Sur quelques destinées posthumes de Dostoïevski
« Je n’aurai jamais de lecteurs. Je l’ai déjà déclaré…1 »
1Le bicentenaire de la naissance de Dostoïevski, en 2021, s’est accompagné d’une actualité scientifique et éditoriale particulièrement dense, marquée notamment par la publication du vaste Dictionnaire Dostoïevski dirigé par Michel Niqueux (Niqueux, 2021), le colloque international « Spectres de Dostoïevski » qui s’est tenu à Strasbourg, et des numéros de revues prestigieuses — « Lectures de Dostoïevski », pour la Revue des études slaves, et celui de Critique l’année suivante, « Dostoïevski : ses démons sont parmi nous » (Critique, 2022). Ces titres soulignent, à eux seuls, combien était mise à l’honneur, en cette année commémorative, la question de la postérité, de la réception et des survivances de l’écrivain russe. La publication de la Revue des études slaves, une double livraison, dirigée par Catherine Depretto, s’inscrit dans cette perspective, et explore en particulier les lectures fluctuantes, ambivalentes et parfois conflictuelles de son œuvre à travers le xxe siècle en Russie comme à l’étranger. Le volume, divisé en quatre parties, s’arrête tout d’abord sur quelques filiations littéraires et intertextuelles de Dostoïevski, avant de revenir dans un second temps sur sa réception en URSS. La troisième partie intitulée « Prismes critiques » revient sur les célèbres lectures de Bakhtine et Steiner, tout en ouvrant de nouvelles pistes d’analyse. L’ouvrage s’achève par un dossier consacré aux Démons, commémoration des 150 ans de la publication du roman. Toujours abordé à travers le regard de ses différents lecteurs, le romancier russe se présente comme un miroir qui réfléchit avant tout leurs propres questionnements littéraires, politiques ou philosophiques : ces lectures dessinent autant de « figures de Dostoïevski2 », tantôt soviétique, victime de la doctrine du « réalisme socialiste » ou assiégé à Léningrad, tantôt réécrit par Claude Simon, débattu par Kojève et Camus, lu par Julia Kristeva, tantôt encore contemporain du conflit nord-américain entre old et new criticism.
Lectures soviétiques
2Ce qui frappe avant tout, au fil des articles de ce numéro, c’est l’ambivalence de la réception de Dostoïevski en URSS. Cette approche, certes féconde pour aborder les romans de l’écrivain, se présente surtout comme un témoignage des courants intellectuels, des politiques culturelles et de l’histoire soviétiques. L’article d’Alexander Dmitriev propose une traversée des lectures soviétiques de Dostoïevski, qu’il décompose en deux moments. Des années 1920 à l’après-guerre, Dostoïevski est avant tout considéré comme un écrivain réactionnaire, dont la critique officielle se méfie. S’il reste une figure centrale du roman russe, il ne figure pas dans le panthéon soviétique aux côtés de Pouchkine et Tolstoï. Après la mort de Staline, sous l’influence entre autres d’intellectuels occidentaux comme Jean-Paul Sartre, la critique soviétique connait un véritable renouveau, et les travaux de Léonid Grossman et Mikhail Bakhtine consacrés à Dostoïevski bénéficient enfin d’une reconnaissance générale. Ce tournant se traduit par la publication en 1959 du recueil commémoratif L’Œuvre de Dostoïevski. C’est que l’écrivain incarnerait désormais « une réponse aux défis actuels de la littérature et de la politique [ответе на актуальные вызовы литературы и политики]3 » (p. 493), ses romans se chargent d’une portée nouvelle, et se muent en lieu d’affrontement des courants idéologiques qui traversent les dernières décennies de l’URSS. Pourfendeur du « gauchisme » tel qu’il se développe en Occident ou alors critique prophétique du capitalisme, revendiqué tantôt par les néo-slavophiles et autres nationalistes, tantôt par les progressistes, Dostoïevski est brandi par les différents camps « comme allié de leur version de l’idéologie soviétique [союзником своей версии советской идеологии] » (p. 502). A. Dmitriev voit derrière cette assimilation totale d’un écrivain réactionnaire largement écarté durant les premières années de l’URSS un « miroir de l’autoliquidation de la Révolution russe à la fin du xxe siècle [зеркала самоликвидации русской революции на исходе ХХ века] » (p. 505).
3En contrepoint de cette traversée de près d’un siècle, les contributions de Sarah Gruszka, Nadia Podzemskaïa, Serge Zenkine et Marie-Christine Autant-Mathieu abordent chacune des réceptions russes de Dostoïevski à partir d’un prisme plus précis. S. Gruszka décèle une étroite résonnance dans les journaux personnels des léningradois entre Les Carnets de la maison morte et leur propre expérience du siège de la ville, durant la Seconde Guerre mondiale. Elle souligne la portée d’une telle référence qui ne va pas de soi, à une époque où c’est surtout le Guerre et Paix de Tolstoï qui est revendiqué par les autorités soviétiques comme épopée célébrant la résistance russe à l’envahisseur occidental. Cette rémanence de Dostoïevski s’explique à ses yeux par la proximité de son récit du bagne sibérien avec le quotidien des assiégés, sur qui pèse également le spectre des camps staliniens : le détour par cette « littérature de l’enfermement » (Catteau, 1982, p. 72) rend l’horreur du présent pensable, maintient envers et contre tout une exigence morale, et permet de sortir de la temporalité cyclique de la claustration. N. Podzemskaïa et S. Zenkine reviennent quant à eux sur deux grands lecteurs soviétiques de Dostoïevski, respectivement L. Grossman et M. Bakhtine, avec toutefois des perspectives différentes. L’étude de N. Podzemskaïa historicise les travaux de L. Grossman au cours de la première moitié du siècle, dans le contexte de l’Académie russe des sciences artistiques (RAXN puis GAXN). Elle en souligne l’approche picturale et philologique, rompant avec les méditations philosophiques qui prévalaient jusque-là. S. Zenkine, avec un regard pour sa part plus théorique, soulève « une lacune » (p. 525) des analyses bakhtiniennes. Si le théoricien du dialogisme dérive le fantastique de Dostoïevski de la « satire Ménipée », S. Zenkine déplace ce questionnement à partir d’une lecture serrée du Double : d’après lui, le fantastique tient avant tout d’une « perturbation du monde fictionnel » (p. 534), manifestée par certains écarts narratifs qui « dépassent l’horizon d’attente du héros et pour cette raison nous paraissent inexplicables » (id.). La dernière étude à explorer un regard russe sur Dostoïevski analyse un siècle d’adaptations dramaturgiques des Démons en Russie. À travers les partis pris parfois très marqués de différents metteurs en scène qui y investissent souvent les interrogations de leur temps, M.-C. Autant-Mathieu constate qu’« entre 1913 et 2020, quatre générations d’artistes de théâtre ont fait voler en éclats la notion de fidélité à l’auteur » (p. 631). Dostoïevski, comme interlocuteur privilégié des lecteurs russes et soviétiques, est ainsi devenu le témoin voire le contemporain de chacun des grands moments de leur histoire, particulièrement mouvementée, du siècle dernier : étudier ses visages successifs, c’est aussi retrouver en creux tous les débats qui ont agité le pays du socialisme réel.
Lectures mondiales
4L’œuvre de Dostoïevski ne se restreint toutefois pas à sa réception russophone, et le volume « Lectures de Dostoïevski » inscrit l’héritage de l’écrivain russe dans sa dimension mondiale, comme en témoigne l’étude de Nicolas Aude, qui retrace à partir de la notion de « légende biographique » développée par Boris Tomachevski ([1923]) la postérité de quelques biographèmes du romancier souvent mythifiés. Les textes du large corpus qu’il retient, allant de la Russie à l’Uruguay, en passant par la France, les États-Unis ou l’Afrique du Sud, se répartissent en deux catégories : les « romans de la mémoire littéraire » (p. 432) tissent ensemble vie du romancier, souvenirs de lecture et récit de leur propre fabrique, tandis que des « biographies contrefactuelles » (p. 435) déplacent les lignes de partage entre réel et fiction, dont l’illustration la plus radicale reste le Dostoïevski du roman t de Victor Pelevine, devenu personnage d’un jeu-vidéo post-apocalyptique. V. Feuillebois décèle l’apparition de ce « Dostoïevski transnational » (p. 536) avec la publication aux États-Unis de l’essai de George Steiner Tolstoï ou Dostoïevski (1959). Ce « livre de combat » (p. 546), en plein débat entre old et new criticism, arrache l’écrivain au canon russe tout en s’opposant aux tenants américains du close reading, pour souligner que chaque lecture de Dostoïevski s’incarne toujours dans un environnement situé, ouvrant à une multiplicité de réceptions : la perspective de Steiner, qui « anticipe la notion de “littérature-monde” » (p. 546) pour Victoire Feuillebois, « interroge la portée du canon mondial pour un lecteur singulier et encourage son appropriation personnelle » (id.).
5Le numéro de La Revue des études slaves présente d’ailleurs quelques appropriations françaises de l’écrivain russe. La figure de Kirillov, ce personnage des Démons qui érige son suicide en illustration de ses principes métaphysiques, devient le visage du débat spéculatif entre Alexandre Kojève et Albert Camus, dans l’article de D. Tokarev. K. Haddad s’attache pour sa part à débusquer l’hypotexte dostoïevskien dans l’œuvre de Claude Simon : elle retrouve dans son texte de jeunesse Le Sacre du printemps (1954) une réécriture de L’Adolescent, entre hommage et prise de distance avec son modèle, geste qui n’est pas sans portée métalittéraire dans la construction de l’écrivain français, encore à ses débuts. Sergueï Fokine développe enfin une dernière lecture française : le récent Dostoïevski (2020) de Julia Kristeva, publié dans la collection « Les auteurs de ma vie » des éditions Buchet-Chastel, qui propose « un regard personnel sur l’œuvre de Dostoïevski à la lumière de sa propre expérience littéraire [вольное видение творчества Достоевского в свете собственного литературного опыта] » (p. 457). L’universitaire russe déplore sa méthode de psychanalyse littéraire trop imprécise qui entraîne des erreurs d’interprétations, autant que sa méconnaissance des textes. Toutefois, à l’ombre de sa critique de la psychanalyste française, S. Fokine déploie l’approche bataillienne qui sous-tend l’ouvrage de Kristeva : à partir des concepts d’« expérience intérieur », d’« érotisme » et de « dépense » tels que pensés par Georges Bataille et sollicités par Julia Kristeva, il précise sa propre approche stimulante de Dostoïevski. À l’issue de ce parcours, force est de constater combien la réception de l’écrivain russe diffère selon les époques et les lieux, médiatisée par des lectures qui y projettent avant tout les enjeux qui leur sont contemporains.
Lectures à venir
6Consacrées principalement à une étude de réception, les « Lectures de Dostoïevski » proposées par la Revue des études slaves n’en dessinent pas moins de nouvelles pistes, et ouvrent même quelques chantiers possibles de recherche, à l’image de l’étude de la genèse des romans de l’écrivain à partir de ses premiers brouillons, envisagés comme matérialisation de son monde intérieur. C’est en tout cas le travail que suggère l’article de P. Torop : il aborde les feuillets manuscrits de Dostoïevski, constitués d’esquisses et de séries de noms propres calligraphiés, comme des éléments qui structurent la pensée du romancier, et qui jalonnent la construction de ses textes, par séries d’analogies. Le critique, qui considère ce discours intérieur imagé et associatif comme espace d’une véritable mythopoïèse, y voit un point de départ pour « l’élaboration des principes d'une analyse générale de la pensée créative de Dostoïevski [к выработке принципов комплексного анализа творческого мышления Достоевского] » (p. 565), méthode qu’il illustre en développant par exemple la genèse du personnage de Svidrigaïlov dans Crime et Châtiment ou de la trame de L’Idiot.
7Les études consacrées aux Démons témoignent pour leur part de la vitalité des études dostoïevskiennes aujourd’hui : si L. Decourt propose un état des lieux extrêmement riche des lectures des Démons de ces trente dernières années, S. Kubal’nik s’attache quant à lui à explorer une nouvelle perspective. Le roman est généralement lu à la lumière de l’assassinat de l’étudiant Ivanov en 1869 par le groupuscule de Netchaïev, et en regard de l’expérience politique de Dostoïevski dans les années 1840, au sein du cercle de Petrachevski. Le critique russe retrouve quant à lui, derrière la trame des Démons, la mise en récit d’un fait divers qui a marqué la déportation des « compagnons d’infortune de Dostoïevski [товарищей Достоевского по несчастью] » (p. 581) : le roman transposerait l’affaire dite du « complot d’Irkoutsk » impliquant Petrachevski et Spechnev, sous les traits de Verkhovenski et Stavroguine, ainsi que le gouverneur de Sibérie orientale Nikolaï Mouraviev, devenu comte von Lembke. Avec la mise au jour de cette « troisième source [третий источник] » (id.), ce ne sont rien moins que deux faits divers et deux générations à première vue irréconciliables, qui se télescopent dans un récit sans doute bien davantage nourri de souvenirs personnels qu’on a pu le dire. Voilà qui ne manquera pas de susciter de nouvelles lectures.
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8Je terminerai par quelques remarques qui iront dans ce même sens : les approches recueillies dans ce numéro pourraient pour beaucoup être étendues ou généralisées. À titre d’exemple et à la suite de Victoire Feuillebois, on pourrait envisager une étude plus systématique des réceptions de Dostoïevski hors Russie au miroir des histoires littéraires nationales. Que ce soit en s’appuyant sur la méthode développée par Alexander Dmitriev dans son analyse du Dostoïevski soviétique ou sur l’étude de Marie-Christine Autant-Mathieu consacrée aux adaptations scéniques de son œuvre, une telle perspective ferait de l’écrivain russe le contemporain d’une pluralité de temps et de lieux. On pourra simplement regretter l’absence de réflexions consacrées aux questions de traduction, sujet aussi épineux que stimulant et véritable indicateur pour aborder sa réception, comme l’illustrent en France, les vifs débats ouverts au début des années 1990 par l’entreprise titanesque de retraduction d’André Markowicz. Outre cette légère réserve, ce volume pose enfin la question de son accessibilité : si l’intégration d’articles écrits en russe se révèle naturellement d’une immense richesse pour appréhender les multiples figures de Dostoïevski, elle en rend l’accès singulièrement plus ardu, alors que l’écrivain touche un public qui dépasse de beaucoup les seuls slavisants — ce dont témoigne d’ailleurs la diversité des lectures abordées à travers le volume. Toujours est-il que cette ample livraison de la Revue des études slaves constitue un bel hommage à l’auteur des Démons, et contribue à la richesse actuelle des études dostoïevskiennes, tant son parti pris d’aborder « Dostoïevski mais seulement par entremise(s) [Достоевский, но только через посредника]4 » (p. 462) se révèle stimulant.