Labreure possède de solides références sur le sujet. C’est un peu confondre le potin et le pot, comme Virginia Woolf, décrivant son propre processus créatif, ce qui l’allume au risque de le brûler, évoquait le rassurant et « impérieux besoin de se bouchonner, de s’astiquer, de s’ébrouer, à écouter des potins » (Woolf [1925], 2012, p. 1212), après que l’esprit s’était chargé d’une étrangeté propice au « flux de conscience », mais dont rien n’indiquait qu’elle n’allait pas l’emporter définitivement14. Retoucher du sûr, de la limite, de la prévention, loin du terrible fond sur lequel l’abjection pamphlétaire, pour Céline, ne nous apprend peut-être pas grand-chose. C’était peut-être même là une de ses intentions, avec ses pamphlets, de s’en écarter en nous obnubilant.