Acta fabula
ISSN 2115-8037

2023
Octobre 2023 (volume 24, numéro 9)
titre article
Lina Ribeiro

Comme si (de) rien n’était…

As if nothing had happened…
Guillaume Gesvret, Un léger désordre, Paris : Éditions Corti, coll. « Penser-Situer », 2023, 145 p., EAN 9782714312914.

« Faire l’histoire d’une lecture, c’est faire l’archéologie d’un désir qui se dégage, de lui-même » (G. Gesvret, Un léger désordre, p. 15)

1Docteur en Histoire et sémiologie du texte et de l’image, Guillaume Gesvret a publié, dans le prolongement de sa thèse, un premier livre en 2019, intitulé Beckett en échos. Rapprochements arts et littérature. Aujourd’hui professeur de Lettres dans un lycée de Seine-Saint-Denis, il fait paraître un nouveau livre au titre inattendu et dont la structure s’apparente à un essai : Un léger désordre. L’ouvrage donne à lire, à voir et à entendre, par bribes, des situations de classe, sorte de florilège de souvenirs d’enseignant, qui tente envers et contre tout (et tous) de faire entrer ses élèves dans sa passion artistico-littéraire. Quoique les références littéraires soient majoritaires dans cet essai, où la lecture occupe une place prédominante, en raison de cette quête clairement exprimée de ne pas « tuer la lecture » (p. 31), celles se rapportant à l’art et au cinéma n’en sont pas moins nombreuses1.

Le parcours « embourbé » d’un professeur de lettres de banlieue

Un professeur de Lettres en banlieue parisienne

2Quelques années avant G. Gesvret, Jean-François Mondot relatait lui aussi, dans son livre Journal d’un prof de banlieue, paru en 2000, le quotidien d’un professeur de collège de Seine-Saint-Denis. La classe y est vue comme une salle de théâtre où l’enseignant exprime, à l’instar de G. Gesvret, les difficultés rencontrées. On y retrouve également le même constat, à savoir que le parcours d’un enseignant quand il entre dans le métier n’a rien, tout compte fait, d’extraordinaire. Finalement, dans les deux livres les rôles entre maître et élèves sont, en quelque sorte, inversés, un peu comme dans la pièce L’île aux esclaves (1725) de Marivaux (p. 47), où l’esclave prend le dessus sur le maître. Ici, celui qui cherche à former, à enseigner et à surprendre est lui-même enseigné et surtout surpris face aux réponses (ou absence de réponse) de ses élèves. Ce qui incite à se demander qui est l’enseignant et de manière plus générale, qu’est-ce qu’un enseignant pour les élèves d’aujourd’hui ? Et pas seulement en termes de rôle pédagogique, ou encore de hiérarchie, mais également eu égard à l’identité professionnelle et surtout en matière de médiateur cognitif. Le professeur a-t-il encore une valeur pédagogique, didactique et éducative auprès des jeunes ? Ou bien n’est-il plus qu’un être, somme toute ordinaire, qui essaie autant que faire se peut de donner le goût de certaines choses à ses élèves, lesquelles leur restent, par manque d’intérêt et faute de sens, hélas, souvent étrangères. Est-il encore quelqu’un d’indispensable ou n’est-il plus qu’une personne parmi d’autres ? Et peut-être même, par le jeu de l’inculture, plus « Personne », comme Ulysse pour le Cyclope ? Mais faut-il seulement être quelqu’un pour réussir et surtout pour se faire entendre au sein d’un auditoire parfois peu réceptif, se demande l’auteur : « il y a ceux qui réussissent et il y a ceux qui sont rien ni personne, et qui réussissent » (p. 112) ?

Un professeur dans un « bourbier »

3L’image du « bourbier » (p. 15), choisie par l’auteur pour décrire sa posture et les conditions dans lesquelles il enseigne, si elle est inattendue et surtout originale, n’en reste pas moins essentielle, pour cet enseignant, qui l’utilise abondamment pour décrire ses difficultés en présence des élèves. Avec sept occurrences dès la première partie (à moins que ce ne soit la deuxième2?), G. Gesvret donne à voir, avec une intensité forte, le gouffre dans lequel il s’engouffre, malgré lui et contre lequel il ne peut « rien » (p. 109). C’est ce même « rien » qui reste, en fin de compte, auprès d’un public dont les places sont « prépayées » et pour qui l’absence de salaire est démotivant (p. 29). En outre, ce n’est pas un « rien » (p. 106), dénué de sens, équivalent à un vide, mais un « rien » linguistiquement signifiant et chargé de sens comme dans les écrits sarrautiens3.

4L’image du bourbier ouvre le chapitre intitulé « Acte de parole = acte de lecture », dans un rapport d’équivalence entre la parole et la lecture qui laisse penser que le « dialogue pédagogique » (La Garanderie, 1992) remplace les moments de lecture, que l’enseignant, malgré le triste constat que cette activité est désormais mutilée et dévalorisée (p. 29), tente d’instaurer.

5G. Gesvret nous décrit alors la situation dans laquelle il se trouve, comme « pris » au « piège », dans un « filet » (p. 15 ; p. 27). Loin de s’en plaindre et de se présenter comme une victime impuissante et découragée, le narrateur s’y conforme et tente de faire de l’espace de classe son allié : « Plongé4 dans un bourbier, j’y trouve une technique de nage singulière qui modifie le bourbier lui-même ». Non seulement il ne coule pas (il « nage5 » dans ces eaux troubles), mais en plus il s’approprie la situation pour ne pas être dépassé par celle-ci (« il faut apprendre à ne pas trop s’embourber », p. 15). Conseil ou leçon que l’auteur transmet à de futurs collègues et qui justifie, par la même occasion, son parcours avec une prise de recul sur son propre vécu. Mais la construction négative de cette proposition infinitive nous dit aussi qu’un taux « d’embourbement » nul est quasi impossible.

6L’enlisement, que tente donc de décrire l’image du bourbier, traduit un certain dépassement de celui qui est confronté à une telle situation. L’enseignant se retrouve face à une oppression, comparable à celle qu’exprime le personnage H.1 dans une pièce de théâtre de Nathalie Sarraute (1967), que les autres personnages somment de parler6.

7Telle est la situation de l’enseignant qui, en classe, se retrouve sur une scène de théâtre (p. 13), en tant que « spectateur » et « personnage » (p. 26). Les deux lieux sont d’ailleurs mis en corrélation dans un des sous-titres : « Deux milieux : le théâtre, l’école » (p. 13). Plus loin, le libellé de la consigne donnée par l’enseignant à ses élèves (p. 27) ouvre, lui aussi, sur cet espace dramaturgique improvisé (« un nouveau milieu », p. 26), avec la découverte d’un « nouveau langage » (p. 26), à l’exemple de ce que recherchaient les défenseurs du Nouveau Roman7 (Robbe-Grillet, Sarraute, etc.).

8N’est-ce pas cette même nouveauté spatio-langagière que l’on retrouve ici ? En rappelant que la langue, qui est inextricablement liée à l’identité (Gauthier, 2011) et « l’un des fondements identitaires les plus importants » (Benbelaid, 2020), est « à la fois notre langue et celle de l’Autre » (p. 84), avec un grand « A » au sens d’altérité. Cette altérité que découvre un enseignant face à ses élèves, d’une part, et ces derniers, d’autre part, face à leur enseignant parfois, et aux textes très souvent.

Un enseignant passionné face à un public désintéressé

9« La réponse s’est perdue dans les rires fatigués du matin (on commence toujours trop tôt) » (p. 110) ? Y-a-t-il un temps d’écoute satisfaisant ? Le matin dès la première heure, en espérant que beaucoup ne seront pas encore endormis ? Le midi avant déjeuner ou après ? Ou plutôt à la fin de la journée ?

10De multiples questions qui se posent, se superposent et transcendent le fil d’un cours et interrogent l’authenticité ou la véracité de ce qui a été dit et entendu : « est-ce que ça a vraiment eu lieu ? » (p. 110) cette question « anonyme », précise l’auteur, et que tout élève aurait pu poser ; ou encore cette autre question, apparaissant juste après et qui s’y apparente : « qu’est-ce qui a eu lieu ? Ta crédulité. Ou disons : ta capacité à croire ? » (p. 110). Et avec ce recul ou cette prise de conscience qui s’imposerait alors, rappelant par la même occasion la nuance sémantique qu’il existe entre le fait de croire et d’adhérer à des dogmes naturellement et le fait d’espérer et d’attendre des réalités inespérées sans désespérer. Voilà à quoi peut se résumer parfois le métier d’enseignant. Et malgré tout, il importe de continuer à croire en son métier, en ses élèves et surtout en soi.

11Face à ce désintéressement qui peut provenir d’une simple incompréhension « ça fait bizarre », dira Zora (p. 26), l’enseignant – malgré sa passion de la littérature et des textes, comme en témoignent les nombreux titres et auteurs cités tout le long du livre – se trouve face à une impasse, d’où la métaphore du « bourbier » qu’il a adopté pour décrire sa situation de classe personnelle. Il y a comme un effet de miroir ou tout au moins de parallélisme entre les obstacles que rencontrent tout enseignant au début (« on commence », p. 19), et ceux auxquels doivent faire face les élèves eux-mêmes et qu’ils doivent affronter, eux qui n’arrêtent pas de buter sur ce qu’ils prennent conscience d’ignorer à cause de moi », p. 20‑21).

12Au lieu d’être celui qui les conduit à un savoir, l’enseignant — qui semble d’ailleurs bien connaître ses élèves et leurs procédés cognitifs — se sent coupable et est pris en faute quand il met à jour leurs méconnaissances.

Entre passion & frustration

Un positionnement bancal

13L’expérience que décrit G. Gesvret, le quotidien d’un professeur de Lettres novice dans le métier, et les échecs qu’il souligne parfois avec un grand dépit et non sans un désarroi avéré, ont peut-être été les siens (« je débarquais avec mon expérience du regard et la conception qui va avec », p. 38), mais ils sont également ceux de tout nouvel enseignant, dans n’importe quelle discipline (p. 28). Assurément, ce que vit le narrateur n’est pas si « incomparable[s] » et ne fait pas figure « d’exception » (p. 28‑29). L’instabilité de la position de celui qui est face à un public imprévisible se situe au croisement entre le savoir ou savoir-faire et le savoir-être (p. 23). Et savoir, par exemple, en quoi consistent les principes fondamentaux et fédérateurs de la pédagogie (p. 131) ne suffit pas à leur pleine réalisation, puisque celle-ci se résume finalement à une « recherche tâtonnante des conditions d’une prise de parole ». Là serait en somme l’art de savoir enseigner. Art qui ne s’apprend ni ne s’acquiert une fois pour toutes comme une assurance tous risques à laquelle on souscrirait mais qui nécessite un réengagement plus ou moins tacite de tout l’être. Fort de cette découverte, l’enseignant rapproche cette tentative de prise de parole, attendue de tout enseignant, afin d’asseoir sa posture et d’être en mesure de transmettre son enseignement, de deux domaines différents, mais néanmoins complémentaires : la religion avec « la prière » et le sport (« une gymnastique », p. 23). Domaines qui nécessitent, outre de l’entraînement, de la rigueur et de la régularité, valeurs que l’on doit retrouver dans tout enseignement. Toutefois, faute d’un auditoire (réellement) attentif et, de surcroît, réceptif, cette posture exemplaire et endurante se résume à un « athlétisme du retrait » (p. 23).

14Et surtout le triste constat final, eu égard à la lecture, vue comme une activité vaine et dénuée de sens, et que l’auteur formule dans un présent gnomique : « L’école ne sait plus quoi [en] faire. » (p. 53)

Un léger désordre : un titre euphémique ?

15Est-ce la peur du « qu’en dira-t-on ? » et, plus globalement du jugement d’autrui (pairs ou autres) qui a motivé le choix d’un titre qui semble vouloir atténuer la réalité vécue ? L’auteur décrit, de fait, le climat de la classe comme « trop turbulent » (p. 29) et où « le rire (explosif) l’emporte » (p. 102). Rappelons aussi qu’il enseigne au sein de quartiers qualifiés par l’auteur, et pas seulement, de « quartiers sensibles ». Il est rare aussi que des villes du 93 soient mises à l’honneur, comme ose le faire G. Gesvret en citant les villes de Stains et de Saint-Denis, deux villes pour lesquelles la réputation n’est plus à refaire.

16Les quartiers dans lesquels l’auteur enseignent sont prétendus, et reconnus, comme « sensibles », au sens où ils sont peuplés d’élèves pouvant avoir un comportement violent, terme qui semble assez tabou pour lui préférer un euphémisme. Mais G. Gesvret, en littéraire passionné, rapproche l’adjectif de cette exigence institutionnelle propre à la discipline : « sensibiliser » à la littérature. Cette « contradiction », pointée par l’auteur, dit toute la difficulté ressentie et pourtant bien réelle de tout enseignant qui est parachuté dans un tel milieu.

17Peut-être aussi pour se protéger, et se préserver de cette (possible) violence, les établissements sont équipés de « grilles » ou de « grillages8 » plus exactement, ce qui non seulement ne passe pas inaperçu chez les élèves, mais en plus de cela mobilise toute leur attention et donne une nouvelle orientation aux cours et à l’œuvre de l’enseignant9.

18C’est pourquoi l’auteur, usant (probablement) d’une métaphore filée, choisit d’intituler son œuvre « Un léger désordre » ; mais, là encore, la contradiction sous une forme oxymorique souligne, qu’en réalité, il n’y a pas de degré au désordre, et que tout désordre est une désorganisation et renvoie, par conséquent, à une gestion de classe sinon chaotique, pour le moins compliquée.

Dénoncer ou accepter ?

19Face à cela que reste-t-il à l’enseignant qui aime son métier, passionnément, et qui se trouve face à des élèves « particulièrement insolent[e]s » (p. 84) ? Une fois de plus, ce n’est pas l’attitude insolente qui semble être déplorée, mais bien plus le degré (ou l’intensité) de l’attitude qui peut conduire l’enseignant jusqu’à un certain découragement. Cependant, l’enseignant sait que, par-delà les apparences, il faut persévérer :

« On insiste. Leur lecture est bien en deçà et très au-delà de toute œuvre, de toute pratique et de toute discipline, de toute convention générique et de toute limitation à un support fixe » (p. 103).

20On nous parle aujourd’hui de génération « portable » car la possession massive et l’utilisation intensive de ce dernier engage un « processus de construction identitaire » (Amri, 2010), alors que l’on constate que de plus en plus de jeunes d’aujourd’hui rencontrent des difficultés à rester concentrés longtemps (Rasse, 2021). La lecture sur un support fixe, tel que le livre ou un texte, nécessite donc un effort auquel beaucoup d’élèves ne donnent pas de sens par ailleurs. Il faut que ça aille vite (« lire peu et vite », p. 91), aussi vite qu’une réponse (ou plus exactement une multitude de réponses) que l’on demande sur un moteur de recherche internet. Et donc le goût de l’effort, et plus encore la volonté de chercher, est en voie de disparition.

21Peut-on, dès lors, dans un tel contexte, parler de « performativité » (p. 106) ? Si, et seulement si, on adhère à l’idée que « lire c’est opérer ce renversement incessant du passif à l’actif » (p. 106). C’est en somme, dire que la lecture se résume à des « vagues de signes sans rapport jusque-là », en rappelant que la métaphore nautique deleuzienne (avec la nage associée à la lecture) va dans ce sens, et que celle-ci (la lecture) doit s’ouvrir à l’espace de la classe et non l’inverse. Cela revient aussi à vouloir faire tout dire à un texte, à contre-courant de certains éminents théoriciens (voir Eco10, 1979, 1992).

22Lire, comprendre et interpréter nécessite donc une certaine docilité de la part du lecteur. Faute de quoi, il n’y a plus d’adresse, ni d’intention de lecture et donc plus de maître » (Gohier et al, 2001)11 et, par suite, « plus d’ignorant ».

23Enfin, où serait et quelle serait, dès lors, la vérité d’un texte et le danger exprimé par l’auteur sous la forme d’une « hypothèse pessimiste », en envisageant « l’auto-annulation du sens et de sa valeur », laissant ainsi le champ ouvert à la possibilité de tous les impossibles. Ce danger que Picard (1986) récusait déjà au nom d’un « décodage rationalisant plus ou moins compliqué » est bien réel avec certaines applications12.

Du bourbier ankylosant à la fenêtre ouverte sur le monde

Quand la grille prend une valeur métaphorique

24« Dire on est entouré de grillages », « des grilles et des sas qui enferment et qui laissent entrevoir » (p. 90). Entrevoir… l’auteur invite à s’arrêter sur ce mot souligné pour amener ses élèves à regarder plus loin, à apercevoir une autre réalité, autre et moins moche, que celle qu’ils voient avec leurs yeux. Il le fait avec la volonté de les conduire ou de leur apprendre à se laisser conduire par ceux qui invitent à voir « la beauté du monde malgré tout13 ». La littérature a cette capacité de surprendre et même, en jouant avec la morphologie, de « prendre » au sens de saisir, de manière parfois inattendue, et ainsi d’atteindre ou de « trouver la zone qui s’ouvre contre toute attente » (p. 94). C’est là, dans cette faille, qu’il est possible d’entrevoir « deux mondes, deux cultures, deux âges » (id.), mais aussi « deux replis » (id.). C’est là que tout se joue en termes de relation pédagogique, didactique, dialogique et surtout littéraire. En se demandant si le texte littéraire, lu, entendu, analysé, compris et retenu doit, impérativement, trouver une résonance avec le « lieu » (id.) où ce texte est réactualisé. Ou si, au contraire, il doit se « dérober aux limites socio-géographiques » (id.), pour justement « entrevoir » un ailleurs.

25La littérature offre cette possibilité de dépaysement, de décentrement, face à un « autre monde », qui s’ouvre et se « découvre » à lui, avec le sentiment qu’il n’est pas « à sa place », ni « dans son milieu ».

De la réalité de la classe à un univers autre, grâce & par la littérature

26Cette réalité autre, voire tout-autre, ou pire encore irréelle, car imaginée, peut avoir deux origines : l’une surnaturelle, avec toutes les applications dont dispose l’être humain aujourd’hui et qui tendent à le remplacer voire le dépasser en termes de compétences psycho-cognitives ; l’autre humaine et personnelle, quand la personne concernée — ici l’élève mais ça peut être aussi l’enseignant — se contente de ce qu’il sait ou croit savoir et se détourne de l’effort en refusant d’affronter la difficulté pour apprendre, acquérir des automatismes et développer des compétences (p. 106‑108). Alors qu’en réalité tout est dans cette capacité à se demander si telle chose s’est « vraiment » (réellement) produite. La question : « Est-ce que ça a vraiment eu lieu ? », répétée en boucle et à trois reprises dans le livre, à la manière d’un refrain, ou encore d’une litanie, laisse de la place et de l’espace à la réflexion et, ensuite, à l’écriture. Cette question qui invite à interroger le passé et son influence (possible) sur un présent d’énonciation, sous la forme : « quel écho au présent ? » (p. 110), ravive et réactualise des faits d’une autre époque en tentant de procéder à une éventuelle identification : « il sera question d’être soi-même » (p. 113), précise l’enseignant à ses élèves pour leur clarifier la consigne.

Quand la photographie, le cinéma & l’art, en général, transcendent la littérature…

27Peut-on lier « l’art » et la « vie » dans un « phagocytage » consenti, recherché même, par ces deux entités (p. 95) ? Tout comme les références littéraires, les allusions au septième art sont, elles aussi, fréquentes et finement choisies. Elles semblent être le prolongement évident des situations relatées, comme lorsque l’auteur cite l’art photographique de Gina Pane (1939-1990) et son œuvre « Enfoncement d’un rayon de soleil », parce qu’il évoquait, avec ses élèves, l’image d’un « rayon de soleil », en vue de « l’enterrer dans un champ labouré » (p. 95). G. Gesvret précise que ces photographies illustrent des « performances » des années 60-70 (p. 95) et ne sont pas sans faire penser au tableau « L’Angélus » (1857-1859) de Millet, toutefois, et malheureusement, ce diachronisme peut rendre l’accroche difficile pour des adolescents nés dans les « années 2000 » (p. 35). Il est donc bel et bien question de « deux mondes » et de « deux âges » (comme mentionné supra) au sens propre. C’est là que s’exprime une partie de la mission et du rôle de l’enseignant : il est celui qui ouvre sur un ailleurs qui n’est (déjà) plus ou pas encore. Il est, en somme, un passeur de rêves. Certes, il est important d’interpeller les élèves, avec des éléments connus et proches de leur univers, pour qu’ils puissent d’eux-mêmes (idéalement) mettre en place ce dialogue avec un texte et avec toute œuvre. Mais, de leur plein gré, tous n’auront pas spontanément ni cette curiosité, ni cette compétence.

28Ce qui est singulier, dans ce livre, c’est que celui qui cherche à plaire (« en espérant voir naître un détail poétique ou romanesque… une épiphanie », p. 37) et à faire naître chez ses élèves une sensibilité littéraire, va lui-même être surpris et aller « d’épiphanie en épiphanie » (p. 28).

De multiples épiphanies & un espoir renouvelé

Un enseignant croyant dont la foi permet de soutenir l’insoutenable ?

29« Annonciation », « Épiphanie, « Moïse », « Résurrection », ou encore « Assomption » (p. 51) : autant de références religieuses qui parcourent le livre. Si celles-ci appuient et illustrent les propos de l’auteur en attestant éventuellement de sa foi, demandons-nous quelle répercussion cette dernière, aussi enracinée soit-elle, peut avoir dans l’exercice de son métier et surtout auprès de ses élèves, d’autant plus si celui-ci enseigne dans un collège de Stains14, autrement dit dans la banlieue parisienne et pluriculturelle ?

30Il reste que le doute quant à l’adhésion ou non du narrateur à une religion subsiste, puisque les philosophes et notamment Deleuze, mais aussi Nietzsche sont cités et très présents. Rappelons par ailleurs que ce dernier était aussi poète et écrivain et qu’il est possible de concilier plusieurs arts et compétences, comme G. Gesvret fait ici figure d’exemplarité, avec un style fluide et singulier.

31Les questions qui se posent ici étant celles du, ou des, destinataire(s) possible(s) de ce livre : quel lecteur vise G. Gesvret ? Quel message cherche-t-il à délivrer ? En nous demandant avec lui : « qu’est-ce qu’une adresse ? » et « qu’est-ce qu’être adressé ? » (p. 17) Questions auxquelles l’auteur tente de répondre avant la fin de son livre à travers ces mots : « une voix invente une adresse en parlant après beaucoup de silence » (p. 53, p. 145), qui en laissent entendre plus qu’ils ne disent vraiment et qui montrent surtout que l’auteur a pris du recul sur sa pratique, et a appris la docilité dans la gestion de la prise de parole.

32Rappelons enfin qu’à côté de ces termes religieusement orientés, on trouve parfois des mots relevant du langage familier, tels que « déconnant » (p. 46) ou encore « emmerde » (p. 50) qui montrent que l’enseignant, qu’il soit croyant ou non, doit rester ouvert et tenter de se familiariser avec le langage de ses élèves, que leurs paroles soient très (ou trop) audibles (« éclat de voix », p. 102), semblables à des « murmures » (p. 27) ou presque inaudibles15.

Ne pas céder au découragement malgré les doutes

33« Hypothèse d’un microcarnaval tacite, très éphémère où retrouver de la voix…et une sorte d’enthousiasme » (p. 27). Comme cette joie approximative, c’est l’ensemble de ce qui est décrit qui se situe dans l’à peu près.

34À côté des bruits et autres sons, perçus par l’enseignant et pouvant aller jusqu’à « l’hyperacousie » (p. 27), car ce dernier a développé une acuité auditive, telle qu’il est en mesure de saisir « au vol » jusqu’aux murmures de ses élèves qui sourdent dans l’espace de sa salle de classe. On sent, à la lecture de certains passages, comme un malaise sous-jacent, qui invite à lire entre les lignes et à déchiffrer les expressions codées et gorgées de sous-entendus. Celles-ci nous font comprendre que deux modes de pensées (enseignant versus élèves) peuvent être en contradiction et sources de tensions bien réelles (« Elle y tient, elle s’y tient », p. 26). Ces désaccords témoignent, de plus, de la résistance de certains élèves, dont le caractère s’affirme alors. Mais n’est-ce pas justement de semblables personnages (au sens originel du terme), manifestant leur résistance et leur rébellion, que sont nées des figures illustres (Napoléon, Jeanne d’Arc, Simone Veil…) ?

35Parmi tous les doutes, ou autres constats d’échecs qu’un enseignant peut avoir à vivre, le hors-sujet est l’un des plus douloureux, notamment pour cet enseignant passionné, à tel point qu’il y consacre deux chapitres, ou plus exactement deux séquences16.

Dépasser les heurts en tirant profit des heures

36Le même auteur qui exprime son « plein désarroi » et son sentiment « de guerre lasse », est aussi celui qui nous parle du sauveur pour son peuple hébreu et messager pour son Dieu qu’a été Moïse (p. 17) pour les croyants.

37Il semble vouloir nous dire ici qu’enseigner est une mission et même une vocation (voir le terme « Annonciation », p. 17) qui conduit l’auteur à se demander, à la suite et à l’instar du prophète Moïse, pris en exemple : « pourquoi moi ? »

38Rester autocentré voire égocentré, ou tout au contraire se décentrer totalement pour être dans ce détachement et ce don de soi qui se résume à une « absence à soi-même » (p. 19). Suffit-il de lutter contre ses démons intérieurs que sont les « fantasmes, les idéalisations, les identifications… » (p. 19) pour être pleinement présent aux élèves ?

39Et si, comme le suggère G. Gesvret, lire consistait à « trahir la trame du lieu où l’on est tombé » ? Peut-on lire et surtout donner le goût de lire quand ceux qui sont contraints de le faire, sont condamnés à travailler, étudier et lire « entourés de grillages » (p. 91) ? Oui, si on envisage la lecture sous un autre angle, non pas comme une activité solitaire et ennuyeuse, mais comme une activité aquatique qui vise à « défaire l’œuvre au moment d’y frayer un parcours, avec ses pôles d’attraction, ses accélérations, ses ellipses et retours » (p. 117).

40De la même manière l’apprentissage n’est pas une fin en soi, mais une phase ou plus exactement un « mouvement préparatoire qui doit disparaître dans son résultat » (p. 132).

Conclusion

41En tant qu’enseignant de Lettres et lecteur passionné, Guillaume Gesvret cherche à intéresser ses élèves et à leur donner le goût de lire et de la littérature. Enseignant croyant et croyant en ses élèves, en dépit des situations vécues et des réticences rencontrées chez certains d’entre eux, il refuse les clichés et autres stéréotypes qui peuvent être associés aux élèves scolarisés dans les quartiers dits « sensibles », même si parfois certaines de leurs réponses peuvent déstabiliser. Il tente néanmoins, et autant que faire se peut, de les amener à la Grande Littérature. Sans faire de calembour, mais l’occasion s’y prête, l’enseignant Gesvret s’efforce, en dépit de sa déroute face à de tels élèves, de bâtir des routes et de leur ouvrir des voies futures en dépassant les limites ou « grillages » du cadre institutionnel.